lundi 1 octobre 2012

Paysages en devenir (sous la direction de Fabienne Costa et Danièle Méaux)


Cette recension est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).



Le paysage est traditionnellement envisagé en Occident comme « une portion d’espace appréhendée à distance, selon un point de vue unique ». C’est à partir de, et contre cette définition, que les universitaires, chercheurs et artistes réunis dans cette publication abordent la notion de paysage, et repensent la question du pittoresque à l’aune de la dimension temporelle des paysages. Ces derniers sont en effet envisagés à travers les changements qui les affectent, qu’ils soient naturels ou consécutifs aux activités humaines : agriculture, industrie, transports, guerre… L’ouvrage est subdivisé en trois parties. La première, « Exercices du regard » réunit pour l’essentiel des analyses (Hélène Saule Sorbé, « Du paysage à sa mise en œuvre » ; Paul Vancassel, « L’exposition « New Topographics » et Lewis Baltz » ; Thierry Girard, « De l’observation des paysages » ; Danièle Méaux et Benoît Grimbert, « Le palimpseste du tissu urbain »…) montrant que le médium photographique privilégié dans l’approche des paysages en voie de mutation pour sa valeur de constat documentaire, n’intervient pas seulement dans l’après-coup, mais peut également être un outil de réflexion et de prospection en amont de ces changements. Dans la seconde partie « Transformation des territoires », il est question de l’évolution des périphéries urbaines et des pratiques analytiques et artistiques qui en ont fait leur terrain d’investigation, à l’instar des photographes Edith Roux et Jürgen Nefzger (Danièle Méaux, « A la frange des villes »), du groupe Stalker (Laurent Buffet, « Le groupe Stalker dans les Territoires actuels »). Stéphanie Smalbeen s’intéresse à la « cassure » dans le paysage telle qu’elle apparaît dans les photographies des cicatrices du paysage de Sophie Riestelhueber (« Le devenir pittoresque du paysage »), tandis que Laurence Corbel revisite les « ruines à l’envers » des paysages suburbains entropiques et sans avenir parcourus par Robert Smithson, analysant leur contraste avec la lenteur et l’hétérogène géologiques (« L’œil pittoresque de Robert Smithson : une approche dialectique du paysage américain »). La dernière partie, « Mobilités », déplace le regard du paysage vers le corps percevant et mobile. Le peintre Corot est, pour Emmanuel Pernoud (« Corot, le paysage au présent »), le premier à aborder les paysages de ruines en les éclairant non de la lumière de l’Histoire, mais de celle de l’instant de leur saisie, tout en se laissant distraire par les « à-côtés » des sites répertoriés. Avec cette figure du peintre voyageur apparaît celle du spectateur physiquement en mouvement à l’intérieur du paysage. Les cinéastes (Alexandre Sokourov, Chantal Akerman, Johan van der Keuken) en fournissent évidemment des exemples contemporains (Jean-François Py, « Une certaine distance » ; Philippe Fauvel, « Paysage, royaume des fins »). Fabienne Costa (« Des morts-vivants dans le Morvan ») montre comment, dans le film L’Arrière-pays de Safia Benhaïm, le paysage ne peut se constituer qu’au travers de la présence d’un corps exilé qui tente de l’habiter. A sa suite, Bernard Rémy (« Chemin de danse : La Plainte de l’impératrice ») analyse l’unique film réalisé par la chorégraphe Pina Bausch. Associant deux médiums artistiques marqués par la temporalité et le mouvement, elle saisit le caractère dispersé et fragmenté de « paysages-mouvements » avec lesquels entrent en résonnance les mouvements des danseurs.


Paysages en devenir
Sous la direction de Fabienne Costa et Danièle Méaux (contributions de Laurent Buffet, Laurence Corbel, Fabienne Costa, Philippe Fauvel, Thierry Girard, Benoît Grimbert, Christine Jérusalem, Pauline Jurado Barroso, Danièle Méaux, Philippe Nys, Emmanuel Pernoud, Jean-François Py, Grégoire Quenault, Bernard Rémy, Hélène Saule Sorbé, Stéphanie Smaalben, Paul Vancassel, Caroline Zéau)
Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012.

Michel Aubry, David Legrand, et al., La visite des écoles d'art: une fiction d'école

Cette recension est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).




