samedi 1 avril 2006

Catherine Melin. Les centres inexistants



(paru dans (…) artifices, monographie parue à l'occasion de l'exposition au 19, Centre Régional d'Art Contemporain, Montbéliard, 2006)

Dans Les villes invisibles[1], Calvino prête au voyageur Marco Polo les descriptions de cités toutes plus étranges les unes que les autres, effilées, continues, dissimulées, dédoublées… Les œuvres de Catherine Melin pourraient, de dessins en vidéo et dispositifs spatiaux, façonner l’image mouvante, incertaine, de l’une de ces villes invisibles et multiformes : une cité des marges, qui ne serait constituée que de ses propres ruines, espaces résiduels, lieux de transit, jachères et périphéries. En effet, ces œuvres semblent renvoyer constamment à des espaces dont l’usage s’est perdu, n’est pas — pas encore — déterminé, ou à des lieux dont la fonction est d’être traversés, ou occupés temporairement plutôt que réellement et durablement habités. D’un dessin à l’autre se rencontrent et s’articulent ainsi friches industrielles, terrains de jeux et équipements balnéaires, zones de chantier et engins de constructions, rues et espaces péri-urbains — autant d’espaces déclassés, excentrés ou en attente, qui paraissent exister hors de toute planification ou au contraire, être générés par ses propres limites et impensés. Ces « paysages entropiques », explorés, décrits et photographiés par Robert Smithson dans les années 1960[2], Catherine Melin les appelle « interstices du bâti »[3] : l’espace y est pensé comme intervalle entre des éléments de passage. Il ne s’agit pas pour l’artiste d’établir dans ses dessins et vidéos un constat objectif ni un compte-rendu de tels sites, ni d’en user comme support de narration — pas plus que leur présence ne participe d’une quelconque esthétique ou poétique de la ruine, ou d’une approche nostalgique. L’interrogation porte d’abord sur l’échelle de tels lieux, et sur la nature de l’espace qui résulte de leur vacance provisoire ou durable. L’appréhension passe par leur saisie, via l’appareil photographique ou le dessin à l’aide d’une chambre spécialement construite à cet effet. Les activités des rares figurants qui transitent par ces lieux sont plus volontiers retranscrites par la vidéo. Ils sont la plupart du temps occupés à des activités d’arpentage, de mesure, de repérage ; ou encore, il peut s'agir d'enfants absorbés dans leurs jeux (autre moyen d’appropriation par l'imaginaire, de détournement de la fonction initiale d’un espace devenu, durablement ou temporairement, vacant). L'échelle humaine, introduite également par divers éléments qui constituent autant d'interfaces avec le corps (échelles, portiques, sièges, abris, balançoires et manèges), permet de penser ces lieux (ou non-lieux) comme des « espaces praticables ».
Courtes séquences sans véritable amorce ni chute, les vidéos de Catherine Melin déjouent toute instauration d’un mode narratif. L’action semble avoir débuté avant et se poursuivre après ; sa finalité comme l'objet qui la motive ne sont pas vraiment saisissables, ce qui accentue la perception de ces œuvres en tant que prélèvement et montage. Ce que la vidéo montre acquiert une dimension nouvelle : simple activité et mesure du corps à l’espace. Appropriation et détournement par le jeu des enfants traduisent une autre mesure de l’espace et du temps ; l'activité prélevée et isolée par la vidéo paraît déjà dissociée de tout but, finalité, aboutissement, ou achèvement. Des objets trouvés deviennent prolongement du corps, armes symboliques et inoffensives ; lignes, marques au sol ou pentes d'un terril se transforment en un circuit ; l’espace vide devient lui-même l’adversaire invisible d’un combat imaginaire…
Les prises de vue préalables à tout travail de dessin signalent un premier déplacement, celui de l’artiste hors de l’atelier et de l’espace d’exposition. Celles-ci permettent la constitution d’une sorte de fonds de documentation iconographique du travail, ensemble de prélèvements ensuite isolés, montés, superposés, tressés les uns aux autres, avant que l’homogénéité du dessin ne vienne conférer à l’ensemble une nouvelle unité, fragile et temporaire — ce que l'artiste décrit comme des « lieux ré-assemblés en une fausse linéarité ».
Le travail se déploie et s’articule donc en différents moments, en multiples strates et glissements. À une première étape de prélèvement et de collecte d'images par la photographie, la vidéo ou le dessin « à la chambre » succède une phase de sélection et de montage. Instruments à réinvestir, photographie et vidéo constituent le déclencheur d’une démarche opératoire qui fait subir aux images un déplacement — topologique, temporel, sémantique —, questionnant tout à la fois les médiums, leur pratique et l'objet dont ils ont contribué à la saisie. Isoler, couper, coller sont autant d’opérations physiques et mentales : l’artiste se ressaisit de leur produit par le transfert dessiné, qui opère une véritable mise à plat des phases antérieures, modifiant les rapports du bâti et du non bâti avec le corps de l’observateur, et retournant à l’imprécision tactile du dessin au fusain après une étape de filtrage numérique, jouant et déjouant simultanément l’illusionnisme d’espaces, de volumes et de profondeurs virtuels : « Combinant virtuel et réel dans sa constitution, l’image numérique induit la superposition, le réemploi », notamment par le traitement en calques successifs. « La bidimensionnalité induite propose une lecture de l’image et de son contenu dans un mouvement et un rythme différents de la scène perspective, des fragments du dehors sont réarrangés en ensembles constitués. »
Constamment, les dessins muraux jouent avec l’illusion de la troisième dimension, mais l’écart provoqué par le dessin produit une forme d’aberration qui éloigne de la « magie » de l’image technologique trop évidemment efficace. Les collages, traduisant la recherche d’un « composite des matériaux », participent de la création de cet espace scénique artificiel, mais simultanément dérèglent la géométrie et la perspective du dessin.
Dans les dessins antérieurs sur papier (2001-2002), de formats importants, ces perturbations sont aussi provoquées, discrètement, par les marges et la réserve qui affleure. Comme a pu l’écrire Jacques Norigeon, Catherine Melin travaille l'espace et le temps « par les marges, par les failles, par les blancs »[4]. Dans ces dessins sur papier, le geste œuvre à sa propre disparition, semblant par endroits à la recherche d’un rendu presque photographique. C'est l'étagement subtilement gradué des valeurs de gris qui y assure la cohésion de l’ensemble et les passages entre les strates. Le déploiement de ces dessins à une plus large échelle, qu’a inauguré en 2001 l’exposition à Sallaumines[5] motive un traitement graphique différent qui a, davantage qu’auparavant, recours à la ligne. Associée au plan du mur, c’est la ligne qui produit la continuité.
