mercredi 1 octobre 2008

Singuliers pluriels


(paru dans Archistorm #33, octobre-novembre 2008)


Vue de l'exposition Jean-Pierre Pincemin, Tanlay

Hormis leur appartenance commune à une génération apparue à la fin des années soixante, dans un contexte dominé par les néo-avant-gardes, tout semble devoir séparer Fred Sandback (1943-2003) et Jean-Pierre Pincemin (1944-2005).

Occultés par des individualités emblématiques de l’air du temps ou identifiables par l’emploi de signes récurrents, l’un et l’autre demeurent des figures singulières aux parcours mal connus.

Les sculptures de Sandback se réduisent dès 1967 à un plan ou un volume géométrique « sans intérieur », obtenu avec des fils colorés, textiles ou métalliques, tendus sur les murs ou dans l’espace. Ces caractéristiques, comme la formation de l’artiste au contact de Judd et Morris, ont durablement associé sa pratique à l’art minimal.
Ces œuvres, intégrant une part d’illusion, projettent dans l’espace un dessin idéal, proche d’un mazzochio, et activent les plans et volumes d’air définis par le tracé des fils. Ainsi Ten-part vertical construction (1996-2008) procure la sensation de plans transparents et mobiles. Parfois pénétrables, ces sculptures n’encouragent cependant pas le spectateur à les toucher, le tenant à distance par la densité de l’espace qu’elles contiennent sans l’occuper. Cette capacité à exister dans le peu qui est là est sans doute leur aspect le plus fascinant et poétique.
D’aucuns reprocheront la suite d’un parcours a priori sans nouveauté ni rupture. Sandback fait partie de ces artistes qui « tiennent la distance » avec une proposition a minima, dont la réitération n’est toutefois pas une simple reprise : c’est la recherche d’une vibration particulière et fragile, la mise à l’épreuve d’une efficacité incertaine par l’expérience renouvelée.

Autodidacte, Pincemin s’est formé au Louvre. Ses Carrés collés, sur toile libre (1969) précèdent de peu la formation du groupe Supports - Surfaces, auquel il est associé bien qu’ayant vite pris ses distances, pour des motifs politiques et esthétiques. Son parcours refuse ensuite toute progression linéaire. Palissades, Damiers, Cercles, Grandes Pleureuses (1980-85) sont construits selon un vocabulaire géométrique épuré qu’un évident plaisir de peindre enrichit de raffinements chromatiques, sans céder aux afféteries d’un métier emprunté. Les débordements dans les marges des glacis superposés, ainsi que les jeux de points à relier structurant les gravures dès les années soixante-dix sont la source de développements anarchiques de la grille initiale. Proliférant dans le tournoiement des sculptures en bois de rebut, celle-ci se mue en labyrinthes, arbres, constellations, dans les peintures qui se chargent, à partir de 1985, d’allusions figuratives. Le peintre enchaîne alors des suites magistrales — L’année de l’Inde, La dérive des continents, les Chasses au lion. Les égarements volontaires, l’élégante désinvolture de Pincemin ne doivent toutefois pas occulter un parcours dont la cohérence paradoxale repose sur la diversité de propositions et d’expériences, que l’exposition restitue avec beaucoup de finesse.

Loin d’avoir été boudés, de leur vivant, par les responsables de collections publiques et les collectionneurs privés, Sandback et Pincemin ont bénéficié du soutien d’observateurs attentifs et constants. Mais ils n’ont pas encore fait, en France, l’objet d’un travail qui les libèrerait d’attaches historiques trop serrées, et donnerait la pleine mesure de la singularité et de l’actualité de leurs parcours respectifs. L’un comme l’autre mérite, à l’évidence, une visibilité et une reconnaissance plus larges (1). Espérons que les belles expositions de cet été ne sont que le prélude à des manifestations d’une autre ampleur.


(1) Le musée de Grenoble a présenté une sélection d’œuvres de Sandback fin 2007 à la Tour de l’Isle. La rétrospective initialement prévue en 2003 au Musée de Bordeaux a dû être annulée suite à la disparition de l’artiste.
Le musée d’Issoudun a également présenté cet été une sélection d’œuvres de Pincemin.

Fred Sandback (21 juin – 12 septembre 2008), Galerie Nelson-Freeman, Paris

Jean-Pierre Pincemin (2 juin – 26 septembre 2008), Centre d’art de l’Yonne, Communs du Château de Tanlay.
À l’occasion de l’exposition est parue une publication réunissant plusieurs essais et entretiens par Patrick Grainville, Déborah Laks, Lucie Simoën et Jacques Py.

mardi 1 juillet 2008

De Promenade en errances

(paru dans Archistorm #32, juillet-août 2008)

Promenade a été conçue par Richard Serra comme un dispositif révélant les qualités de « place publique » que revêt à ses yeux la verrière du Grand Palais. L’occasion de réinterroger les relations que son œuvre entretient aujourd’hui avec l’espace public.