Ce livre est en réalité le « livret » reproduisant les dialogues et indications scéniques du film qu’il accompagne, lequel forme une vaste fresque d’une durée de cinq heures. L’ensemble résulte d'un travail entrepris par le groupe de recherche À Propos d’une Nouvelle École à partir de la commande engagée en 2005 par Pierre-Jean Galdin (directeur des Beaux-Arts de Nantes) auprès de l’artiste Michel Aubry. Il s’agissait alors, à l’occasion du démarrage de la construction du nouveau site de l’école (où elle s’installera en 2014), d’engager une réflexion sur les possibilités de renouvellement de ses formes pédagogiques, dans le contexte des réformes concernant l’autonomie des établissements supérieurs d’enseignement artistique, l’introduction de la recherche et la mise en chantier d’un troisième cycle dans les études artistiques.
Cette réflexion prend la forme d’une fiction où l’on suit le commandant von Rauffenstein, échappé du film La Grande Illusion de Jean Renoir, dans sa « visite des écoles d’art ». Convoquant des figures de l’art du passé (Albrecht Dürer, Hugo Ball, Le Corbusier, André Malraux, Josef Beuys, Alain Robbe-Grillet…), les épisodes font aussi intervenir des acteurs de l’art actuel (Philippe Rahm, Jean-Christophe Bailly, Elie During, Rainier Lericolais, Yannick Miloux, Claire-Jeanne Jézéquel…) ainsi que les étudiants des différentes écoles.
Au fil des scènes, où sont examinés l’histoire et le présent des écoles visitées, des « métiers d’art » aux formes les plus performées ou conceptuelles, s’élaborent les hypothèses d’un programme et d’un cahier des charges pour le projet (architectural, pédagogique, voire politique) de la nouvelle école nantaise — et au-delà, d’un nouvel enseignement artistique. Le propos est parfois labyrinthique et la réalisation du film pas toujours à la hauteur des ambitions du projet. Néanmoins, en abordant les questions des savoir-faire, des modes de transmission, du rythme des études, ou encore des enjeux et des formes de la recherche, cette publication témoigne des interrogations et des perspectives actuelles des écoles supérieures d’art, auxquelles elle apporte une contribution étonnante dans son parti pris et généreuse dans ses ouvertures.



Michel Aubry, David Legrand, et al., La Visite des écoles d'art : une fiction d'école
École des Beaux-Arts de Nantes – Éditions Al Dante, Marseille, 2012 (comporte deux DVDs)

Artistes et entreprises


Cette recension est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).


Publication des actes du colloque à la Saline Royale d’Arc-et-Senans en mars 2010 (qui fait lui-même suite au colloque L’Art est l’entreprise, organisé par Art&Flux en 2006), cet ouvrage conséquent se distingue tant par le nombre et la qualité de ses contributeurs (parmi lesquels se croisent historiens de l’art, philosophes, artistes) que par les enjeux esthétiques qu’il se donne pour ambition d’exposer et d’explorer. Plusieurs textes structurant (Yann Toma : « La Notion de critique artiste comme moteur d’un nouveau contexte de la création », Laurent Devèze : « Du Rêve prolétaire à l’ambition entrepreneuriale ? », Rose Marie Barrientos : « Les Entreprises artistes en perspective ») définissent la terminologie, le cadre historique et conceptuel et élaborent une proposition de typologie des « entreprises artistes ». Essentielle, la contribution de L. Devèze analyse le changement de paradigme survenu dans le choix d’une figure d’identification de l’artiste : du travailleur prolétarien et révolutionnaire pour l’artiste d’avant-garde au début du XXe siècle, à l’entrepreneur -manager libéral à partir des années 1960-70, dans un contexte de marchandisation croissante de l’art. Les exemples présentés, ainsi que les témoignages et contributions d’artistes (Renaud Layrac : « BP/Un emblème comme attitude », Raphaëlle Bidault-Waddington « Témoignage : Stratégie d’une "self-made artist" », Benjamin Sabatier (« Be it yourself ! », etc.), abordent différents types d’entreprises artistes et leurs modalités de fonctionnement : de l’entreprise « réelle » comme That’s Painting Productions de Bernard Brunon à la dimension fictionnelle de Ouest-Lumière (Y. Toma) ou de Société Réaliste. Quelle que soit leur nature, les entreprises artistes s’inscrivent dans le champ du « réel » et de son économie. Elles sont la « réalisation en actes et en œuvres d’une pensée critique » où le risque pour l’artiste est de devenir un simple auxiliaire du système capitaliste qu’il dénonce. « À partir de quand ce que je prétends dénoncer m’annexe tout à fait ? » est en effet la question en filigrane de plusieurs contributions d'artistes « entrepreneurs » bien conscients de jouer un jeu dangereux avec « la bête ».
La brève conclusion relève la nécessité d’approfondir l’étude de la dimension politique de l’entreprise artiste. En attendant cette suite bienvenue des travaux d’Art&Flux, les propos ici réunis (enrichis d’une bibliographie fournie, ainsi que d’une affiche récapitulant l’inventaire des entreprises artistes depuis le « prototype » de N.E. Things Co créée par Iain Baxter en 1964) constituent une publication indispensable pour penser les enjeux actuels des entreprises artistes.

Artistes et entreprises
Sous la direction de Yann Tomas, Stéphanie Jamet-Chavigny, Laurent Devèze, revue D’Ailleurs, n°3, co-édition ERBA (Besançon) / Art & Flux (CERAP-Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, 2012 (Français, Anglais, 212 pages, illustrations en couleurs, affiche pliée insérée)
Contributions de : Yann Toma, Laurent Devèze, Stéphanie Jamet-Chavigny, Rose Marie Barrientos, Raphaël Cuir, Marc Partouche, Maria Bonnafous-Boucher, Aurélie Herbet, Renaud Layrac, Stefan Haefliger, Katrin Kolo, Rapahëlle Bidault-Waddington, Antoine Lefebvre, Michel Verjux, Jacinto Lageira, Philippe Mairesse, Pascal Bausse, Benjamin Sabatier, Dida Zende.