Les éléments représentés sont réduits à leurs contours, au dessin de leur structure, pratiquement sans ombre, par un tracé au fusain, sorte de ligne claire qui laisse, là aussi, à la réserve, au blanc du mur, un rôle important à jouer dans la mise en relation des différents éléments rapportés entre eux et avec l’espace environnant. Cette simplification modifie les rapports d’échelle initiaux, constamment remis en cause par l’hétérogénéité — de provenance, de fonction, de dimension — des éléments rassemblés dont, par ailleurs, la fonction première tend à perdre sa lisibilité. Ainsi qu'elle l'écrit, ce qui intéresse l'artiste, c’est « la ligne et le plan dans leur croisement, l’ambiguïté que révèle leur cohabitation. Comme l’arête, le squelette de l’image, son armature, sa découpe. Ce qui traverse les dessins, c’est ce discontinu qui quoique non-inscrit (alors que le tracé force une continuité), les structure. » La perspective et ses effets de trompe-l’œil sont utilisés et mis à mal par les « fausses linéarités » liées aux collages et glissements du point de fuite. L’espace est « construit en leurre » : il s’agit davantage ici d’une « idée » de la perspective, qu’un véritable recours à celle-ci : montage et remontage impliquent de constants déplacements, et produisent « une étendue où le centre est inexistant ». La structure discontinue qui traverse les dessins fait écho au caractère particulier des lieux choisis pour modèles : jachères, parenthèses, traversées.
Le trouble provoqué par ces décalages est à la mesure de la présence insistante de perspectives aux lignes de fuites parfois fortement accentuées. D’un point de vue historique, l'élaboration de la perspective répond au souci d’unification de l’espace et du récit (la storia) à l’intérieur de l’espace du tableau. Formellement, elle assigne le spectateur à un point virtuel, unique et fixe, que signale et auquel répond symétriquement le point de fuite vers lequel convergent les lignes et objets représentés[6].
Dans le travail de Catherine Melin toutefois, la perspective n’est pas construite à partir d’un système géométrique ; elle est obtenue par — ou trouve un équivalent dans — la prise de vue photographique ou vidéo : au point de fuite de la perspective classique répond le point de vue monofocal de l’appareil de prise de vue (chambre noire, appareil photo ou caméra). Pour l'exposition au 19, de nouveaux développements, expérimentaux, du dessin mural viennent saper encore un peu plus les fondements de la perspective classique : un dessin stéréoscopique, c’est-à-dire perçu « en relief » a été réalisé avec la collaboration de l'artiste Christl Lidl. Le tracé y est double et coloré : une ligne bleue et une ligne rouge courent sur les murs, suivent des chemins voisins, se croisent, se brouillent, produisant à distance une sensation de flou lorsque les tracés deviennent plus denses. Une fois chaussées les lunettes à verres colorés — les mêmes que celles distribuées lors de projections de films « en relief » —, le dessin paraît se décoller des murs : angles et rambardes des quelques constructions représentées (choisies à échelle humaine pour accentuer l’effet recherché) surgissent et semblent s'avancer vers le spectateur en fonction de ses déplacements . Ceux-ci en effet infléchissent fortement sa perception du dessin : en fonction de l’angle de vue, celui-ci se contracte ou au contraire semble s’ouvrir et se rapprocher, provoquant l’envie de tendre la main pour se saisir d'une balustrade qui semble à portée. Au-delà du caractère ludique du dispositif, il faut souligner son pouvoir déstabilisant pour le corps et le regard : les limites de la pièce paraissent constamment fluctuer, et l’œil doit faire un effort pour s’adapter à ces conditions particulières de vision. La perspective, à la fois convoquée et sapée par les dessins muraux au fusain, est ici remplacée par un mode de représentation qui reproduit la perception humaine du relief et de la profondeur. Cette représentation stéréoscopique constitue également un modèle de représentation de l’espace concurrent à celui de la perspective classique fondée sur un point de fuite et un point de vue uniques et symétriques. L’élaboration d’une vue stéréoscopique suppose l’ubiquité du point de vue, c’est-à-dire son déplacement instantané d’un angle de vue à l’autre. Aucune nostalgie donc, dans cet emploi par Catherine Melin d’un procédé archaïque (les vues stéréoscopiques ont été inventées au milieu du XIXe siècle, et sont l’ancêtre des projections en trois dimensions) : ce recours témoigne avant tout de l’intérêt qu'elle porte aux modèles de représentation et aux appareils optiques permettant de saisir les apparences du réel.
Dans tous les cas l’œuvre, en dépit des différents filtrages et « lissages » dont elle fait l'objet, ne dissimule rien de son artificialité, des collages, montages et trucages qui la font tenir : pour l’artiste, « il s’agit de travailler à la mise en tension des perceptions, comme si l’œuvre pouvait induire une réévaluation de la certitude perceptive ou se substituer à son incomplétude, dans le souci d’intensifier des expériences du monde. » À cette fin, « des éléments composites sont ré-assemblés pour former une image panoramique qui fonctionne en continu et en discontinu. »
La configuration particulière de ces dessins se déployant sur l’ensemble des murs, s’accrochant et se pliant dans leurs angles, évoque en effet le dispositif du panorama, très en vogue au XIXe siècle : de vastes toiles peintes, installées à l’intérieur de rotondes construites à cet effet, offraient au regard des spectateurs, depuis une plate-forme centrale l’illusion de paysages lointains, de villes, ou des scènes de bataille[7]. La réalité semblait s’y déployer en un coup d’œil circulaire, toute entière tournée vers un spectateur dont la position centrale signalait l’importance et la capacité à dominer le monde. Le recours à un tel dispositif panoramique n’est motivé, chez Catherine Melin, ni par une semblable volonté de soumettre le monde au regard d’un spectateur omniscient, ni par une inclination particulière pour le spectaculaire. Au contraire, l’illusionnisme propre au panorama n’est ici sollicité que pour être déjoué de l’intérieur. Là où les peintres de panoramas redoublaient d’astuces pour dissimuler les inévitables décalages perspectifs provoqués par la juxtaposition des vues, Catherine Melin joue des hiatus et ruptures, qu’elle provoque et accentue, prenant également en compte la configuration et les particularités architecturales du lieu (qui n’est pas la rotonde panoramique) ainsi que les possibles mouvements du spectateur (qui n’est plus assigné à un seul espace central). Les déformations, anamorphoses et décalages qui résultent du déploiement des dessins dans l’espace architectural perturbent la possibilité d’une vision unifiée et continue. Le spectateur, sans cesse déplacé par les trajectoires et tracés qui se prolongent d’un mur à l’autre, est constamment en recherche de nouveaux points de vue : mais à mesure qu’apparaissent des configurations inédites, d’autres se défont et disparaissent. À aucun moment il n’est possible de saisir l’image de façon unitaire et instantanée : échelles décalées et perspectives variables, suscitent, accompagnent et surprennent les déplacements du visiteur, défont ici l'illusion qu'elles recomposent ailleurs. Les manipulations que l'image subit dès la prise de vue semblent donner raison à cette déclaration à l'emporte-pièce de Smithson : « Les appareils photo et les caméras ont quelque chose d'abominable, qui tient à leur pouvoir d'inventer de nombreux mondes »[8]. Si le terme « abominable » trahit sans doute, au passage, le goût de l'artiste américain pour le cinéma fantastique, il peut révéler, dans le travail de Catherine Melin, un aspect inattendu : ses constructions, ses montages sont des monstres d'architecture, d'urbanisme et de perspective. Littéralement, l'image photographique, isolée, scrutée, triturée, bricolée, « invente » ces mondes : c'est-à-dire qu'elle les imagine et les fabrique (si l'on s'en tient à la définition courante du terme) mais surtout (si l'on emploie le terme dans son sens archéologique) qu'elle les découvre et les met à jour.
