lundi 1 juin 2009

Résonances de Devade? Propos des artistes (extraits)


(paru dans Artistes ou lettrés ? Marc Devade & pratiques contemporaines, Camille Saint-Jacques et Eric Suchère (dir.), Collection Beautés #1, LienArt éditions, Montreuil 2009)

Les brèves notices qui les précèdent présentent le travail de chaque artiste et forment un texte « en pointillé » tressé avec les propos des artistes. Ceux-ci, apparaissant en italique, sont extraits d’une correspondance entamée en octobre 2008. Les artistes dont les contributions n’apparaissent pas in extenso ont exprimé leur point de vue sous forme de conversations informelles, dont le présent texte restitue l’esprit plutôt que la lettre.
Que l’ensemble des artistes qui m’ont accompagné dans cette réflexion trouvent ici l’expression de ma gratitude :
Gabriele Chiari, Thierry Costesèque, Olivier Filippi, Ron Johnson, Bernard Joubert, Sylvie Mas, Miquel Mont, Xavier Noiret-Thomé, Arnaud Vasseux.


Arnaud Vasseux, né en 1969 à Lyon. Vit et travaille à Marseille.

Dans la sculpture d’Arnaud Vasseux, l’expérimentation tient une place déterminante. Il s’agit moins de produire une image avec un matériau que de suivre une logique des matériaux, poussée à la limite de son point de rupture, dans de grands voiles de plâtre projeté, d’une grande finesse et d’une fragilité perceptible, réalisés in situ et indéplaçables. Pour autant ces œuvres ne visent pas à la production d’images spectaculaires, ni ne recherchent la performance technique. Celle-ci n’est qu’un moyen lui permettant de matérialiser un seuil d’existence limite, dont la précarité silencieuse accroît chez le spectateur l’intensité de l’expérience qui lui est offerte.

J’approche la quarantaine et je n’ai pas eu l’ambition théorique qui a, toute sa vie, animé Devade. Même si j’ai suivi avec un grand intérêt les réflexions de Marcellin Pleynet aux Beaux-Arts de Paris, c’est un aperçu indirect qui m’a été donné sur cette « riche » époque de débats en France.
J’avoue ma distance avec les positions idéologiques des artistes et préfère que les lectures (littérature et philosophie, par exemples) se voient le moins possible dans l’œuvre. Il n’est pas sûr que l’œuvre et l’artiste qui revendiquent des références (…) soient de fait les plus en proximité avec ce qu’ils citent. En disant cela, je ne veux pas occulter l’importance du débat d’alors, que ce soit en littérature ou dans les arts plastiques. Il n’est pas certain non plus que la dimension politique et critique d’un artiste (et parfois de ce qu’il fait) n’existe que dans l’énoncé des intentions (manifestes, articles, entretiens). La question est comment parler de son travail et j’observe, par exemple, combien de nombreux artistes miment la radicalité des discours des avant-gardes pour se persuader et persuader les autres d’être là où il faut. L’image encore, le double qu’on s’invente pour se rassurer.
Pour revenir à la figure du peintre lettré, je pense à un vivant, et à Kermarrec bien sûr. Tu sais que son travail, chaque tableau, vient d’un texte, d’une ou de plusieurs lectures. Le fil dans la toile est un livre important pour moi et on y voit le doute et la question dans chaque phrase. Dire « je ne sais pas » n’est pas seulement un aveu de faiblesse, c’est continuer à être attentif, à réfléchir sur l’écart qui travaille entre dire et faire, ou encore le rapport à ses propres intentions.

Sylvie Mas, née en 1979 à Montreuil. Vit et travaille à Paris. www.sylvie-mas.fr

Sylvie Mas élabore ses sculptures à partir d’une réflexion sur les procédés de moulage et de tirage, sur les techniques du staff dont elle détourne la fonction initiale de reproduction vers la production. Elle exploite notamment les possibilités ouvertes par l’utilisation de matrices souples, qu’elle combine à un travail de coupe et de montage qui s’associe au dessin de la coulée de plâtre. Citant chez Devade « la force matérielle du geste de la couleur », ses réflexions l’ont conduite à l’appropriation, et au déplacement dans le champ de sa pratique sculpturale, de concepts élaborés par celui-ci à propos de sa peinture.