Éric Valentin, Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen. La sculpture comme subversion de l'architecture (1981-1997)


Cette recension, légèrement modifiée, est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).


Dans sa première monographie consacrée à Oldenburg et van Bruggen (Le grotesque contre le sacré, Gallimard, 2009), Eric Valentin s’intéressait à leurs premiers projets de monuments, de Lipstick (Ascending) on Caterpillar Tracks (1969) aux réalisations des années 1970. S’inscrivant en droite ligne du précédent, auquel il emprunte la boîte à outils analytique et conceptuelle (sources rabelaisiennes, puissance du grotesque et figures carnavalesques), ce nouveau volume met l’accent, à travers une suite d’essais, sur la charge critique portée à l’encontre de l’architecture en tant que représentation symbolique par la sculpture publique monumentale d’Oldenburg – van Bruggen à partir du début des années 1980.
Le premier essai, "L'Éclipse des lumières de Las Vegas", est certainement le plus abouti. Examinant Flashlight, installée en 1981 sur le campus universitaire de Las Vegas, Eric Valentin analyse la pertinence de la réponse d’Oldenburg dans le contexte de la ville du jeu et sa charge critique à l’encontre du postmodernisme défendu par l’architecte Robert Venturi dans L’Enseignement de Las Vegas. Les quatre essais suivants multiplient les angles d’approche : critique du symbolisme des édifices chrétiens et des constructions de Gaudí, de la conception du gratte-ciel selon Rem Koolhaas, ou, plus surprenant, proximité avec les sculptures paysagères de Henry Moore. À plusieurs reprises, E. Valentin revient sur la collaboration harmonieuse du duo Oldenburg – van Bruggen avec l’architecte Franck Gehry. Ainsi la relation critique de Soft Shuttlecocks avec la spirale et la verrière du Guggenheim Museum construit par Frank Lloyd Wright, où elle est installée en 1995, sert de contrepoint à l’accord parfait entre cette même œuvre et l’atrium du musée construit par Gehry à Bilbao. La méthodologie adoptée révèle alors une géométrie variable : voulant à toute fin trouver les points de convergence entre Oldenburg et Gehry, E. Valentin oublie que la véritable autorité est, à New York comme au Pays Basque, moins celle de l’architecture que celle de l’institution muséale et du mécénat de Guggenheim. Mû par l’admiration qu’il éprouve envers l’œuvre d’Oldenburg et van Bruggen, E. Valentin endosse ainsi trop souvent le point de vue et le discours des artistes, au détriment d’une prise de distance critique.
Ce recueil demeure néanmoins une contribution appréciable à la compréhension de l'œuvre monumental de Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen. On regrettera que ce projet ne donne pas lieu à une synthèse plus ambitieuse, que le premier ouvrage d'Eric Valentin permettait d'espérer.



Éric Valentin, Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen. La sculpture comme subversion de l’architecture (1981-1997)
Collection « Inflexion », Les Presses du Réel, Dijon, 2012.

Denys Riout, Constantin Brancusi. L’Hélice et l’Oiseau


Cette recension est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).




Dans le premier livre qu’il consacre à Brancusi, et à la sculpture en général, Denys Riout invite à une (re)découverte du parcours de l'artiste roumain, par l’entremise d’une sorte d’alter-ego, nommé Jean Grimelin, seul élément du récit dont on soit sûr de son caractère fictionnel. Ce nouvel opus de la collection Ateliers imaginaires dirigée par Nadeige Laneyrie-Dagen, en illustre bien le principe explicité en quatrième de couverture : "Des rencontres fictives et vraies avec des artistes: une autre façon d'écrire l'histoire de l'art". La lecture, qui s’apparente à celle d’un roman, est fluide et plaisante, ce qui n’empêche pas que le récit soit bien documenté et enrichi en fin de volume de notices biographiques des protagonistes du récit. Ce dernier permet d’envisager dans une perspective critique la délicate question de la préservation et de la restitution des ateliers d’artistes comme celui de Brancusi, « reconstitué » sur la piazza adjacente au Centre Pompidou. Cet atelier fournit un exemple en même temps que le point de départ de l’histoire. Très accessible, le livre ne fait pas pour autant l’économie d’une « thèse » qu’il formule et défend au fil des pages : celle d’une conception cinématographique de la sculpture par Constantin Brancusi, dont le signe le plus manifeste fut justement la configuration constamment réinventée de son atelier.

Denys Riout, Constantin Brancusi. L'Hélice et l'Oiseau
Collection « Ateliers imaginaires », Nouvelles Éditions Scala, Paris, 2012.