Toutes ces images ont voyagé entre la « boîte » de la camera obscura, l’appareil photo ou vidéo et l'autre boîte, blanche, du cube d'exposition, sur les murs duquel sont projetées, pour être retranscrites au fusain, les silhouettes saisies sur le terrain. Cet acte de projection trouve un écho dans le dispositif qui accompagne, dans l'exposition de Montbéliard, les dessins muraux et les vidéos. Quatre panneaux-écrans en bois sont posés au sol, soutenus par un système de piètement élémentaire, comme d'archaïques éléments de décor de théâtre. Sur l'une de leurs faces est reproduit le motif des bardeaux de bois qui garnissent la charpente métallique du bâtiment. Le prélèvement et le déplacement d’éléments in situ (ici : de leur simulacre) convoque le souvenir de la démarche de Gordon Matta-Clark (Splitting house, 1974), lequel procédait à la découpe d’éléments architecturaux (réinstallés ailleurs), redessinant, dans un entrecroisement de relations entre architecture, sculpture et photographie, des bâtiments en déshérence. Dans le dispositif mis en place par Catherine Melin, le cône lumineux d'un projecteur posé au sol et éclairant la face « ornée » de ces écrans, projette sur les murs l'ombre amplifiée et déformée de ces silhouettes. Celle-ci est soutenue, approfondie par son double, réalisé au fusain frotté sur le mur, formant une silhouette abstraite, dont la géométrie complexe rappelle les dessins de Jean-Luc Vilmouth dans les années 1970 (lesquels amplifiaient le contour d'objets par des tracés concentriques), certains dessins muraux de Richard Serra, par le poids visuel, la présence quasi sculpturale de ces figures autour desquelles s'articulent et se déploient les perspectives faussées. À l'inverse, le jeu combiné de la lumière et de l'architecture, l'ambiguïté ainsi produite (sombre bloc, obscure trouée?) renvoient aussi au détail des découpes géométriques opérées par l'architecte Louis Kahn dans les murailles de son extraordinaire Parlement du Bengladesh à Dacca (1962-1983). Mais le procédé auquel recourt Catherine Melin évoque surtout, par son caractère volontairement rudimentaire, le principe du tracé des ombres « au flambeau », tel que l'a décrit Abraham Bosse au XVIIe siècle[9]. Des objets sont interposés entre la flamme d'une chandelle et le mur ; les ombres s'y dessinent suivant une projection conique. Là où Bosse proposait un modèle rationnel issu, comme la perspective, de la géométrie, Catherine Melin use d'un procédé empirique, dont la simplicité même renvoie, loin en amont, à l'un des mythes fondateurs des arts de la représentation, relaté par Pline dans son Histoire naturelle[10] : « En utilisant lui aussi la terre, le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme ; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne ; son père appliqua l’argile sur l’esquisse, en fit un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher. » On remarquera que l’anecdote elle-même tresse les thématiques du dessin, de la photographie et de la sculpture, et que la projection y joue un rôle déterminant.
La confluence de deux dispositifs — celui de la fille de Butadès, celui d'Abraham Bosse — recouvre les multiples significations et usages du terme « projection » : Michel Frizot[11] y a vu, outre la « fonction projective (en acte dans un projecteur) », le mot désignant à la fois l'image qui procède de cette opération, ou en est le résultat, et le dispositif géométrique qui la soutient. Mais il note également que la projection semble toujours « venue de l'antériorité, comme de par-derrière la tête de celui (ou de celle) qui la conçoit », ce que le dispositif de la salle de cinéma illustre parfaitement. Pour Catherine Melin, la projection, envisagée à travers la pratique du dessin, a à voir avec les techniques de report qu'elle emploie (transfert à l'aide d'un projecteur), mais aussi avec l'anticipation nécessaire à tout déploiement des dessins dans l'espace d'exposition. Mais surtout, la projection est associée, via le dessin, à l'idée de « prospection », laquelle renvoie aux procédures d'arpentage, de repérage et de balisage d'une étendue, en vue, précisément, d'une hypothétique découverte — d'une invention, au sens archéologique.
Si le souci permanent du dessin (les desseins du dessin, pourrait-on dire) structure et unifie la pratique et l’œuvre de Catherine Melin, « le passage, le déplacement d’un médium, d’une pratique à une autre, le changement de point de vue, d’échelles, voir le heurt des perspectives dont il s’accompagne auraient pour effet de reconduire le sujet à un entre-deux dans lequel tout repère semble faire défaut. À la diversité des images s’ajoute l’écart entre les pratiques dans lesquelles l’artifice l’emporte. » La « machinerie » productrice de l’artifice (les ruptures perspectives et les éléments de collage, les décors et l'éclairage, les ombres redessinées et les vidéos), exposée, infléchit le parcours du visiteur. Les récents développements du travail révèlent un double mouvement à l’œuvre : déployer plus encore le dispositif dans l'espace (ce que matérialisent les « décors » posés au sol et leur éclairage spécifique, mais aussi les cônes de projection vidéo) ; inversement, ouvrir, d'une façon nouvelle, la troisième dimension au cœur même des dessins, creuser et gauchir le mur par le transfert de dessins stéréoscopiques.
La pratique multiforme de Catherine Melin se situe donc à des lieues des thématiques du dessin, récurrentes depuis quelques années : elle a peu à voir avec l'illustration ou le récit, l'autobiographie ou l'intime, ou encore l'onirisme fantastique. En revanche, et c'est là ce qui fait son originalité, sa pertinence et la richesse de ses propositions constamment renouvelées, cette œuvre parvient, en convoquant simultanément ou successivement des moyens techniques élaborés autant que rudimentaires, à nous déplacer en permanence, interrogeant les relations du corps à l'espace et le lieu de constitution du regard. Ces déplacements, dans l’œuvre et devant l’œuvre, se correspondent et se répondent, comme le point de fuite et le point de vue de la perspective classique mais de manière asymétrique. Ils révèlent une nouvelle fois le souci constant de l'artiste de modifier et de nourrir sa pratique en en décalant le centre de gravité, allant chercher, inventer dans les marges et effrangements[12] entre les médiums les matériaux et les espaces où pourront se déployer d'incertaines et nouvelles perspectives.