« la force matérielle du geste de la couleur, seule façon de sortir de l’enclos idéaliste »
C’est à l’occasion de la rétrospective de 2003 que je me suis intéressée à la peinture de Marc Devade et que j’ai commencé à lire des textes issus de son Histoire critique d’une peinture. Je connaissais alors en vérité très peu ce travail, contrairement à celui des autres membres de Supports/Surfaces.
Les écrits m’ont d’emblée intéressée, je crois dans un premier temps plus même que les œuvres, en raison de l’expression d’un véritable regard sur l’histoire. À l’intérieur de cette histoire, ce sont moins les aboutissants, comme la critique du formalisme, que la nature des filiations et la manière de les établir qui ont attiré mon attention. En mettant en relation œuvres et artistes choisis par rapport à des problématiques plastiques communes, il dresse le portrait d’une histoire en quelque sorte du point de vue de l’artiste.
Ce regard a fait écho à l’intérieur de ma pratique, non pas en raison d’une communauté de point de vue, mais parce qu’il m’a semblé y reconnaître mes questionnements. J’envisageais cette histoire avec d’autres artistes, d’autres œuvres qui a mon sens auraient tout aussi bien pu relever du champ de la sculpture. Ainsi Medardo Rosso devenait le point de départ d’une histoire parallèle à celle de Devade. Autant que chez Cézane sont à l’œuvre dans les sculptures de Rosso la dissolution du contour, la continuité spatiale, la simplification des formes, la production du dessin par la matière…
Geste de la couleur, geste de la matière ; trouver le rapport juste de la forme à la matière : l’emploi de l’encre chez Devade en est une occurrence. C’est à cette idée que je dois l’introduction du plastique souple dans mon travail ou l’utilisation de la phase fluide du plâtre pour lui donner forme.
Une histoire de la sculpture existe donc bel et bien, dont le parallélisme aujourd’hui plus que jamais approximatif conduit la peinture et la sculpture à s’entremêler.


Gabriele Chiari, née en 1978 à Hallein (Autriche). Vit et travaille à Paris. www.gabrielechiari.at

C’est aussi ce « geste de la couleur » que recherche Gabriele Chiari, en déployant la technique de l’aquarelle dans de vastes formats. Après un long moment de préparation et d’expérimentation, qui précède un temps d’application de la couleur relativement court, c’est au terme d’un long temps de séchage et de sédimentation que la couleur y génère son propre dessin, produit de la réserve du papier, de l’expansion de la couleur et de son retrait. L’œuvre ne se réduit pas à la trace indicielle du processus : si l’artiste ne retient et n’expose que les débordements colorés, excès produits par la rigueur de la méthode, la complexité du processus d’élaboration de ces aquarelles vise, a contrario, un résultat d’apparence minimale.

Ce que je retiens et que j’apprécie chez Supports/Surfaces, c’est l’usage de la toile libre (chez Cane et Viallat particulièrement), tout comme je l’apprécie chez Hantaï. J’aime cette forme de délicatesse et de modestie dans leurs œuvres, et qui se traduit dans celles de l’américain Morris Louis et chez Marc Devade par le rôle important accordé à la réserve de la toile, et à son débordement par la couleur, comme dans cette grande encre sur toile, bleue et rouge, de 1972. (1)
C’est bien entendu ma propre pratique qui oriente mon regard sur l’œuvre de Devade (et même sur certaines œuvres plutôt que d’autres, celles où la liquidité du pigment se fait le plus sentir plutôt que les peintures plus strictement géométriques des débuts). Je suis très sensible à la matérialité qui reste perceptible dans les nuances du pigment déversé, dans la présence d’irrégularités du support qui forment des obstacles (ce que j’ai moi-même éprouvé dans la réalisation de certaines aquarelles), et aussi à la logique d’élaboration de ces tableaux, dont la forme est obtenue à partir des propriétés du format et des matériaux.
Comme dans une opération de teinture, le geste de la main est absent de ces œuvres (où alors il n’est présent que dans les traces du simple geste d’étalement de la couleur). Devade, comme Hantaï, a mis au point une stratégie pour décharger de son expression le geste de l’artiste. C’est cette idée d’un « geste de la couleur » qui m’intéresse beaucoup. Je la comprends de deux façons, en termes de types de dépôt et de dessin, à travers le mouvement de l’eau et la division des composants d’un pigment, qui migrent dans le papier ou forment sur place un dépôt plus lourd : d’une part le geste de l’eau (la coulée qui dessine la forme) ; d’autre part le geste des pigments (les dépôts qui modulent l’intérieur de la forme).
Ce geste de la couleur, je le perçois aussi, chez Devade, dans les photographies qui le montrent au travail, où l’on voit la flaque de couleur sur la toile horizontale, la règle utilisée comme pochoir, et surtout ce geste d’inclinaison, de redressement du support, que je connais par ma propre pratique.
Cette neutralisation du geste de l’artiste au profit du « geste de la couleur » débouche sur l’idée du tableau conçu comme un « énoncé » (2), comme une chose posée là, dans le monde. C’est cette façon d’exister dans le monde qui me plaît : « Je n’en dirais pas plus. C’est ça. » Pour moi, s’il y a une dimension politique chez Devade, et dans mon travail, c’est dans ce geste-là. La seule attitude qui puisse être politique pour moi, c’est résister silencieusement, tenir une place dans le temps. Ça a été l’attitude de Devade : faire en sorte que la personnalité de l’artiste ne prenne pas le dessus sur l’œuvre. Rester discret. »