L’œuvre de Serra, à ses débuts, se fonde sur une critique sans concession des conditions d’existence et de visibilité de la sculpture — donc de son articulation avec l’espace du spectateur, c’est-à-dire l’espace public et politique —, critique qui a conduit l’artiste à élaborer des formes austères et brutes, parfois perçues comme âpres et agressives. Si Promenade fait l’objet d’une réception largement favorable, il n’en a pas toujours été ainsi des sculptures publiques de Serra. L’artiste aurait-il cédé au consensus ?
Aujourd’hui, les collections les plus prestigieuses se doivent de comporter au moins un «Serra» (Torqued Ellipses à la Dia Foundation, Matter of time au Guggenheim de Bilbao, Single double torus au siège social de LVMH, Gates of paradise dans la collection personnelle de Bernard Arnault, Elevations for La Mormaire commandée par François Pinault pour le parc de son château de Montfort-L’Amaury…). Par l’échelle à laquelle il travaille (celle de l’architecture) et le matériau qu’il privilégie (l’acier), Serra entretient des relations étroites avec les géants mondiaux de la sidérurgie, au premier rang desquels Mittal — qui a annoncé il y a plusieurs mois, contre les promesses faites à l’époque de son OPA sur son concurrent français Arcelor, la fermeture du site de Gandrange en Lorraine, et provoqué la colère des ouvriers entamant une grève qui perdure aujourd’hui. Le sculpteur, qui affiche une sensibilité « de gauche » (opposant à la torture en Irak et à Guantanamo, et fervent supporter d’Obama), est-il aujourd’hui « vendu » au Capital, alors qu’il décrivait les conditions de travail particulièrement pénibles des métallos de la Ruhr en 1979, dans un film intitulé Steelmill/Stahlwerk, source d’une vive polémique à l’époque car considéré comme gauchiste?
L’économie de la réalisation de ses pièces, proche de celle de l’industrie cinématographique, le conduit à rechercher les soutiens politiques, financiers et techniques. Il est pourtant hâtif et excessif de n’y voir qu’une démonstration de puissance au service des commanditaires. C’est, d’abord, oublier qu’au cours des siècles passés, l’art le plus audacieux a pu être soutenu par des despotes (certes éclairés) ; c’est, ensuite, ignorer qu’une œuvre peut — doit — échapper au cadre de sa commande. La sculpture publique de Serra en fournit plusieurs exemples. Terminal, installée en 1977 à Bochum, fut vivement critiquée par le CDU qui voyait là un gaspillage des deniers publics par la Gauche. En 1989, Tilted arc, sur Federal Plaza à New York, fit l’objet d’un démontage nocturne ordonné par le Gouvernement Fédéral Américain, au terme d’un procès retentissant perdu par Serra. Quant au démontage de Slat, à La Défense, ce fut le fait du prince, en l’occurrence l’élu local présidant alors l’Epad (Établissement Public d’Aménagement de La Défense, propriétaire de l’œuvre), et l’on sait l’errance de Clara-Clara du Centre Pompidou aux Tuileries puis au Square de Choisy, et sa longue période de remise par la Ville de Paris.
La réception pour le moins contrastée de l’œuvre de Serra recoupe partiellement la typologie de ses pièces : installées dans un paysage naturel, elles sont le plus souvent ouvertes (blocs ou stèles balisant l’espace), selon une configuration que l’on trouve aussi dans les contextes où l’architecture est « anoblie » par sa dimension historique ou la signature d’un architecte admiré par Serra. Ainsi, en France, de Marguerite & Philibert (1985) installée dans un cloître du Musée de Brou à Bourg-en Bresse, d’Octagon for St-Eloi (1989) devant l’église romane de Chagny en Bourgogne, et de Promenade, sous la verrière du Grand Palais conçu par Henri Deglane, dont Serra admire les qualités conjointes d’architecture, de place publique et de paysage. Contrairement à la proposition de Kiefer l’an passé, il faut noter l’échelle particulièrement juste de son intervention, une certaine discrétion et un grand souci du détail: la légère inclinaison par rapport à la verticale déjoue toute mystique de l’élévation, et l’affleurement de l’un des angles inférieurs de chaque plaque très légèrement au-dessus du sol a pour effet de « soulever » visuellement les plaques, d’éviter une monumentalité écrasante. Promenade, assurant une transition douce entre la démesure du bâtiment et l’échelle humaine, attire l’attention sur les relations des éléments entre eux, du dispositif avec l’architecture et les visiteurs — invente, en quelque sorte, une place publique, en «marquant» le site.