[1] Italo Calvino, Les villes invisibles, Seuil, Paris 1974.
[2] Plusieurs textes de l’artiste américain ont été traduits et reproduits dans Robert Smithson, Le Paysage entropique 1960/1973, catalogue de l’exposition, Musées de Bruxelles et Marseille, 1994.
[3] Catherine Melin, Notes de travail. Toutes les citations de l’artiste en sont extraites.
[4] Jacques Norigeon, « Trait pour trait », in Catherine Melin, La parcelle et les articulations, Carnet Sagace n°10, École supérieure des arts et de la communication, Pau, 2005.
[5] Catherine Melin, « Empiètements », Maison de l’art de Sallaumines, 2001.
[6] Sur les dispositifs perspectifs mis au point à la Renaissance et leurs implications sur la structure du visible, je renvoie le lecteur au dense ouvrage d’Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Champs-Flammarion, Paris 1987.
[7] Une fois encore, je recommande la lecture du passionnant ouvrage de Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Adam Biro, Paris 1993.
[8] Robert Smithson, « Art through the camera’s eye » (1971-1972), cité par Jean-Pierre Criqui, « Un trou dans la vie (Robert Smithson va au cinéma) », in Le paysage entropique, op. cit.
[9] Abraham Bosse, Traité des pratiques géométrales, 1665.
[10] Pline, Histoire naturelle, Livre XXXV, paragraphes 151-152.
[11] Michel Frizot, « Un dessein projectif : la photographie », in Projections, les transports de l’image, catalogue de l’exposition, Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains, 1997.
[12] Theodor Adorno, L’art et les arts, Desclée de Brouwer, Paris 2002.