(1) Cf. Devade, catalogue de l’exposition, Musées de Coblence et Tourcoing, 2003-2004 (p. 16)
(2) Cf Karim Ghaddab, « Hors du cercle », in Devade (p. 18)

Ron Johnson, né en 1968 à Colombus, Ohio. Vit et travaille à Richmond, Virginie. www.ronbjohnson.com

Combinant cette capacité d’épanchement de la couleur à l’utilisation du collage comme système de dessin, la peinture de Ron Johnson procède d’une approche de déconstruction du tableau. Ses œuvres sont autant de dispositifs de constitution et d’exposition de la surface picturale, par l’intermédiaire d’objets picturaux, de tableaux peints sur des châssis formant des sortes de boîtes translucides ou des blocs opaques, ou de vastes dessins sur supports « feuilletés » et opalescents, dont le déploiement investit l’espace d’exposition en jouant d’une vision recto verso de la peinture et des interactions avec son environnement et le public.

L’œuvre de Marc Devade m’intéresse particulièrement. Je n’ai pu lire que quelques-uns de ses écrits.
Je pense qu’il y a toujours un dialogue fondé sur la théorie et l’argumentation théorique. Il semble encore subsister un esprit critique entourant la peinture, et des idées sur la peinture, mais il n’y a plus autant de pensée qu’auparavant. Je tente pour ma part d’enseigner en impliquant une pensée critique dans le fait de peindre le « pourquoi » et le « comment ».
J’ai récemment eu une discussion à propos de mon travail et de mes idées, au sujet du bord, de la tranche (« the edge »), et du fait que mes interrogations théoriques tournent autour de la tranche, de la translucidité et de l’archéologie. C’était un très bon débat. Je crois juste que cela ne se produit plus si souvent. Je pense que, peut-être, les débats théoriques existent davantage en Europe, mais peut-être que je me trompe. Ici aux Etats-Unis, il semble que l’art soit bien plus lié à l’argent, et les idées sont secondaires. Je crois au contraire que la réflexion et la recherche sont la clé.

Miquel Mont, né en 1963 à Barcelone. Vit et travaille à Paris. www.alinevidal.com

Le déploiement tridimensionnel de la peinture — hors des limitations modernistes — trouve une autre issue chez Miquel Mont. Ses recueils de photographies inventoriant des peintures et des sculptures « trouvées » dans l’espace urbain ou périurbain, et le Cabinet des desseins articulant par le montage un registre formel issu de l’abstraction moderniste, des photographies choisies ou prises par l’artiste et des extraits de textes théoriques (philosophiques et politiques), tiennent lieu de notes de travail. Elles sont réinvesties dans des dispositifs tridimensionnels et spatiaux qui prennent en compte la réification postmoderne et l’intégration du modernisme au cœur de la production des biens de consommation.

Je n’ai pas lu Peinture Cahiers Théoriques directement, mais par bribes publiées dans des revues espagnoles, il y a longtemps, et je dois avouer, je connais d’une façon partielle.
Je ne peux qu’adhérer à l’idée que le choix de formes est déjà un choix politique. La dimension critique de l’abstraction, qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui ? L’abstraction est-elle encore capable de critique ? Peut-elle générer cette critique autrement qu’au second degré ? Échapper à sa condition d’objet et genre codifié ? Qu’est-ce que ça veut dire « abstrait » au milieu de l’héritage marchand du modernisme, de son catalogue formel qu’on trouve déployé à Ikea ou Habitat ?