Au second type de sculptures correspondent des structures « fermées » (châteaux de cartes, murs courbes, ellipses) qui se confrontent à l’espace urbain ; en font partie tous les cas conflictuels évoqués plus haut, et notoirement, Slat et Clara Clara.
Slat fait partie de l’important ensemble de sculptures publiques de La Défense. Installée de façon « pérenne » en 1984, suite à l’exposition que le Mnam a consacrée à Serra l’année précédente, elle est composée de 5 plaques d’acier de 12 mètres de haut dressées les unes contre les autres selon le principe du château de cartes. Elle présente une ouverture à l’intérieur de laquelle le promeneur peut pénétrer, découvrant deux salles successives ouvertes sur le ciel. Initialement placée à l’écart de la dalle centrale, sur un trottoir à quelques mètres d’un arrêt de bus, elle définit son propre site, introduisant une « disjonction » dans l’espace environnant. Comme les autres « free standing props », Slat rend particulièrement sensible la liaison instable de l’œuvre avec le sol. Or, le sol naturel est précisément ce qui fait défaut à La Défense, bâtie sur un millefeuille de dalles. Slat signale ce creux que dominent, triomphants, les gratte-ciel des multinationales. Sa masse brute se joue des surfaces fétichisées de leur enveloppe. Plus que les motifs douteux invoqués (insécurité et insalubrité!), c’est cela sans doute qui a conduit à son démontage : elle montre ce qui ne peut être toléré au cœur du premier quartier d’affaires européen : la transparence de sa structure, la précarité de l’abri qu’elle offre. Après que l’Epad ait, sans succès, tenté de la vendre pour s’en débarrasser, « gommé » sa présence du catalogue des œuvres d’art de La Défense, et même proposé à l’artiste de la sabler pour la rendre présentable, Slat sera finalement — et discrètement — réinstallée cet automne, en contrebas de la Grande Arche, entre une entrée de fournisseurs et le Nouveau Cimetière de Neuilly, au milieu du rond-point central du Carrefour de la Folie. Ce nouvel emplacement, dans une zone particulièrement hostile aux piétons, ne vise rien d’autre qu’interdire l’accès à l’œuvre (et donc d’en faire vraiment l’expérience), à grand renfort d’escaliers nauséabonds, d’absence de trottoirs, de bretelles d’accès à l’autoroute, de barrières métalliques et végétales.
Clara Clara a repris place à l’extrémité des Tuileries, dans le «fer à cheval» de Le Nôtre. Mais le caractère temporaire de cette réinstallation maintient le statu quo quant l’avenir de cette œuvre majeure, alors qu’il est évident que ce site, sur l’axe historique de Paris, n’a pas d’équivalent : Clara Clara n’est pas un objet de plus posé sur un tapis vert, elle suscite une expérience du lieu dans ses dimensions spatiale, temporelle et politique. Quelques jours après son installation (et le départ de l’artiste), elle était encerclée de ridicules barrières et flanquée de panneaux sommant le visiteur de « ne pas toucher ». La Ville de Paris, tout comme l’Epad avec Slat, n’était pas si précautionneuse lorsqu’il s’agissait de stocker l’œuvre…
Monumenta, grand-messe célébrant le génie de l’artiste, ressemble à un retour en grâce unanime après des années de polémiques. Pourtant, au-delà du succès de l’événement, le traitement réservé aux œuvres pérennes de Serra relève au mieux de l’indigence, au pire de la malveillance. Plus largement, il faudra un jour que les pouvoirs publics soient à la hauteur des œuvres dont ils ont la charge et la responsabilité. Alors que le conseil municipal de Londres vient de refuser le don d’une sculpture monumentale par Anthony Caro, il est nécessaire de comprendre que protéger la sculpture publique, c’est d’abord préserver l’espace public, et avec lui l’expression des libertés.

