samedi 15 janvier 2005

Less is Pop

(paru dans L'art même #26, 1er trimestre 2005)

Initiée par Petra Bungert, directrice du CCNOA (Centre d’art contemporain non-objectif, Bruxelles) et l’artiste Tilman, Minimal Pop a d’abord été présentée l’été dernier à la galerie F. Lynch (New York) avant de faire escale à la galerie Les Filles du Calvaire à Paris puis Bruxelles. Elle constitue l’un des volets de Peinture : 5 regards, cycle d’expositions accompagné d’une publication[1].

Le titre Minimal Pop se réfère explicitement aux deux courants artistiques majeurs américains des années 1960. Pour P. Bungert et Friederike Nymphius, auteur de l’essai, les artistes présentés sont les héritiers de ces tendances, dont leurs pratiques s’inspirent et auxquelles ils empruntent motifs et processus de production.
L’apparente opposition du Pop et du Minimal art — essentiellement basée sur des critères stylistiques superficiels figés a posteriori — occulte leurs nombreuses proximités, ainsi que l’évolution du terme « minimal » au cours des années 1960[2]. L’un et l’autre manifestent une volonté de réduction formelle en réaction contre l’expressionnisme abstrait ; une certaine idée de la « fin de la peinture » précipitée par le monochrome ou l’abandon des sujets « sérieux » au profit d’images puisées dans la culture de masse ; le recours à des matériaux et modes de réalisation empruntés à l’industrie et la production en série, traduisant un désir d’accentuation du caractère d’objet de l’œuvre.

Malgré cet héritage commun revendiqué, l’exposition présente un rassemblement hétérogène : s’y côtoient des artistes nés dans les années 1940 (O. Mosset, A. Uglow, J. Armleder) qui ont pu connaître l’abstraction hard-edge, le Pop, le Minimal art ou l’Op art ; une génération plus jeune née entre les années 1950 (G. Rockenschaub, B. Zoderer, R. Glaubit, D. Göttin, K. Jenkins, Tilman, J. van der Ploeg) et le milieu des années 1960 (D. Walsh, J. Dashper, R. Levi, G. Miller, J. Beech, J. Tremblay), pour qui ces tendances étaient déjà solidement établies ; et les benjamins de l’exposition (M. Mercier, E. Villard, T. Zahaykevich), nés au début des années 1970, pour qui elles constituent un pan d’histoire achevé. L’existence d’une communauté de préoccupations et d’intérêts, de pratiques et de formes est évidente ; toutefois sont estompés les écarts que ne manquent pas de provoquer ces décalages générationnels et historiques.

Le contraste est particulièrement saillant entre l’appétence des artistes pour la consommation de signes culturels (éléments typographiques, images publicitaires, logos, accessoires de décoration…) servant de matériau de départ, et leur détachement vis-à-vis du référent ou du système de provenance des signes : en résulte une égalisation qui trouve effectivement sa source dans le Pop art — par exemple dans les motifs multipliés de Warhol : photos de presse, emballages, billets de banque… Mais à l’esthétique mercantile et acide du Pop succède une quête de l’aura du quotidien, qui devient sous les yeux de l’artiste un champ non hiérarchisé où le principal critère de choix — hors le goût pour le kitsch — demeure la capacité d’un objet banal isolé à produire des effets identifiés comme « artistiques », c’est-à-dire à s’appréhender selon un mode ironique de reconnaissance culturelle.
Ainsi dans Circles, vidéo de R. Glaubit, gros plans et images floues confinant parfois à l’abstraction renvoient aux peintures mal définies d’Artschwager et à celles, inspirées des panneaux publicitaires, de Rosenquist. Les peintures sur peaux de tambour de J. Dashper recyclent, dans une proximité certaine avec les Furniture-sculptures d’Armleder, les motifs colorés des peintures de Noland et Johns, également rappelées par Three way split d’Uglow. Jenkins et Mosset jouent d’une mise en série de formes empruntées à l’abstraction hard-edge ou au shaped canvas, recherchant des agencements abstraits susceptibles de se muer en signal sans contenu. Les citations et appropriations ironiques du ready-made sont fréquentes, à travers l’emploi de matériaux non artistiques (B. Zoderer, D. Göttin, J. Armleder), ou de pièces conçues par l’artiste mais ressemblant à un objet existant (G. Miller, M. Mercier).