mercredi 1 mars 2006

Daniel Buren, > ou < ?

(paru dans Art 21#6, mars 2006)

À l’occasion de 25 ans du CCC, Daniel Buren a réalisé au Château de Tours une pièce in situ intitulée Plus grand ou plus petit que ?. Cette manifestation s’inscrit dans la suite d’un ensemble d’interventions récentes, à la lumière desquelles il est tentant d’esquisser une critique évaluative d’une œuvre dont les principaux ressorts et enjeux sont connus depuis plusieurs décennies[1].

L’exposition tourangelle s’apparente, à une échelle plus restreinte, à celles du Mnam en 2002 (Le musée qui n’existait pas) et du Musée Guggenheim de New York en 2005 (The eye of the storm) — ce que souligne la diffusion de deux films documentaires réalisés pendant la conception et le montage de ces expositions[2]. Buren a choisi ici de « n’exposer » qu’un seul objet — s’il est encore possible de parler d’objet à propos d’un vaste volume de plan triangulaire haut de trois étages et dont les échafaudages débordent à l’extérieur, entre les deux tours de l’édifice. À l’intérieur du volume, vide de tout autre objet, délimité par des cloisons légères et éclairés par de simples tubes fluorescents, le sol et les contours du triangle sont uniformément peints et les fenêtres habillées de films transparents de même couleur (bleu au rez-de-chaussée, jaune au 1er et rouge au 2nd). Les murs de pierre claire qui séparent les salles du château sont laissés tels quels. Dans les pièces situées hors de l’emprise du volume triangulaire, rien n’a changé, si ce n’est la présence de l’envers des cloisons et la structure métallique qui les supporte. L’œuvre forme une découpe géométrique dans la structure du bâtiment, écho aux éphémères objets « en creux » découpés par G. Matta Clark dans des bâtiments voués à la destruction au milieu des années 1970.

Cette intervention est à l’évidence plus modeste en termes de dimensions, de budget, de visibilité, que celles du Mnam et du Guggenheim. Mais à Paris comme à New York, le compromis entre l’artiste et l’institution était manifeste : si Buren a obtenu davantage de surface en rognant sur les espaces extérieurs du Centre Pompidou, il a dû sacrifier à l’attente institutionnelle et « montrer des pièces », alors que son projet initial ne comprenait « que » l’agencement des salles suivant une grille modulaire[3]. De cet aménagement d’une proposition radicale résultait une suite de variations sur le thème de l’échantillonnage rétrospectif, davantage ludique que véritablement critique.

Au Guggenheim, l’exposition ne put voir le jour qu’au terme d’un long processus : l’artiste avait dans un premier temps envisagé de déborder sur l’espace extérieur par une structure, supprimée pour des raisons de sécurité. Pour autant, l’œuvre réalisée correspond bien à la traditionnelle démesure américaine : telle une proue de navire, un angle recouvert de miroirs occupait, sur toute sa hauteur, la partie centrale de la spirale de Wright, entièrement vidée de ses œuvres pour l’occasion. Buren occupe seul cet espace, et avec une seule pièce — revanche sur la censure dont avait fait l’objet sa grande Peinture-sculpture en 1971 par certains minimalistes américains qui en avaient obtenu le démontage avant l’ouverture de l’exposition. En contrepartie de ce privilège concédé à un artiste — moins connu aux Etats-Unis qu’en France — par un musée qui prend le risque commercial de rester « vide » non seulement durant l’exposition mais aussi pendant les semaines de montage et démontage, Buren joue le jeu de la démesure et du spectacle, en renvoyant à l’architecture et au public leur propre reflet.

À Tours, la pièce réalisée use moins de ce ressort spectaculaire. La réponse aux sollicitations du lieu est plus directe et plus simple, sans esbroufe ni recherche de pittoresque. En dépit d’une simplicité quasi didactique (dedans-dehors, ouvert-fermé, recto-verso, contenant-contenu, unité-fragmentation…), l’œuvre provoque une forme de désorientation lente. Ce que l’on sait n’est pas illustré par ce que l’on voit : le triangle n’est jamais perçu en tant que tel, sauf à se trouver à proximité de l’un de ses angles — mais alors la perception n’est que parcellaire. Cet écart est comparable à celui décelé par Yve-Alain Bois dans les œuvres de Serra et Smithson[4], entre plan et élévation, entre une lecture gestaltiste de l’œuvre et une approche phénoménologique dans laquelle le jeu des parallaxes est essentiel. Le temps de l’expérience n’y est pas représenté, mais produit par l’écart, contrairement à la pièce intitulée justement Le temps de la peinture présentée lors de la dernière Biennale de Lyon. L’évolution de ce dispositif était indexée, en résonance ou illustration de la thématique proposée, sur la durée effective de l’exposition : fixés sur des tubes d’échafaudage balisant verticalement l’espace, de larges panneaux de plexiglas colorés étaient quotidiennement ôtés, jusqu’à disparition. L’expérience de ce dispositif, somme toute attendu, ne laissait que peu percevoir cette dimension temporelle, à moins de n’envisager l’exposition que comme un espace de narration.

L’œuvre de Buren semble aujourd’hui relever de problématiques liées à l’architecture et la sculpture, qui se manifestent à travers une propension récurrente à « vider les lieux ». Cette attitude oscille entre deux pôles : tantôt elle incline vers une conception du musée et de l’exposition comme un espace de narration et de spectacularisation du public, et rencontre sur ce versant des échos chez des artistes comme Jeppe Hein, dont le Labyrinthe invisible[5] subissait des modifications quotidiennes similaires à celles du Temps de la peinture, ou Tiravanija substituant, lors de sa récente rétrospective[6], la description à la présence matérielle des œuvres, usant d’une forme ready-made du musée envisagée comme un théâtre.
Tantôt, l’œuvre apparaît plus proche des formes et enjeux présents dans les œuvres minimalistes et post-minimalistes (de Flavin à Turell, de Serra à Matta Clark), dont elle réactive à Tours les effets de présence et la capacité à produire un lieu spécifique. C’est peut-être, curieusement, à travers ce minimalisme tardif que l’œuvre de Buren questionne le plus efficacement et le moins complaisamment l’espace — architectural et institutionnel — qui l’accueille, ou qu’elle transforme pour produire le lieu d’une expérience de l’espace et du temps, sans recourir aux grosses ficelles littéralistes de la narration et du spectacle.