dimanche 8 juin 2008

Slow Impact. Olivier Filippi


(First published in French in Olivier Filippi, catalogue of the exhibition of the prize-winners of "November in Vitry")

One of the canonical definitions of painting appeals to material components: a canvas, stretched on a usually rectangular frame, that defines the space of the pictorial practice. Connected to the modernistic tradition, this definition conceives painting as an activity that is autonomous (with respect to the world and to its surrounding space), introspective (in its means and critical objectives) and detached (from products given up to cultural industries).
Looking hastily at Olivier Filippi’s paintings, one might — wrongly — connect them to this conception. His works, the abstraction of which is as uncluttered in terms of means (strong elements in limited numbers) as it is efficient in terms of effects (one shot images), inevitably evoke antecedents like Color Field paintings, hard-edge and minimalist American abstraction. Yet, even if these antecedents are both present and important among the “sources” of Olivier Filippi’s works, one should not overstate their role. To do so would be to overlook — conceptually as well as formally speaking — the complexity and the range of influences of these works, stretching across photography, 3D digital imaging, aggressive graphics of cartoons and advertising logos. Nevertheless, if Olivier Filippi’s works bring to mind associations with the products and images of the consumer society, they never simply “use” its images or ready-made signs. On the contrary, they stem from a slow process of elaboration. He borrows from the painters of late modernism the deductive logic that governs their works, and hijacks it in the same movement: the painting, though constructed “from its sides”, does not underline and does not repeat its limits. The painter is apparently trying to fix the ever-fluctuating trajectories of hypothetical and vividly colored objects — crossing the pictorial field without stopping anywhere, jumping from side to side in an unpredictable way, suddenly turning in this or that direction, drawing parabolic curves which leave a color trace as in the retinal persistence phenomenon. These movements, seen in their instantaneousness, give a temporal dimension to the painting. The sensation of speed that predominates there is actually produced slowly, by stretching the moment of the “gesture”, of the inscribing on the surface. These trajectories, these temporary figures look simple but they are not: their lines are never drawn “in one stroke”; they are the result of patient adjustments of their thickness and their curve, of constant “fine tuning” of the tensions of their bends, of the almost geological intrication of the multiple and superimposed layers. The surface is not seen as a given, nor as a limit. It is progressively built by the line which separates (through its cutting edge) or combines (through the play of the gradation) a colored and curved “figure” and a monochrome “background” which is usually metallic white, but sometimes in a color sharply in contrast with the color of the figure. As a consequence, figure and background are frequently insoluble, and sometimes open to revertibility. For the painter, the goal is not so much to inscribe a pre-drawn figure on the surface of a canvass stretched on a frame, than it is to produce and “stretch” the surface of the painting through a voluntarily limited number of operations: anchor the curves on the sides of the painting or wriggle out of them, cause the trajectory to rebound or suggest its continuation “off camera”, extend or compress its curve, create a depth of field or avoid it by associating “blurred” and “sharp” limits. These paintings are the result of a sedimentation of a past that has become invisible and has been the object of a conversion which concentrates on a fixed, efficient and immediate image — the slow energy being spread along their elaboration.
The drawings, on the other hand, proceed from a very different mode of conception and creation — which implies a materiality and a resulting effect that are very specific as well. Smaller, fragile-looking (as opposed to the paintings, defined by a very high “finish” quality), these drawings are conceived and made as series — as a sequence of variations inside a format. Variations in which moderation plays an important role. The range of tools chosen here (crayon, graphite, pen, felt pen, marker pen) serves a spontaneous and immediate writing process (curves, punctuations, graffiti) which cannot be corrected, which gladly integrates accidents (stains, dots, fragments of previous figures) and which also accepts the ever-possible irruption of incomplete figurative hints, often humorous or childlike (stylized flowers, heads or clouds). Next to the paintings, these drawings have a different relationship with time. As repeated annotations, as temporary situations, they spread all over the increased space of the ensemble they represent the strata which are condensed in the multi-layered surface of the paintings.
Following two distinctive methods, Olivier Filippi’s pictorial and graphic works put to the test the speed of images, the obvious commercial aspect of graphic design born from Pop, the “pure surfaces” aspect of the cultural mass-production. The drawings dismantle the process aimed, in the paintings, at reaching, through a slow and intuitive process, a strength and impact similar to the strength and impact of the technological and advertising images. As such, within the space and the moment of improvisation and “disorder” they give to themselves, and through their fragility itself, they combine the great mastery shown in recent paintings to the expression of a deep and thoughtful wish for impending renewals and unexpected destinies.

Lent impact

(paru dans le catalogue Olivier Filippi, exposition des lauréats de Novembre à Vitry, 2007-08)



Une des définitions canoniques du tableau se fonde sur des données matérielles : une toile tendue sur un châssis le plus souvent rectangulaire, et cernant le lieu de la pratique picturale. Attachée à la tradition moderniste, elle témoigne d’une conception de la peinture comme discipline autonome (dans sa relation à l’espace et au monde), réflexive (dans ses moyens et ses visées critiques), et détachée (des produits aliénés des industries culturelles).

