dimanche 20 octobre 2013

Roland Cognet. Seuls sont les indomptés



Peut-être, en guise d’introduction, convient-il de commencer par le titre. Seuls sont les indomptés emprunte son titre au film tourné en 1962 par David Miller avec Kirk Douglas. Ce western crépusculaire brosse le portrait d’un homme, un cow-boy qui refuse de s’intégrer dans la société contemporaine, d’en accepter les règles et d’y être assujetti — jusqu’à n’avoir aucun papier d’identité, aucune existence administrative. Il paie le prix fort sa quête d’indépendance et de liberté, contraint de fuir à cheval dans la solitude des montagnes du Nouveau Mexique, où quelques animaux sont ses seules rencontres amicales. Dans cet hymne tragique à la wilderness (terme américain intraduisible qui renvoie à la fois à la Nature, aux régions sauvages, au désert), certains traits de la figure anachronique du cow-boy insoumis, inadapté — au fond, romantique — rejoignent ceux de l’artiste.
Si elle ne représente qu’un des aspects de son œuvre polymorphe, l’installation de sculptures à laquelle Roland Cognet a attribué ce titre emprunté concentre néanmoins nombre des questions qui la travaillent depuis longtemps. Elle entretient plus particulièrement des rapports étroits avec l’histoire de la sculpture, à travers le monument et la statuaire, qu’exprime une attention toujours renouvelée au traitement du socle (c’est-à-dire à ce qui en tient lieu ; à ce qu’il devient une fois pleinement intégré à la sculpture ; ou encore à sa disparition pure et simple). On sait que dans l’histoire de la sculpture, la question du socle est indissociable de celle du monument — le socle y matérialisant la séparation entre l’espace de la sculpture et l’espace quotidien, en même temps qu’il ancre (grâce, notamment, à l’inscription qu’il porte) la signification de la sculpture et le site où elle s’inscrit.

Ici de puissants troncs d’arbres équarris, débités selon différentes hauteurs et laissés bruts, puis dressés ou couchés au sol, introduisent une tension au sein de l’espace architectural — entre organisation et désordre, concentration et débordement — et multiplient les relations entre les figures animales qu’ils portent. Exécutées en plâtre, en argile, en ciment ou en résine, fréquemment agrandies, celles-ci forment un bestiaire récurrent, présent dans l’œuvre depuis plusieurs années : loup, cheval, lion, gorille, singe bonobo…
La présence de figures animales dans la sculpture se perd dans la nuit des temps ; mais elle a été, au moins depuis l’Antiquité et jusqu’à l’époque moderne, un attribut essentiel de la sculpture monumentale : ainsi le Colleone et le Gattamelata sont-ils gratifiés de la force physique, de la fierté, du courage et de l’agressivité de la monture que, toujours, ils dominent. Dans Seuls sont les indomptés, la statuaire se trouve dépourvue de figure humaine. Ne subsiste que l’animal — le plus souvent sauvage, de surcroît — figuré entier ou à l’état de fragment : des corps et des têtes dont la présence oscille entre le caractère général du type et l’expression singulière du portrait. Ces figures d’un monde en-deçà de toute civilisation sont aussi, à bien des égards, proches de l’humain : que l’on songe à la structure sociale de la meute des loups ; à la stature royale conférée au lion ; ou encore à notre lointain lien de parenté avec le gorille ; au cheval enfin, symbole de liberté et de force vitale, mais aussi la plus noble « conquête » de l’homme.


Ces animaux accèdent quoi qu’il en soit à la dignité de sujet de la statuaire. L’on se retrouve ici dans la familiarité d’une lignée de sculpteurs qui, de Barye et Bourdelle à Pompon, Brancusi et Flanagan, ont trouvé dans la figure animale une source constamment renouvelée de motifs et de formes, d’attitudes et d’expressions.
Pour Roland Cognet, ce rapport de la sculpture au modèle est un moyen de poursuivre un dialogue essentiel avec les formes du vivant : « j’avais modelé dans l’argile des têtes de chien, raconte-t-il dans un entretien avec Nathalie Gaillard en 2008, j’étais troublé par le résultat sans savoir vraiment ce qu’allaient devenir ces essais.(…) Lorsque j’ai commencé la série des têtes de singes, la volumétrie singulière de la tête et aussi le « flou » qu’elles engendrent avec l’idée de regard m’ont attiré ».
Ce « flou du regard » est essentiel : il signale la radicale altérité, l’irréductible étrangeté de ces vies sauvages. C’est de cela, je crois, que nous entretiennent en silence les figures animales de Roland Cognet, depuis le lieu incertain où elles vivent, à la fois proche et lointain et depuis lequel, comme au travers d’une brume, leurs visages indomptés et solitaires nous adressent, pour la dernière fois peut-être, un regard.



Ce texte a été écrit à l'occasion de l'installation de l'œuvre de Roland Cognet Seuls sont les indomptés, accompagnée d'un ensemble de bois gravés, aux Halles, Place Charles de Gaulle, Mont de Marsan, dans le cadre de Mont de Marsan Sculptures 9 "Animal", du 5 octobre au 3 novembre 2013.