[1] J’ai abordé sous un angle critique les relations entre artiste, collectionneur et institution dans un compte-rendu de la rétrospective Daniel Buren, Une traversée, Peintures 1964-1999, au Musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq (« Une fable au pays des rayures », Ddo n°39, mars/mai 2000).
[2] Le musée qui n’existait pas, de Gilles Coudert, Sébastien Pluot et Xavier Baudoin (2002, 30 min.) et Buren et le Guggenheim, de Stan Neumann (2005, 52 min.).
[3] La scénographie de la récente exposition Dada en a repris le principe.
[4] Yve-Alain Bois, « Promenade pittoresque autour de Clara-Clara », in Richard Serra, catalogue de l’exposition au Mnam, Paris 1983.
[5] Présenté cet automne à l’Espace 315, Mnam, Paris.
[6] Une rétrospective (Tomorrow is another fine day), Musée d’art moderne de la Ville de Paris/ARC au Couvent des Cordeliers, février-mars 2005. Voir au sujet de cette exposition Frédéric Wecker, « Quand les usages deviennent forme de vie », Art 21 n°1, janvier 2005.

dimanche 15 janvier 2006

De quelques effrangements spécifiques


(paru dans L'art même #30, 1er trimestre 2006)

Au-delà d’une question de hiérarchie, comment penser les relations qu’entretiennent beaux-arts et arts appliqués ? Si chaque époque voit celles-ci infléchies des préoccupations esthétiques et politiques différentes — synthèse des arts, œuvre d’art totale, abolition des limites entre l’art et la vie, critique ou adhésion à la société de consommation, art « relationnel » —, l’exemple américain au sortir de la Seconde guerre mondiale semble concentrer à lui seul les multiples enjeux encore à l’œuvre aujourd’hui.
Aux Etats-Unis, la 2nde moitié des années 1950 est le théâtre de remises en cause des modèles esthétiques dominants. L’expressionnisme abstrait, tel que l’envisagent les artistes de la nouvelle génération, tend à se figer en formules académiques après avoir largement contribué à la construction d’une identité artistique américaine, tandis que la sculpture construite, en dépit du passage à une plus grande échelle, ne parvient pas à se dégager des modèles hérités du cubisme. Deux types de discours les accompagnent : une vision « existentielle » (Rosenberg) dans laquelle la subjectivité de l’artiste est essentielle ; et l’approche formaliste (Greenberg), axée sur la réflexivité et l’autonomie de l’œuvre d’art. Y répondent, d’une part, une volonté renouvelée de fusion des arts au travers des performances et happenings (Kaprow, dans une double filiation Pollock-Duchamp) et d’interrogation des limites de l’art et la vie (Rauschenberg), et d’autre part, la formulation de propositions qui ne relèvent « ni de la peinture ni de la sculpture »[1] (Judd) mais revendiquent leur caractère d’objet. L’ambiguïté des « nouvelles œuvres tridimensionnelles » correspond à ce qu’Adorno décrit, en 1966[2], comme des phénomènes d’effrangement des arts les uns avec les autres ; elles substituent leur présence intramondaine à l’espace transcendantal de l’art moderniste autonome, au sein de ce « continuum entre les beaux-arts et les arts populaires », intégrant les produits de la société de consommation, qu’a décelé Lawrence Alloway[3].
L’influence des avant-gardes européennes s’y fait encore sentir, en raison notamment de l’influence de l’enseignement dispensé par des artistes et architectes que la Seconde guerre mondiale a contraints à l’exil : Ozenfant, Albers, Moholy-Nagy, Breuer… Le Purisme, dont Ozenfant partage la paternité avec Le Corbusier, valorise les formes archétypales de la production mécanisée — l’œuvre de Lichtenstein, qui fut son élève, est un exemple de l’influence de cette esthétique. Les théories et méthodes d’apprentissage du Constructivisme et du Bauhaus, diffusées par Albers, Moholy-Nagy, Gabo, font le lien entre formes artistiques et production industrielle, ce qui infléchit le cours d’œuvres émergeant au cours des années 1960, parmi lesquelles celles d’Artschwager (élève d’Ozenfant en 1949), Serra (qui fut celui d’Albers en 1962) ou Morris (dont les écrits témoignent de la connaissance du Constructivisme de Tatline et Rodchenko ou du Café pittoresque de Yakoulov, sans adhérer à leur idéal productiviste). Les années 1950 correspondent également à une nouvelle phase de réception de Dada : la jeune génération (en particulier Cage, Kaprow, Cunningham, Rauschenberg) découvre notamment Duchamp, installé à New York mais dont l’activité est demeurée jusque-là plutôt discrète[4].
Le recours à des formes, matériaux et techniques en provenance du champ des arts appliqués est également lié aux activités professionnelles des artistes : si nombre d’abstraits expressionnistes ont bénéficié des aides accordées par le Federal Art Project entre 1935 et 1943, la nouvelle génération doit subvenir seule à ses besoins, et nombreux sont ceux qui ont un emploi alimentaire dans le domaine des arts appliqués ou de la construction. Des passages s’ouvrent ainsi d’un champ à l’autre : l’activité artistique se nourrit de nouveaux matériaux, gestes, processus ou images.
Cette situation s’enrichit d’apports vernaculaires, anciens ou contemporains. B. Rose a décelé une source commune au Pop et à l’Art minimal dans le Précisionnisme de Sheeler ou Murphy[5] (synthèse américaine du cubisme et du purisme). Comme ces derniers, les artistes des années 1960 puisent dans un répertoire de formes élémentaires, d’objets ordinaires ou industriels, renvoyant à une réalité américaine spécifique, qu’incarnent également, à leur manière, le mobilier et l’artisanat des Shakers[6] depuis le XIXe siècle. Leurs caractéristiques (simplicité, fonctionnalité, grande qualité de fabrication) anticipent le dépouillement, la rigueur de conception et de réalisation des objets minimalistes, en particulier chez Judd, collectionneur de mobilier Shaker. Parmi les sources « locales » plus récentes, citons l’aménagement de la galerie de Peggy Guggenheim par F. Kiesler en 1942 ou le mobilier néoplastique de l’atelier new-yorkais de Mondrian ; les expérimentations de Charles et Ray Eames sur le contreplaqué et la fibre de verre (années 1940) ; le mobilier moderne et élégant de Knoll (Credenza, 1961) ou plus « pop » de Nelson (canapé Marshmallow, 1956). Il faut encore signaler l’impact des théories du design formulées notamment par Raymond Loewy[7], qui rompent avec le fonctionnalisme au profit d’une conception de l’objet comme signe ou image de la fonction. Les formes dévaluées de la modernité suscitent également un intérêt critique chez Artschwager et Oldenburg : références au mobilier de chambres de motel (Bedroom ensemble, 1963), emploi de matériaux considérés comme vulgaires (Formica, fourrure synthétique, vinyle…).
Du bricolage à la phase industrielle