Un regard hâtif sur les tableaux d’Olivier Filippi pourrait — à tort — les identifier à cette conception. Ces œuvres, d’une abstraction autant dépouillée dans ses moyens (des éléments forts en nombre restreint) qu’efficace dans ses effets (une image one shot), convoquent inévitablement les antécédents des peintures du Color Field, de l’abstraction hard-edge et minimaliste américaines. Sans nier leur existence et leur importance parmi les « sources » du travail d’Olivier Filippi, cette assimilation réduirait singulièrement — tant sur le plan conceptuel que formel — la complexité et les enjeux d’œuvres qui se nourrissent tout autant d’emprunts à la photographie, à l’imagerie numérique en trois dimensions, au graphisme agressif des cartoons et des logos publicitaires.
Toutefois, si elles suscitent ces associations avec les produits et images de la société de consommation, ces œuvres n’y prélèvent jamais d’images ou de signes ready-made. Elles sont au contraire issues d’un lent processus d’élaboration. Empruntant aux peintres du modernisme tardif la logique déductive régissant leurs tableaux, Olivier Filippi la détourne d’un même mouvement : le tableau, bien que construit « depuis ses bords », n’en accentue ni n’en répète la clôture. Le peintre semble chercher à fixer les trajectoires toujours fluctuantes d’hypothétiques objets vivement colorés, traversant le champ pictural sans s’y arrêter, bondissant d’un bord à l’autre de manière imprévisible, opérant de brusques voltes ou dessinant des courbes paraboliques, laissant une trace colorée comme sous l’effet de la persistance rétinienne.
Ces mouvements ainsi saisis dans leur instantanéité confèrent au tableau une dimension temporelle. La sensation de vitesse qui y domine est en réalité produite avec lenteur, par l’étirement du temps du « geste », de l’inscription à la surface. Ces trajectoires, ces figures provisoires ne sont simples qu’en apparence : les lignes n’en sont jamais tirées « d’un coup », mais résultent d’ajustements patients de leur épaisseur et de leur galbe, de constants « réglages » des tensions de leur courbe, de l’intrication quasi-géologique des multiples couches superposées. La surface n’est pas prise comme une donnée a priori ou une limite. Elle est construite progressivement par la ligne séparant (de son tranchant) ou fusionnant (par le jeu des dégradés) une « figure » colorée et curviligne et un « fond » monochrome le plus souvent d’un blanc métallique, mais parfois d’une couleur provoquant un fort contraste avec la première. Il en résulte que figure et fond demeurent fréquemment indécidables, quelquefois susceptibles de réversibilité. Il ne s’agit pas tant pour le peintre d’inscrire une figure préalablement dessinée à la surface d’une toile tendue sur un châssis, que de produire et « tendre » la surface du tableau par un registre volontairement restreint d’opérations : ancrer les courbes aux bords du tableau ou en prendre la tangente, faire rebondir la trajectoire ou suggérer sa poursuite « hors champ », étirer ou comprimer sa courbure, produire ou non une profondeur de champ en associant limites « nettes » et « floues ». Ces tableaux résultent d’une sédimentation du temps passé devenu invisible, objet d’une conversion concentrant en une image fixe, immédiate et efficace, la lente énergie déployée au long de leur élaboration.

Les dessins procèdent en revanche d’un mode de conception et de réalisation très différent — ce qui induit une matérialité et un effet produit eux aussi spécifiques. De dimensions réduites, d’apparence fragile (au contraire des tableaux qui se caractérisent par une très grande qualité de « fini »), ces dessins sont réalisés « en série », comme une suite de variations à l’intérieur du même format où la réserve joue un rôle important. La gamme d’outils choisis (crayon de couleur ou graphite, feutre, stylo, marqueur) sert une écriture spontanée et immédiate (courbes, ponctuations, graffitis), sans reprise possible, intégrant volontiers les accidents (taches, points, fragments de tracés provenant de dessins précédents), acceptant aussi l’irruption toujours possible d’allusions figuratives incomplètes, souvent humoristiques ou enfantines (fleurs, têtes, nuages stylisés).
En regard des tableaux, ces dessins entretiennent un autre rapport au temps. Annotations répétées, situations provisoires, ils déploient dans l’espace démultiplié de l’ensemble qu’ils constituent les strates condensées dans la surface feuilletée des tableaux.

Suivant deux modes distincts, les œuvres graphiques et picturales d’Olivier Filippi mettent à l’épreuve la vitesse de l’image, l’évidence commerciale du design graphique héritier du Pop, le caractère de pures surfaces des productions culturelles de masse. Les dessins démantèlent le processus visant, dans les tableaux, à atteindre par une voie lente et intuitive, une force d’impact similaire à celle de l’image publicitaire et technologique. À ce titre, par l’espace et le temps d’improvisation et de «désordre» qu’ils s’autorisent, et par leur fragilité même, ils associent à la grande maîtrise dont témoignent les tableaux récents la manifestation du souci profond et réfléchi de renouvellements prochains et de devenirs inattendus.

jeudi 1 mai 2008

Expériences & expérience

(paru dans Archistorm #31, mai-juin 2008)

Ce n’est pas l’une des moindres qualités de l’exposition Champs d’expériences – L’art comme expérience que d’être parvenue à réunir des artistes d’origines et de générations différentes, dont les pratiques relèvent de médiums, d’histoires et d’enjeux différents.