Olivier Filippi, né en 1969 à Paris. Vit et travaille à Paris et Montreuil.
Olivier Filippi, Orange 03, 2007

Les tableaux d’Olivier Filippi, d’une abstraction autant dépouillée dans ses moyens (des éléments forts en nombre restreint) qu’efficace dans ses effets (une image one shot), convoquent inévitablement les antécédents des peintures du Color Field, de l’abstraction hard-edge et minimaliste américaines. Sans nier l’existence et l’importance de ces « sources », ces œuvres se nourrissent autant d’emprunts à la photographie, à l’imagerie numérique en trois dimensions, au graphisme agressif des cartoons et des logos publicitaires, sans jamais toutefois y prélever d’images ou de signes ready-made. Ces tableaux résultent au contraire d’une sédimentation du temps passé devenu invisible, objet d’une conversion concentrant en une image fixe, immédiate et efficace, la lente énergie déployée au long de leur élaboration.

L’art français récent compte peu pour moi, à quelques exceptions près ; et Supports/Surfaces, plutôt comme repoussoir. Pourquoi donc ? (…) Il y a bien sûr plusieurs raisons. D’abord la nécessité instinctive de se tenir à distance de la génération des pères. Et, en fait, je ne peux m’empêcher de trouver, a posteriori, en réalité rassurant, dogmatique, voire palliatif, l’aspect théoricien et engagé de Supports/Surfaces. (…) Palliatif à quoi ? Il ne faut pas tomber dans la caricature. Il y a eu des œuvres fortes. Mais il y a peut-être quelque chose d’obtus chez ces artistes qui semblent se persuader que le châssis, et la toile, et la couleur, sont si importants, et qui veulent de surcroît théoriser à ce propos. Ou bien peut-être ne se persuadaient-ils pas. Auquel cas, j’ai tendance à trouver cela limité comme horizon artistique. En cela Devade n’est pas particulièrement « support-surfacesque ». Cela tend à me le rendre sympathique. (…) Néanmoins, je ne sais pas s’il y a une suite à son « œuvre picturale et théorique » et à « l’engagement critique et politique et la prise de parole publique » dont tu parles. (…)
Je suis conscient que la peinture n’est pas nécessairement quelque chose de très brillant. La bêtise a son importance en art. Hors, c’est un peu comme si Supports/Surfaces cherchait à rendre intelligente la bêtise. Que certains de ces artistes se soient finalement retrouvés à plaquer (pour le coup, bêtement) leurs signes distinctifs sur des tables de bistrots dans des églises, des cafétérias et des casinos me dérangerait bien moins s’il n’y avait justement eu tant d’idéologie et de théorisation. Ce que l’on pourrait bien, au bout du compte, considérer comme des étais, pour la réalisation de marques de fabrique. (…)
Ce ne sont pas les peintres qui ont la parole en France, et c’est peut-être mieux comme cela d’ailleurs, mais pour une raison toute simple : quel serait donc le lieu étrange et magique où cette parole pourrait être écoutée ou même entendue, et pour quel auditoire ? (…) Peut-être aussi, avons-nous davantage besoin de silence, ou au moins de doute, que de « prise de parole ». En tout cas, les seuls artistes dont je connais le travail, capables d’une pensée « intelligente », sont peu bavards, mais ce n’est pas par incapacité. Je pense qu’ils ne veulent pas produire du discours. Il y a là une vraie distance, vis-à-vis de la génération de Supports/Surfaces.
Peut-être aussi que globalement, il n’y a plus d’espace de « prise de parole » (comme cela devait être le cas, fin des années soixante, début soixante dix), mais des espaces de communication, de super-diffusion, ou d’expression culturelle formatée, et c’est ce qui convient parfaitement aux artistes qui « ont » la parole — ils n’ont pas à la prendre, on la leur donne volontiers.

Xavier Noiret-Thomé, né en 1971 à Charleville-Mézières. Vit et travaille à Bruxelles. www.noiretthome.com

Xavier Noiret-Thomé déploie au contraire ses peintures selon des séries dont la simultanéité contredit a priori toute idée d’unité formelle ou d’évolution chronologique. Privilégiant une forme d’anonymat stylistique, leur auteur n’hésite pas en effet à user de procédures, de références et d’images contradictoires — du point de vue des catégories et grands récits de l’histoire de l’art. Il ne s’agit pas d’une posture ironique ou mélancolique vis-à-vis de l’héritage héroïque de la modernité, mais de la traduction du désir d’œuvrer dans des directions multiples, aventureuses et jubilatoires. L’unité de la pratique est interrogée au travers des différentes « typologies » qui sont autant de hiatus que l’artiste y génère volontairement.