Moins exclusivement liées à l’influence directe du Pop et du minimalisme, les œuvres de Tilman font davantage sentir l’héritage constructiviste — en particulier De Stijl et le Néo-Plasticisme. Radicalement abstraites, visiblement marquées par les théories de J. Itten et J. Albers, elles témoignent d’un intérêt renouvelé pour les propriétés et effets de la lumière et de la couleur. Dans une pièce murale intitulée 01-05 s’observe une saisissante « poussée » d’une surface rouge rectangulaire qui, en dépit de la stricte géométrie de l’ensemble, paraît se gonfler en son centre. Une incertitude demeure quant aux limites physiques de l’œuvre dont les marges colorées, légèrement en retrait, se confondent parfois avec les ombres portées sur le mur. L’efficacité d’une telle pièce requiert une grande précision de « réglage » de la part de l’artiste, qui joue sur les différences de facture d’un plan à l’autre (peinture mate ou brillante, appliquée au rouleau ou au pinceau, verre coloré…). Une autre œuvre, posée au sol, est tout aussi ambiguë : à la fois peinture, sculpture construite, objet. Le souvenir des shaped canvas de Kelly y côtoie celui des objets monstrueusement agrandis par Oldenburg : cette peinture ressemble en effet à une pochette cartonnée grande ouverte — dans pareil contexte, une telle ressemblance ne saurait être fortuite.

T. Zahaykevich réalise de fragiles petites constructions de carton-plume et de papier, formant des reliefs d’aspect fragmentaire. Ces pseudo-maquettes d’espaces fictifs recourent à une mise en œuvre minutieuse de matériaux « minimum », qui ne cache pas la précarité de l’ensemble (visibilité des coupes et assemblages, surfaces vrillées de force au cours du montage…). Ces constructions ne visent pas l’impact accru que procurent des dimensions importantes associées à des coloris vifs (J. van der Ploeg, Wall painting n°127) ; leur discrétion et leur fragilité apparente parviennent pourtant à retenir le regard.
Le travail de J. Beech s’affranchit des limites entre les médiums : photographies de bennes à ordures dont la silhouette est oblitérée par un monochrome au ton vif, sculptures peintes et reliefs muraux faits de matériaux hétérogènes (contreplaqué, plexiglas, métal, sangles, roulettes…) souvent couverts de couches de couleurs grasses et brillantes. Beech a dénommé Obstacles certains de ces objets à la fois repoussants et attirants, et déclare s’intéresser particulièrement à la « qualité d’objet des choses », revendiquant l’influence de Judd — à laquelle se joignent celles de Schwitters et Arp, pour la part non négligeable que jouent dans son travail l’aléatoire, l’accidentel, qui œuvrent aussi dans les peintures d’E. Villard, progressivement devenues tridimensionnelles et s’affranchissant du mur sous la forme de sphères suspendues. Les gestes minimums de leur réalisation demeurent perceptibles : les sphères sont plongées dans des bains successifs de couleurs brillantes, afin que se forment traînées et gouttelettes figées à la surface, au gré du hasard et du temps de séchage.

Les œuvres les plus ouvertes et stimulantes de Minimal Pop sont ainsi celles qui reviennent « à des gestes simples, non à des images » pour « reprendre en main les choses en retrouvant la plasticité du médium »[3]. Un nombre plus important d’œuvres ainsi que la présence d’autres artistes auraient sans doute nourri le propos — il faut toutefois signaler que la sélection de P. Bungert n’est pas close, et que de nouveaux noms sont venus s’ajouter, dans l’exposition parisienne, à ceux déjà présents à New York.
L’héritage commun du Pop et du Minimal art, sujet vaste, complexe et ambitieux, nécessiterait sans doute de faire l’objet de développements plus conséquents dans une présentation plus étoffée et institutionnelle. Quoi qu’il en soit, l’exposition à la galerie Les Filles du Calvaire en propose un avant-goût qui, pour ne pas être exhaustif, n’en demeure pas moins ouvert.


[1] Peinture : 5 regards, paru en mars 2005, rassemble les points de vue des cinq commissaires d’exposition : P. Bungert, Vincent Pécoil (historien), Catherine Perret (philosophe), Olivier Mosset (artiste), Raphaël Rubinstein (rédacteur en chef d’Art in America).

[2] Richard Wolheim, en 1965, employait ce terme pour à propos des ready-made de Duchamp, des œuvres de Reinhardt, Rauschenberg ou Artschwager.
[3] Tristan Trémeau, « Ce que le Pop fait à l’abstraction », L’art même #12 (2001, p. 6-7).

Minimal Pop, Galerie Les filles du Calvaire. Paris, 5-23 février 2005. Bruxelles, 16 mars-14 mai 2005