Au début des années 1960, la mise en œuvre relève fréquemment du bricolage — plus rarement, d’une activité artisanale élaborée : ainsi les sculptures de Smith et LeWitt fabriquées en contreplaqué assemblé et peint ; les premières œuvres tridimensionnelles de Judd, en 1961-62, dont la présence matérielle est accentuée par l’introduction d’objets de remploi (verre armé, disque de cuivre, moule à cake, tuyau), remplacés à partir de 1963-64 par des matériaux neufs (plexiglas, aluminium, panneaux de bois, acier galvanisé, laque) ; les sculptures d’Andre (Cedar piece, 1959), recourant à des techniques élémentaires de menuiserie et d’assemblage, alors qu’Artschwager bénéficiant en revanche de son savoir-faire considérable en ébénisterie, construit des structures géométriques, simulacres de meubles marquetés de Formica.
Mise en œuvre et matériaux recourent très vite aux moyens de production industrielle. Ainsi Flavin puise dans la gamme d’une entreprise de matériel électrique ; Judd supervise les schémas techniques et la fabrication des pièces qu’il délègue à l’entreprise Bernstein. Artschwager procède à la reconversion de sa menuiserie en atelier de sculpture en conservant ses ouvriers. En 1966, est créée la Lippincott Inc. : son unique activité est la fabrication de sculptures métalliques de grandes dimensions (œuvres d’Oldenburg, Sugarman, Morris…). Ce type de collaboration modifie le rapport des artistes au processus de conception et de fabrication, en raison de la précision requise pour le façonnage et l’assemblage — Judd s’est souvent plaint de la difficulté de trouver de bons fabricants — ou des contraintes liées aux dimensions et au poids des pièces — dans le travail de Serra en aciérie au début des années 1970. Il fait aussi, parfois, l’objet de critiques amusées : The Store d’Oldenburg (1961) ne proposait à la vente que des objets « faits-main », périssables, inutilisables, « anti-design ». L’approche ironique des modes de conception, de fabrication et de diffusion des œuvres, proches de ceux de n’importe quel objet manufacturé, est différente dans le projet Hybrid de Laing et Phillips (1966)[8]. Ils conçoivent et réalisent une sculpture sur le modèle d’un produit de grande consommation : étude de marché, échantillons de matériaux et couleurs, prototype aligné sur le goût moyen, vente de maquettes singent les différentes étapes de conception et de mise sur le marché d’un objet conçu en fonction de contraintes économiques.
Sans que l’on puisse toujours parler d’influence, des correspondances apparaissent entre les démarches des artistes et les expérimentations menées, principalement en Italie, par les designers contemporains. Le Radical Design[9] explore les possibilités offertes par le ready-made : la simplicité d’association dans les sièges Mezzadro et Sella de Castiglioni (1957) est proche de celle d’œuvres de Flavin, comme Barbara Roses (1962-64), constituée d’un pot de fleurs et d’une ampoule électrique plutôt kitsch. Il propose aussi de nouvelles relations à l’espace et au corps : les canapés curvilignes et modulables à volonté de Joe Colombo (Additional living system, 1967-68 ; fauteuil Tube, 1969-70) ou Verner Panton (Pantower, 1968-69), font écho, le confort en plus, aux recherches de Morris (relation de la sculpture à l’échelle du corps dans Box for standing, 1961). Au rejet de la structure rigide du meuble (siège Sacco, 1968), correspondent les recherches sur les formes du mou (Oldenburg, Morris, Kusama). Formes et images inédites exploitent les propriétés des matières plastiques (Chaise Panton, 1959-60, moulée d’un seul bloc ; les sièges Pratone (Gruppo Strum, 1966-70), et Marylin (Studio 65, 1972), en mousse de polyuréthane moulée, agrandissements très « pop », d’un carré de pelouse et de lèvres pulpeuses, ou encore le fauteuil d’enfant Spotty en carton plié (Peter Murdoch, 1963), reprenant la forme d’un cornet de frites, sont proches, par le travail sur l’échelle et leur fétichisme humoristique, des productions d’Oldenburg ou Warhol.
L’espace partagé
Minimalistes ou « pop », ces œuvres manifestent la volonté d’instaurer une continuité avec l’espace physique quotidien du spectateur — ce que Marcia Tucker nomme en 1976 un « espace partagé »[10]. D’une échelle généralement proche de celle du corps, les œuvres de Judd, Morris, Oldenburg, Artschwager, Grosvenor, Andre, accentuent la relation à l’architecture : posées directement au sol ou en très haut-relief sur le mur qui les supporte, appuyées contre un angle ou suspendues au plafond, elles explorent des dispositifs non-conventionnels mais proches de l’ameublement. Trop proches, en tout cas, aux yeux de Greenberg, à qui les œuvres minimalistes semblaient si élégamment dessinées qu’elles convoquent le souvenir de l’exposition Good design qui s’est tenue au Moma en 1952[11]. Pourtant, Judd, qui a lui-même une activité de designer à partir du début des années 1970, se défie de ces proximités : en 1965, il déplore que les sculptures d’Artschwager ressemblent trop aux meubles dont elles s’inspirent[12]. Le design est pour Judd une activité séparée de la sculpture : il insiste sur les différences de proportions, de construction, et surtout sur l’absence de fonctionnalité de la sculpture. La position d’Artschwager est des plus intéressantes : « Je fabrique des objets en vue d’un non-usage », déclare-t-il[13]. Ce curieux terme correspond bien au double mouvement animant ses œuvres : celles-ci semblent solliciter le spectateur, par leur familiarité, leur apparente ergonomie, et simultanément se retrancher, par de singuliers écarts (proportions, détails de construction, évocation de possibles rituels…) de l’espace du quotidien qu’elles évoquent. Difficilement réductible à une tendance (minimaliste, pop, hyperréaliste…)[14], la sculpture d’Artschwager pointe peut-être le nœud opératoire des objets spécifiques minimalistes : jouer d’une accointance, d’un point de contact avec l’espace « réel », sans pour autant y adhérer totalement.
L’important travail de Judd sur le plan de l’architecture révèle, sous un autre angle, l’attention portée à ce « point de contact ». On connaît ses griefs à l’encontre des conditions d’exposition au sein des institutions, et sa conception du musée idéal, qu’il concrétise, à partir de 1973, à Marfa (Texas)[15], concevant dans cette ancienne base militaire des espaces d’exposition, de travail et de vie, où s’articulent les relations entre ses œuvres, sa collection, le mobilier. La visibilité de l’œuvre est conditionnée par un aménagement adéquat de l’environnement, sans que l’œuvre elle-même y soit indexée ni qu’elle fusionne avec son cadre architectural.
Dès lors, la frontière est mince entre la conception et l’exposition d’une œuvre et un travail d’aménagement, voire de décorateur. Une fois franchie, émerge une nouvelle fonction de l’artiste en concepteur d’espaces. La présence récurrente de la figure de l’artiste en designer, des pratiques dites hybrides, indexées à l’espace ou au temps de l’exposition, autant que la recherche de nouvelles voies de production et de diffusion semblent aujourd’hui avoir fait l’objet d’une acceptation basée sur la valorisation de l’usage, la volonté de « désacraliser » l’art, ou au moins de le séculariser. Réfléchir aux conditions d’élaboration de cette situation, c’est à quoi ce texte a tenté d’introduire, en remontant la piste de ses filiations « pop » et minimalistes.