Il se trouve que des artistes de Supports/Surfaces, c’est Marc Devade dont je connais le moins bien l’œuvre (sûrement à cause de sa disparition prématurée). Par ailleurs, même si je reconnais l’importance historique de ce mouvement, je dois avouer qu’il ne m’a jamais beaucoup intéressé, portant mon regard pour cette période plus vers des individualités en Allemagne et aux Etats-Unis. Je place à part Buraglio, artiste un peu à la marge de ce groupe éphémère, ainsi que Toni Grand dont les sculptures étranges et magnétiques m’ont toujours fasciné. J’aime aussi l’obstination décorative postmatissienne de Viallat et la simplicité presque arte povera de certains Dezeuze. (…)
La disparition de la parole des peintres dans l’appareil critique ou théorique tient sûrement à la démultiplication des nouveaux médiums et de l’impérieuse nécessité pour les personnes qui les utilisent de s’emparer de cet appareil pour crédibiliser ou justifier leur pratique. C’est dans l’ordre des choses… C’était aussi le cas des artistes de la génération de Marc Devade qui bousculaient l’ordre établi en faisant sortir la peinture de son cadre historique. Pensons à Daniel Buren. La peinture n’a plus besoin de cela, fort heureusement, et nous pouvons travailler sereinement.

Thierry Costesèque, né en 1970 à Saïgon. Vit et travaille à Paris. www.eric-dupont.com

Thierry Costesèque s’intéresse aux espaces périurbains, aux enseignes et images publicitaires qu’il scrute, détaille, épuise jusqu’au cœur de leur matérialité (textures et trames photomécaniques, couleurs « lavées », réserves importantes). Ses tableaux reconstruisant la mémoire des espaces traversés et fuyants, ne livrent plus rien d’identifiable, mais semblent vouloir extirper la matérialité des images (et aussi, à travers elle, leur facticité et leur superficialité), la substance des espaces vacants, défaits. De cette décélération du regard, de ce ralentissement d’une imagerie conçue pour être immédiate, instantanée, résultent de multiples strates d’inscriptions, recouvrements, oblitérations et effacements, dont l’archéologie demeure incertaine.

Réflexions à partir d’« Histoire critique d’une peinture »
Un des éléments qui m’avait paru important est le parallèle que Devade établit entre l’écrit et le pictural, lorsqu’il évoque la relation entre la première génération des artistes américains (expressionnisme abstrait) et la seconde (color field et minimalisme). Dans ce texte, Devade emprunte une terminologie issue des sciences humaines et de la philosophie (langage, dialectique), qu’il applique comme outil critique à la peinture moderne. Ce passage entre l’écrit et le pictural, Devade l’opère dans un premier texte sur les liens entre la culture extrême-orientale et la culture occidentale. En effet, son séjour en Chine est l’occasion pour le peintre de faire une relecture de la modernité occidentale à partir de l’estampe chinoise et son refus de « l’assignation à la perspective occidentale ».
L’héritage extrême-oriental lui permet d’articuler le passage entre le scriptural et le pictural. Il remarque que les idéogrammes chinois, par leur nature, s’inscrivent et s’articulent à l’intérieur de l’estampe dans un rapport de continuité. Cette relation rend plus perceptibles les liens entre le lisible (l’idéogramme) et le visible (l’estampe). Entre la pensée et son devenir tactile.
En analysant les œuvres à partir de la notion de langage, Devade fait en sorte qu’elles ne soient plus subordonnées à une grille de lecture littéraire, puisqu’il analyse la peinture à partir de sa matérialité propre et de son contexte historique. La peinture comme langage « qui se produit sans le moyen terme de l’imitation qui forme écran à la lecture du fonds matériel de la pratique picturale ».
La particularité de Devade, c’est que sa double pratique (œuvre écrite et peinte) lui a permis de penser l’autonomie de l’espace pictural en termes de moyens (surface, couleur, plan, ligne) mais aussi en tant que medium produisant son propre espace critique.

