vendredi 1 juillet 2005

Christian Bonnefoi. L'extravagance de la méthode

Cet article a initialement été publié dans la revue Art 21 (juillet-août 2005) à l'occasion de l'exposition de Christian Bonnefoi au Palais Synodal de Sens, et suite aux expositions au Centre d'art de Sérignan, au Musée des Beaux-Arts d'Orléans, ainsi qu'à la participation de l'artiste à l'exposition Comme le rêve le dessin (commissariat de Philippe-Alain Michaud) au Musée National d'Art Moderne, Paris.
Des reproductions d'œuvres de l'artiste ainsi que les informations concernant l'actualité de ses expositions sont accessibles sur son site: http://www.christian-bonnefoi.com/




Depuis le début de l’année, un ensemble d’expositions collectives et personnelles, qu’accompagne la parution d’un livre, permet de porter un regard — ni linéaire ni chronologique — sur la production du peintre Christian Bonnefoi depuis ses débuts en 1974 jusqu’à aujourd’hui, et de prendre la mesure de l’ample et ambitieux travail qu’il poursuit depuis lors.

D’emblée, on est frappé par la grande variété formelle des œuvres — tableaux, collages, collages muraux —, l’intensité et la cohérence d’un ensemble articulé en multiples séries, aux principes très tôt définis, mais habité d’un esprit d’ouverture, voire d’exubérance. La récurrence de matériaux a priori étrangers à la pratique picturale — papier de soie, colle et tarlatane — n’est pas d’ordre fétichiste ou symbolique : ils constituent les instruments d’une approche critique et théorique, attentive aux modalités d’apparition du visible et au dispositif qui le porte. 

Dans le contexte des années 1970 dominé par le courant minimaliste, Supports-Surfaces et BMPT, Bonnefoi émet l’hypothèse contradictoire que le tableau n’est pas épuisé, qu’il ne peut constituer un préalable à l’œuvre, ni être envisagé comme un champ délimité, une arène plane à l’intérieur de laquelle le peintre devra intervenir suivant des impulsions plus ou moins conscientes. Pour lui, le tableau demeure un lieu à construire, dans et par la pratique.
Afin de déjouer les multiples clôtures que sont la composition, la gestualité, l’intention, la projection psychologique, l’exposé tautologique, Bonnefoi met au point une méthode, une économie de travail. Il retarde au maximum le moment d’inscription d’un geste ou d’une forme sur la toile, les filtrant au travers d’un processus lent et complexe : « le peintre badigeonne de blanc, ou de gris, une feuille de plastique sur châssis. Il investit ensuite cette surface lisse et monochrome de griffonnages de fusain. Puis, recouvrant cette étendue d’une pièce de tarlatane transparente, il y trace au pinceau de larges gestes ou plages — pinceau enduit d’une colle qui traverse le tissu et le fixe au pigment, sur le plastique. Arrachant ensuite la toile transparente — comme on décolle une fresque pour l’exposer au musée ou la restaurer — l’artiste prélève d’un seul coup toutes les surfaces encollées — détachant le pigment de son support original et imprimant les atomes au revers de la tarlatane. Cependant les atomes la traversent à leur tour et les graffiti viennent émerger d’une profondeur fictive et se prendre aux mailles du tissu comme à leur dernier intersecteur (…) ; c’est un pochoir réalisé à l’envers. L’opération est réitérée plusieurs fois, avec rebadigeon éventuel (partiel ou total) de la feuille de plastique, jusqu’à la saturation du tissu par les atomes. »(1)
Pour autant, « le travail systématique ne vise pas au plaisir du systématique, au contraire. Tout ce qui pourrait aller dans le sens d’un système est immédiatement détruit. Toute règle établie est enfreinte séance tenante »(2). La méthode ne vise pas à produire une image d’elle-même, s’ouvrant à tout événement susceptible de fracturer ses propres fondements et certitudes. Aussi le tableau ne saurait se réduire à sa valeur indicielle ou symbolique.