Le titre signale deux fonds de provenance des démarches présentées. L’un renvoie à la singularité de l’expérience constituée par l’acte performatif de création et le moment de réception esthétique (de l’expressionnisme aux happenings). L’autre convoque une approche scientifique reposant sur des protocoles précis, le matérialisme et l’objectivité des observations, et le retrait de l’artiste devenu opérateur, suivant le modèle d’une figure tutélaire de la modernité artistique et architecturale : l’ingénieur, le scientifique (dont les avatars ne manquent pas, des Constructivistes à Supports-Surfaces, de Moholy-Nagy au Process-art, du Corbusier à Olafür Eliasson).
Ce titre renvoie aussi à l’essai du philosophe américain John Dewey, dont la pensée fit l’objet d’une réception considérable, des avant-gardes russes à l’Expressionnisme abstrait puis au Minimalisme. Soulignant l’existence d’un continuum entre les activités « ordinaires » et l’expérience esthétique octroyant par la puissance de l’imaginaire une intensité accrue aux premières, Dewey précise : « L’expérience concerne l’interaction de l’organisme avec son environnement, lequel est tout à la fois humain et physique, et inclut les matériaux de la tradition et des institutions aussi bien que du cadre de vie local » (1). À quoi fait écho cette déclaration du sculpteur Toni Grand : « J’ai des visions d’objets finis, c’est l’imaginaire. Mais dès que l’action devient réelle, que les matériaux sont là, la réalité de la fabrique devient beaucoup plus importante que la vision que j’ai pu avoir ; l’un remplace l’autre. » Le congre, étrangement apparu dans son œuvre vers le début des années 1980 et repris de manière obsessionnelle, enduit de résine et servant de module variable à ses sculptures, illustre parfaitement cette articulation entre « vision » et logique du « faire ».
Le choix d’œuvres repose en grande partie sur l’exploration des pistes ouvertes par cette articulation : photogrammes de grands formats, en noir et blanc et couleurs, de Pierre Savatier ; « machines à voir » recelant des architectures habitées de peintures de Jean Laube ; sismogrammes des déplacements du brésilien Cadu ; enfouissement et archéologie dans les objets pris dans la résine de Bernard Guerbadot ; compulsion et hasard des perforations du papier opérées par Dominique de Beir ou des accumulations de « restes » de peintures par Al Martin ; « collections » d’objets trouvés réinvesties dans des sculptures jouant de l’accumulation ou de la prolifération (Patrick Condouret, Gilles Oleksiuk) ; sculptures et dessins de Richard Monnier, Arnaud Vasseux et Wilson Trouvé basés sur des matériaux et opérations simples (moulage, empilement…) auxquels ils font subir un déplacement léger mais significatif.

Autant que le résultat final importe le processus de transformation impliquant l’artiste attentif au cours des choses. Le « faire » n’est pas réduit à la seule « exécution », mais constitue un moment de la pensée. À l’image de l’élégante et fragile sculpture intitulée Associer, d’Arnaud Vasseux, les œuvres de ces artistes rendent particulièrement sensibles, pour le spectateur, les qualités de l’espace et du temps qu’elles travaillent et dont elles rendent visible la cristallisation provisoire.


(1) John Dewey, L’art comme expérience (1ère publication en 1934), Éditions Farrago, Université de Pau 2005.

Champs d'expériences (L’art comme expérience)

Simon Bergala, Thierry Costesèque, Laurent Proux. Intramuros

Ce texte est paru à l'occasion des expositions Intramuros à la Galerie Épisodique (Paris) en avril-mai 2008, et Market Gestures. Paintings, Hinterconti (Hambourg) en mai 2008.
Depuis, Laurent Proux est représenté par la Galerie Sémiose, Thierry Costesèque par la Galerie Eric Dupont, et Simon Bergala, sélectionné pour le Salon de Montrouge en 2010, a récemment présenté son travail à l'École des Beaux-Arts de Chateauroux, à l'issue d'une résidence d'artiste.
D'autres texte sur ce blog sont consacré au travail de Thierry Costesèque:
Un court texte de l'artiste, évoquant sa relation à l'œuvre plastique et théorique de Marc Devade, est également accessible depuis ce lien:


De gauche à droite: Simon Bergala, Front City (huile sur toile, 2007), Laurent Proux, Stratégie (trois dessins, 2008), Thierry Costesèque, Urban Cake (trois dessins-collages, 2007), Simon Bergala, Caduveo et Bororo II (craie à l'huile sur papier, 2007)


Ce qui réunit les œuvres de Simon Bergala, Thierry Costesèque et Laurent Proux, en amont de toute considération de « style » (si tant est que ce terme ait encore un sens) ou de proximités formelles (souvent superficielles et trompeuses), c’est d’abord leur intérêt pour les lieux, objets et images correspondant aux divers stades de l’activité économique (production, promotion, diffusion, échange, consommation), et une volonté de rendre compte de l’expérience suscitée par de tels espaces et objets : chaînes de production et entrepôts, gratte-ciel de quartiers d’affaires et emblèmes du maintien de l’ordre, enseignes, images publicitaires, papiers de bonbons et photographies de presse.


Au premier plan, de gauche à droite: Laurent Proux, Gant (huile sur toile, 2008), Thierry Costesèque, Annotations (huile sur toile, 2008), Simon Bergala, Caduveo et Bororo III (craie à l'huile sur papier, 2007)

Explicitement ou implicitement, ces œuvres nous entretiennent d’expériences à la fois proches et variées de l’espace urbain contemporain. Historiquement liées à la volonté d’organiser et de clarifier l’action, le récit, les représentations de l’espace urbain (et avec elles la vision perspective) ont été traversées, voire motivées, par des considérations d’ordre politique, social, économique, religieux. Depuis la Renaissance, la ville conçue comme une scène de théâtre à la fois projette une vision unifiée et idéalisée du monde, et traduit une volonté d’y inscrire l’Histoire. Ce détour permet peut-être de mieux saisir quelques enjeux de ces œuvres qui témoignent, à l’ère de la globalisation des échanges, de l’expérience d’un réel fragmenté, dominé par les flux et l’entropie plutôt que fondé sur les formes permanentes de la cité idéale.


Simon Bergala, City's Shell, 2008 (huile sur toile, 230 x 210 cm); au fond, Laurent Proux, Poste de travail et graffiti (huile sur toile, 210 x 220 cm)


Dans les tableaux de Simon Bergala, la « City » résume à elle seule la métropole contemporaine, réduite à un stéréotype dont la stylisation renvoie au graphisme simplifié du cartoon, évoque des maquettes ou des jouets, que la présence de casques menaçants rend toutefois moins innocents. Tantôt « cartographique », tantôt figurative, cette peinture intègre simultanément des éléments qui insistent sur la matérialité et la spécificité de l’espace pictural : motifs redoublant les limites du châssis, perspective empirique créant un espace ambigu et comme comprimé, exécution laissant, par une certaine « brutalité » du faire, une large place à une picturalité affirmée (touches larges et grasses, coulures, contrastes violents, densité de la couleur).

Thierry Costesèque, Urban Cake (dessin-collage, 2007), Laurent Proux, Chaine de production et graffiti, 2008 (huile sur toile, 210 x 220 cm)

La peinture de Laurent Proux opère davantage par découpe, prélèvement et montage de «détails » urbains ou des lieux clos de la production industrielle. Ces opérations visent à restituer l’hétérogénéité du perçu et le morcellement du processus de production organisé en « chaîne ». La photographie comme source documentaire demeure perceptible, dans des tableaux où la présence humaine ne se manifeste jamais que par l’entremise d’objets (tabouret, gant de manutention) et de signes (inscriptions, dessins, graffitis). Indices de l’occupation et de l’appropriation des lieux, mais aussi temps « dérobé » à la production manufacturée, ils renvoient également à l’origine pariétale de la peinture, et élaborent des figures étrangères aux standards de l’industrie.


Thierry Costesèque, Urban Cake, (huile sur toile, 2006), Laurent Proux, Sans titre (huile sur toile, 2008), Thierry Costesèque, Urban Cake (huile sur toile, 2007)