Bernard Joubert, né en 1946 à Paris. Vit et travaille à Paris.
Bernard Joubert, Rectangle, 1975, Paris

Par rapport aux artistes dont il a été question précédemment, Bernard Joubert occupe une place un peu différente, puisqu’il est le seul à avoir été le contemporain de Supports/Surfaces et de Marc Devade, qu’il n’a toutefois pas côtoyé. Dans les années 1970, il est très proche d’Andre Cadere, dont l’œuvre picturale offre, avec ses « bâtons », une voie de recherche qui, pour n’être pas sans rapport avec l’entreprise de déconstruction de Supports/Surfaces, n’en est pas moins spécifique, par son nomadisme interrogeant les modes d’exposition et de visibilité de la peinture.
Les toiles libres et les rubans peints à cette époque par Bernard Joubert ont une proximité formelle évidente avec les propositions de Supports/Surfaces, mais ont sans doute davantage à voir avec la recherche d’un seuil critique de visibilité du tableau propre aux bâtons de Cadere.
Dès 1974, Bernard Joubert manifeste sa distance vis-à-vis de la logique de déconstruction et de réduction propre à BMPT et Supports/Surfaces — réduction et déconstruction qui n’opèrent selon lui pas seulement formellement, mais peuvent aussi être à l’œuvre dans le discours théorique qui fait écran à la peinture :

« Le mode d’emploi théorique, substitut d’un regard actif, réduction incapable par nature de rendre compte de la peinture, sorte de morale des « idées exprimées par l’auteur », devient parfois par là nouvelles raisons de vieilles pratiques, théorisation activiste d’une peinture en elle-même nullement active. Un certain « retour à la peinture » peut alors cacher un retour à l’objet artistique pur, redevenu vierge parce que « production » prenant en réalité par cette pratique intemporelle un caractère d’autant plus mystérieux, analyse sanctifiante des constituants, recherche horizontale sans dépassement critique, sorte de discours pratique littéraire, défense de l’Institution-Peinture, évidente en soi et qu’il s’agirait simplement de démontrer. D’où des simulacres de peinture, qui se voudraient traces pulsionnelles visibles d’un travail et sont en fait la signature narcissique de l’auteur, bricolage pictural se prêtant particulièrement bien à un bricolage idéologique. La peinture doit au contraire avoir en elle-même son efficacité critique, peinture théorique présentant le fonctionnement de la peinture et pas seulement les matériaux de ce fonctionnement, présentation de l’espace pictural par rapport au réel. (…) La pratique décide si la ligne idéologique est juste (et non ligne idéologique stérilisant une pratique en voulant déterminer de l’extérieur ce que cette pratique doit être) ; peinture se montrant consciemment en tant qu’idéologie, parce que n’étant pas un objet pouvant se limiter à n’être qu’objet, mais ouvrant les formes à l’histoire, la politique étant en fin de compte déterminante au travers de la peinture, celle-ci essayant de donner des outils permettant de découvrir, de déchiffrer, découvrant et déchiffrant elle-même, permettant d’être l’historien de son regard. » (1)

Devade a maintenu, face aux déconstructions de Supports/Surfaces, la forme conventionnelle, voire moderniste du tableau (une toile tendue sur un châssis) ; face à l’exposé tautologique des constituants de la peinture, il a donné à ses œuvres des titres qui les ont ouvertes à un champ référentiel littéraire complexe. Pour Bernard Joubert aussi, l’enjeu a toujours été le « tableau », mais conçu plutôt comme un lieu à produire par la pratique. La déconstruction n’a alors de sens qu’à faire partie d’un processus de pensée et de travail plus vaste : accueillir à nouveau ce dont l’histoire moderniste et les réductions conceptuelles avaient « dépouillé » la peinture, pour la « recharger » progressivement. Il ne s’agit pas d’un « retour » (de la couleur et de la touche, de la figure et du sujet) mais d’une reconstruction qui se nourrit des déconstructions antérieures ; d’un désir d’« aller vers » qui anime ce travail selon une trajectoire singulière. À rebours des récits téléologiques traditionnels, celle-ci a conduit Bernard Joubert à ses récentes Peintures de peintures, dans lesquelles se tisse — mais sur un mode différent de celui de Devade — la trame commune de l’histoire de la peinture, de sa pensée et de sa pratique :

« Il existe des peintures de batailles, de natures mortes, de paysages, de portraits, etc… Mais qu’en est-il si l’on décide de peindre ces peintures, de faire des peintures de peintures ? Mes tableaux prennent pour modèle une peinture existante.
Mais les peintures ne sont pas des modèles comme les autres. Chaque peinture que je choisis est aussi pour moi un modèle moral, ce qui m’interdit de la traiter comme un simple prétexte. Regarder des tableaux, en choisir, les peindre, sont pour moi les moments d’une même activité. Il ne s’agit pas seulement de faire affleurer dans le tableau la profondeur de sa surface, mais son histoire. » (2)

(1) Texte-Affiche, exposition au Musée de Grenoble, 1976
(2) Peintures de peintures, catalogue de l’exposition, Bonneval, 2007

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