« Je travaille ici pour que quelque chose se produise là »(3), déclare Bonnefoi, comme en écho à ce propos de Matisse concernant sa « méthode » de dessin : « … le chemin que fait mon crayon sur la feuille de papier a, en partie, quelque chose d’analogue au geste de l’homme qui chercherait, à tâtons, son chemin dans l’obscurité. Je veux dire que ma route n’a rien de prévu : je suis conduit, je ne conduis pas. »(4)
Au terme de ces multiples séances de travail, le peintre est en effet le premier spectateur de son œuvre : il ne peut, littéralement, l’avoir vue avant le moment où la toile peinte est tendue sur le châssis — lequel porte parfois, comme dans les Fioretti 5 (1987-96), Babel 9 (1994) et Eurêka 4 (1998), une première toile monochrome par-dessus laquelle la tarlatane peinte est tendue, accentuant davantage la stratification spatiale et temporelle dont le tableau est issu. « Il y a de nombreuses sous-couches derrière la surface du tableau — pour ainsi dire un fond obscur — mais aussi beaucoup de couches virtuelles projetées en avant de la surface du tableau — une vision, une visibilité »(5).
Est mise en jeu la division du geste — peinture, prélèvement, déplacement, collage— et de la surface : latéralement, par le jeu des découpes et des déplacements de fragments de tarlatane ; dans l’épaisseur, par les superpositions, oblitérations et transparences ainsi produites (Babel 4 (1982-83), Babel 5 « Sudej » (1985-86)). La surface du tableau — sa peau— est le lieu où vient se condenser, s’écraser un volume virtuel dans l’épaisseur infiniment mince de l’écran de tarlatane. Babel 1, 360° (1978-79) résulte du pivotement du plan pictural sur lui-même : le verso de la toile reçoit, comme le recto, les dépôts successifs issus des transferts de la peinture capturée par la colle sur la matrice de plastique. La remontée et le détachement du plan pictural résultent de la coexistence sur la même surface du recto et du verso : l’expérience du tableau est celle de la condensation de l’espace et du temps dans le lieu qu’il instaure.

La suite de collages muraux Ludo (2000) inaugure un mode opératoire différent de celui mis en place dès les premiers Babel et décliné depuis de façon plus ou moins complexe. Bonnefoi y abandonne la matrice de plastique sur laquelle il prélevait formes et couleurs transférées ensuite à la surface du tableau. Il peint dorénavant directement sur des feuilles de papier de soie qu’il colle ensuite les unes avec les autres pour former la peau du tableau. La division du geste et de la surface a lieu ailleurs : d’abord, parce que plusieurs feuilles de papier de soie peintes sont superposées au moment du prélèvement, par découpage, des différentes « pièces » qui formeront le tableau ou le collage. Ceci oblige le peintre, une nouvelle fois, à travailler au moins en partie « à l’aveugle » : lors du découpage, l’incision traverse et divise plusieurs couches de papier à la fois ; l’assemblage, dans un second temps, résulte de la réunion de fragments découpés d’un même geste mais appartenant à des feuilles différentes, donc provenant de profondeurs différentes de cette matrice feuilletée. Les fragments réunis sont juxtaposés et collés en leurs bords ; ne s’y observe aucun recouvrement ni oblitération comme c’était auparavant le cas, notamment dans Eurêka 3 (1982), Babel 4 (1982-83), les collages muraux HCI (2003). D’étroites zones de fracture tissent une résille plus ou moins visible, parfois soulignée de touches de couleur, créant une double tension dans le tableau : tension matérielle — la colle en séchant provoquant retrait et plissement des bords du papier ; tension temporelle — la suture réunit les fragments autant qu’elle est l’indice des divisions dont ils sont issus. L’aspect pelliculaire de la surface est trompeur : y cohabitent en réalité des temps et des espaces hétérogènes, ramenés, écrasés et suturés à la surface, qu’une tectonique complexe ajuste les uns aux autres. Ces surfaces sont les vestiges, la charpie d’une matrice désormais invisible, qui fut elle-même l’objet de divisions — feuilletage des multiples strates qui la composent, retombées des gestes qui l’arpentent.