Thierry Costesèque s’intéresse aux espaces péri-urbains, aux enseignes et images publicitaires qu’il scrute, détaille, épuise jusqu’au cœur de leur matérialité (textures et trames photomécaniques, couleurs « lavées », réserves importantes). Ses tableaux reconstruisant la mémoire des espaces traversés et fuyants, ne livrent plus rien d’identifiable, mais semblent vouloir extirper la matérialité des images (et aussi, à travers elle, leur facticité et leur superficialité), la substance des espaces vacants, défaits. De cette décélération du regard, de ce ralentissement d’une imagerie conçue pour être immédiate, instantanée, résultent de multiples strates d’inscriptions, recouvrements, oblitérations et effacements, dont l’archéologie demeure incertaine.
Les démarches de ces trois artistes assument (voire revendiquent) un héritage des pratiques réflexives et critiques attachées à la vision moderniste, tout en débordant largement ces positions, pour intégrer des éléments issus de la culture pop, du kitsch façonné par la production croissante de biens de consommation et les industries culturelles de masse. Ces préoccupations ne se résolvent pas par le simple recours à l’évidence de l’imagerie, mais engagent une forte prise en compte de l’espace spécifique de la peinture et de son histoire.
S’y manifeste également une approche interrogative et critique, dans l’évocation des lieux du travail ouvrier déconnecté de toute origine ou finalité précise ; de villes dominées par les quartiers d’affaires associés aux signes et attributs de la surveillance et de la répression policière ; d’images publicitaires rendues inefficaces, déjà usées, ruinées…
Ces œuvres confrontent le temps de la production, de la ville, de l’image, qui est celui du présent permanent et instantané, au temps que la peinture impose, nécessaire ralentissement face à la fuite en avant d’images jetables à l’intérieur d’un régime d’échange et de consommation généralisé — un temps de suspension du regard.


Vue générale de l'exposition

mardi 15 janvier 2008

Sans titres et sans histoire


(paru dans Archistorm #29, janvier-février 2008)

« Ce que je réclamerais serait en somme un plus de dialectique. »[1]

Dans « La surface du design »[2], Jacques Rancière repère, du langage dépouillé de sa fonction descriptive et narrative du Coup de dés de Mallarmé au design fonctionnaliste de la firme AEG et de ses produits par Peter Behrens, une même recherche de « types », qui « tracent la figure d’une certaine communauté sensible. » Les deux axes selon lesquels se déploie le projet moderne (recherche de pureté de l’art autonome et transformation de la vie par l’art au service de l’industrie), ne sont pas les produits d’une scission survenue au cours de son histoire, mais les termes d’une dialectique qui nourrit « une même idée des formes simplifiées et une même fonction attribuée à ces formes — définir une texture nouvelle de la vie commune ».

Une large part de l’œuvre de Mathieu Mercier[3] se réfère à cette articulation a priori contradictoire. La modernité aurait vu — provoqué ? — la séparation et l’affrontement de l’art et de la marchandise. Curieux écho, chez un artiste né en 1970, au Greenberg d’« Avant-garde & kitsch »[4], où transparaît une assimilation de la modernité au modernisme — lequel est une lecture partielle, orientée, politique de la modernité et a, précisément, instauré le primat de la pureté et de l’autonomie de l’œuvre moderne, constamment menacée par la contamination des produits kitsch de l’industrie des biens de consommation. Une pièce intitulée Deux chaises (1998) l’illustre : l’utopie néo-plastique de Rietveld (1919) y est confrontée au prosaïsme d’une chaise de jardin en plastique bas de gamme — plutôt, par exemple, qu’au modèle Panton (1959), pourtant lui aussi sans « tache ni trace de travail »[5].

Considérer que la modernité fut ainsi dévoyée, c’est déplorer la perte d’une pureté fantasmée. C’est restaurer au passage l’autorité de l’art sur les autres formes produites par l’activité humaine ; oublier l’importance du rôle de la marchandise depuis le XIXème siècle, dans la conscience moderne — entre fascination, engouement et critique. L’œuvre de M. Mercier prête ainsi le flanc à un reproche comparable, sur un mode mineur, à celui d’Adorno pointant à W. Benjamin le manque de dialectique de son opposition entre œuvre autonome « auratique » et bourgeoise, et œuvre « mécanisée » dépourvue d’aura et révolutionnaire.

Peut-être parce qu’à l’ambition mallarméenne de « tout recréer avec des réminiscences »[6], M. Mercier préfère, à la suite de Bertrand Lavier, multiplier les signes reconnaissables, consommables et échangeables, eux-mêmes issus de la récupération fétichiste d’une modernité anhistorique réifiée par la production capitaliste et les industries culturelles. Cette logique de la citation — emprunt autant qu’acte de comparution — s’apparente à une activité de consommation d’un système de signes culturels équivalents ; tandis que l’histoire n’apparaît que comme une mythologie sans actualité.

Manque de dialectique, d’écart — de « retard », aurait dit Duchamp ?

[1] Lettre de Theodor W. Adorno à Walter Benjamin, 1936
[2] Jacques Rancière, Le destin des images, La Fabrique Éditions, Paris 2003
[3] Mathieu Mercier, Sans titres 1993-2007, ARC, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2008
[4] Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch » (1939), in Art et Culture, Macula, Paris 1988
[5] Jörg Heiser (extrait du catalogue)
[6] Stéphane Mallarmé, cité par Rancière, op. cit.