[1] Donald Judd, « Specific objects », Art Yearbook, 1965.
[2] Theodor Adorno, L’art et les arts, éd. Desclée de Brouwer, Paris 2002.
[3] Lawrence Alloway, « The arts and the mass-media », in Architectural design, 1958.
[4] Sur la réception de Dada aux Etats-Unis dans les années 1950, voir Judith Delfiner « Quelques gouttes de sauvagerie sur Manhattan », Les Cahiers du Mnam n° 93, automne 2005.
[5] Barbara Rose, « The politics of art, part II », Artforum, New York, janvier 1969.
[6] Sur ce sujet, voir notamment Les Shakers, vie communautaire et design avant Marx et le Bauhaus, Édition du CCI-CGP, Paris 1976.
[7] R. Loewy, La laideur se vend mal, 1963.
[8] Bien que britanniques, Laing et Phillips ont réalisé Hybrid à New York. Sur les rapports entre beaux-arts et arts populaires ou appliqués en Grande-Bretagne, je renvoie à mon compte-rendu de l’exposition Stroll on (commissariat d’Eric de Chassey, Mamco, Genève 2005), in Art 21 #5, décembre-janvier 2005-06.
[9] Cette tendance a fait l’objet d’une importante exposition, The new domestique landscape, (Moma, New York, 1972).
[10] Marcia Tucker « Shared space. Contemporary sculpture and its environment », in 200 years of american sculpture, Whitney museum 1976.
[11] Clement Greenberg, « Recentness of sculpture », Art International, avril 1967. Good design était une série d'expositions de mobilier moderne. Voir James Meyer, Minimalism, art and polemics in the sixties (Yale University Press, New Haven et Londres, 2001), en particulier le chapitre « Recentness of sculpture : minimalism and Good design » (p. 210-221).
[12] Donald Judd, « In the galleries : Richard Artschwager », Arts Magazine, mars 1965.
[13] « The object : still life », interview d’Artschwager par Jan McDevitt, Craft Horizons, sept-oct. 1965.
[14] Sur un aspect des descendances communes au minimalisme et au pop art, voir « Minimal pop » (Commissariat Petra Bungert & Friederike Nymphius), in Peinture : cinq regards, Éditions du regard, Galerie les filles du calvaire, Paris-Bruxelles 2005, ainsi que mon compte-rendu de cette exposition in L’art même #26, 1er trimestre 2005.
[15] Voir www.chinati.org