Pourtant, dans les suites réalisées depuis 2000 (Ludo, Gaudeo, HCI, Concetto temporale, Beatus, Dos) la surface, tant mise en péril dans les œuvres précédentes — lacérée dans Eurêka 3 (1982), Babel 4 (1983), ouverte sur le châssis dans Fioretti 4, Babel 10 (1994)… — frappe par l’exubérance des arabesques qui la parcourent, l’éclat des coloris et la préciosité des textures. Zébrée, marbrée, plissée, fripée, la surface de ces œuvres n’est pas dénuée d’une certaine sophistication et volubilité décorative, tendant à brouiller la vision par leur scintillement qui ralentit singulièrement le décryptage de la fabrique.
Chaque feuille de papier, avant les phases de découpage et collage décrites plus haut, est badigeonnée de couleur ; l’humidité provoque gondolement et plissement du papier non tendu, que le séchage ne parvient pas à résorber complètement. Les couleurs déposées ensuite s’immiscent dans ces ondulations, forment des réserves dans les reliefs, freinent d’elles-mêmes leur expansion lorsque est atteinte la frontière d’une zone déjà peinte —curieuse capacité du matériau à organiser de lui-même les divisions du territoire qu’il occupe — il faut noter que ce procédé intègre le temps de séchage de la colle et du pigment, temps au cours duquel la présence du peintre n’est pas requise, qui n’est pas un simple temps mort dans la pratique, mais un temps opératoire de transformations des matériaux et des gestes. La surface se pare ainsi de volutes et d’irisations qui résultent moins de l’intention et du faire de l’artiste que des propriétés des matériaux et procédures engagés. Simultanément, ce décor perturbe, détruit même la perception de la surface en tant qu’entité; il la rend incertaine plus qu’il ne l’affirme, la dissimule davantage qu’il ne l’orne. La division de la surface a lieu précisément là où son unité semble garantie : depuis l’épaisseur, la structure même de ce qui semble être décor mais n’est apparu que comme reliquat de la pratique. Le décor suppose l’intégrité préalable de la surface qu’il orne : ici, il n’orne pas la surface, mais en constitue la structure en même temps qu’il en brouille et en divise l’unité, opère davantage comme un camouflage : s’il est vrai que rarement dans la peinture de Bonnefoi, la surface n’avait tant attiré l’attention sur ses caractéristiques locales et tactiles, elle disparaît, détruite par les excès de ses propres atours, révélant que l’enjeu de ces peintures est, une fois encore, à rechercher ailleurs que dans la maîtrise de procédés techniques qui viseraient la production d’images les illustrant.
Les zébrures mêlées aux plissements du papier, les jeux de formes et de contre-formes, de positif et négatif obtenus par intégration des chutes d’un tableau dans l’autre, produisent, en l’absence de véritable superposition, une sorte de tressage visuel. De ce hiatus entre volutes peintes et papier de soie, des accidents qui animent la surface et le corps des matériaux monte et se détache un plan virtuel, où sont perçus ensemble tous les éclats, toutes les strates, dans une condensation spatiale et temporelle dont il serait vain de chercher à faire l’archéologie. L’extrême mobilité des articulations d’une surface à l’autre, le balancement du visible qui échoit de ces constructions confirment combien « le voir n’est pas une entité, ni la propriété de l’artiste ou du spectateur, c’est une hypothèse. Le voir est ce qui s’élabore au même titre que la forme, il est l’objet de la production. Par conséquent la relation œuvre-spectateur doit être relativisée et destituée de son statut d’évidence et de priorité. (…) La stratégie du tableau est la picturalisation de ce qui lui est externe et qu’il doit nécessairement convertir dans sa matière et son lieu pour, tout simplement, y voir quelque chose. »(6)

Le tableau pour exister doit se soustraire à l’espace, produire son propre lieu d’apparition. Les collages muraux (Hyperion 1 (1977) et 3 (1978-79), Hommes illustres « Durruti » (1992), Ludo, HCI, Natures mortes et Dos) matérialisent une tension entre intégration du mode d’exposition et retranchement de l’œuvre dans son autonomie et sa spécificité : accrochés au pied du mur, suspendus au ras du plafond ou dans un angle, ils sont maintenus par des punaises parfaitement visibles, parfois soulignées de petites inscriptions circulaires ; des plis résultent des tensions entre ces points d’accroche, du séchage du pigment et de la colle qui « tirent » sur la mince pellicule de papier de soie ; une ombre légère ourle le bord découpé ondulant en avant du mur qui le porte… L’œuvre ne dissimule rien de son appareillage, mais constitue en même temps le lieu où ces données matérielles sont converties en expérience visuelle et tactile.
Cette idée de « tableau-machine » est génératrice des Hyperion 2, Machina et Ja Na Pa (1978), dans un héritage revendiqué des recherches de Lissitsky et Moholy-Nagy. Elle transparaît dans le diagramme élaboré par l’artiste en 1994 afin de rendre compte de la structure de son œuvre, et régulièrement complété depuis. La disposition générale n’est pas sans évoquer les Machines célibataires. Les 17 séries Babel en constituent la colonne vertébrale. De part et d’autre, organisé en deux sous-ensembles « collages » et « tableaux», un réseau proliférant de flèches indique les trajectoires de rapports d’influence, les points d’origine, de dispersion et de condensation d’enjeux et de problématiques apparus ici, faisant retour là, redéployés ailleurs. « Le diagramme est l’exposition des opérations, fonctions et processus que chaque série met à jour, en même temps qu’il les met en relation, démontrant ainsi leur qualité migratoire et leur capacité à se mouvoir d’un registre à l’autre, y compris dans le sens rétrospectif et régressif puisqu’une nouvelle fonction peut réactiver une série ancienne et l’ouvrir en l’un de ses points qui jusque-là se trouvait en réserve ou en retrait dans l’obscur sans figure. (…) Le diagramme est donc l’exposé de ce qui dans la peinture ne vient jamais sous l’œil, mais qui est paradoxalement l’essentiel de la peinture ; il est l’état du fond, du profond, la réserve en mouvement qui perturbe la surface et ses énoncés à venir, le sans-forme où se distribuent les éléments non mimétiques dont parle Meyer Schapiro, l’agitation matérielle avant son élaboration dans les images du rêve dont parle Freud. »(7)
Le diagramme charge d’un sens particulier les plus récents collages et tableaux intitulés Dos, en référence aux quatre Nus de dos de Matisse. Les premiers collages sur pages de carnet (Occasions, 1974-75) avaient eux-mêmes été suscités par l’expérience équivoque de ces grands reliefs figurant un corps sans visage. Le motif du « dos » resurgit aujourd’hui de manière explicite dans un ensemble de grands collages muraux et de tableaux, renouvelant les interrogations suscitées par ces reliefs. Ce dialogue se révèle donc constant et essentiel dans l’ensemble de la production de Bonnefoi depuis ses débuts : « je me rends compte, dit-il, que je travaille depuis trente ans à essayer de voir la face du Dos de Matisse »(8).
La permanence de la thématique du recto/verso, visibles simultanément depuis un point de vue unique, éclaire en outre les motivations de l’intérêt porté aux reliefs de Matisse, tandis que se tissent au sein de l’œuvre des relations complexes. L’exposition d’Orléans, non chronologique bien que partiellement rétrospective (9), rend sensible la double trajectoire qui traverse l’ensemble de l’œuvre. La première, relativement linéaire, est depuis 1978 celle des Babel, dans lesquels se condense et se déploie la totalité des problématiques de l’œuvre. La seconde, faite de boucles elliptiques, correspond au double retour du thème du dos : retour du peintre à ce qui fut l’occasion, le geste inaugural — et donc regard réflexif et rétrospectif de l’artiste sur 30 ans de production picturale ; retour vers Matisse, l’une des figures tutélaires avec qui le fil du dialogue entamé en 1974 ne s’est jamais brisé.

La structure de l’œuvre tout entière apparaît donc comme un écho amplifié à celle de chaque tableau ou collage envisagé indépendamment : labyrinthe contenant lui-même d’autres labyrinthes obscurs, « jardin aux sentiers qui bifurquent » au cœur duquel le regard se perd à en éprouver le vertige, cependant que le peintre, méthodiquement mais non sans extravagance, poursuit son travail « comme l’araignée lance (ou accroche) son fil à l’aspérité qui lui paraît le plus propice et de là à une autre qu’elle aperçoit ensuite, et de point en point établit sa toile. »(10)


(1) Yve-Alain Bois, "Le futur antérieur. Sur une toile de Christian Bonnefoi" (1979), in Ch. Bonnefoi, Écrits sur l'art 1974-1981, La part de l'œil, Bruxelles, 1997.
(2) Ch. Bonnefoi, "Conversation" avec Doris von Drathen, in Beatus, Actes Sud, Arles, 2005.
(3) Id.
(4) Henri Matisse, "Notes sur les dessins de la série Thèmes et Variations" (1942), Écrits et propos sur l'art, Hermann, Paris, 1972.
(5) Ch. Bonnefoi, "Conversation".
(6) Ch. Bonnefoi, "La stratégie du tableau", (1980), in Écrits et entretiens.
(7) Ch. Bonnefoi, "Diagramme", in Beatus.
(8) Ch. Bonnefoi, "Conversation".
(9) L'ensemble des expositions (Sérignan, Paris, Orléans et Sens) et la publication constituent une vaste rétrospective fragmentée et anachronique.
(10) H. Matisse, cf. note 3.