(paru dans Archistorm #24, mars 2007)
L’exposition La dimension cachée[1] fait écho au titre de l’ouvrage de l’anthropologue Edward T. Hall[2], dans lequel l’auteur analyse les rapports culturels que l’homme entretient avec l’espace, définissant la distance « intime » comme étant celle de la vision parcellaire et du toucher.
Ainsi les œuvres de M. Marquès, J. Gailhoustet, P. Bazin, Y. Kadili, R. Virserius, font sentir la présence, ou l’absence inquiète des corps, tandis que sculptures et objets jouent sur le mode distancié du détournement fonctionnel (J. Berthier, T. Cragg, F. Doléac, P. Ramette). Intimité et subjectivité se traduisent aussi par un intérêt pour des sites périphériques ou objets délaissés : décharges de verre (E. Aupol), terrains vagues (A. Dervent), « non-lieux » (Y. Salomone, P. Lafay), chantiers (J. Nefzger, A. Sekula), résidus de la culture urbaine (T. Costesèque).
Cinq thématiques organisent les rapprochements et confrontations entre les œuvres : entassement/carcan, intime, solitude, empreinte/trace, documentaire — autant de catégories traduisant une approche de la ville aux antipodes de la vision exaltée qu’elle a pu véhiculer dans les mouvements d’avant-garde du XXe siècle.
Cette problématique se retrouve dans Le Nuage Magellan[3], qui rassemble autour de la figure emblématique de l’architecte moderne polonais Oskar Hansen (1922-2005) six jeunes artistes issus d’Europe de l’Est. Les vidéos de C. van Wedemeyer y font le constat de la ruine de l’ordre ancien. Les« rituels » de D. Maljkovic tentent de réactiver le sens du Monument pour les Combattants de la Liberté, dédié aux héros communistes yougoslaves de la 2nde Guerre Mondiale : leur caractère dérisoire est le symptôme du désœuvrement d’une génération face à l’héroïsme d’une époque révolue.
L’exposition lie sans doute trop modernité architecturale et excès du système soviétique — lequel est déjà une forme dévoyée du projet moderne. Il transparaît quoi qu’il en soit, chez ces artistes nés entre 1961 et 1976, et dans les œuvres de La Dimension Cachée, une sorte de « perte de la foi » dans les grands idéaux modernes, comme si l’utopie avait été confisquée par l’Histoire ou les générations précédentes. Regard désabusé, constat de la ruine d’un système, isolement tragique ou rire forcé, sont autant de réponses à l’héritage politique et social de la modernité promue par les Trente Glorieuses. La Décennie, de François Cusset[4], retrace brillamment l’histoire et les enjeux de ces renversements et glissements idéologiques opérés, à l’aube des années 1980, par ceux-là même qui, au printemps 1968, avaient revendiqué le pouvoir au nom de l’imagination.
Désormais ni cité idéale ni ville nouvelle aux lendemains qui chantent, la ville actuelle, le regard et l’imaginaire qu’elle suscite portent les marques de ce grand renoncement : vestiges d’une modernité trahie, environnement oppressant, coquille vide.
Signe de ce malaise, l’un des aspects majeurs de la politique de la ville en France n’est-il pas, aujourd’hui, la destruction des grands ensembles d’habitation stigmatisés en « quartiers sensibles » pour y bâtir un nouvel idéal, individualiste et pavillonnaire ?
[1] La dimension cachée — un regard intime sur la ville. Commissariat Xavier Zimmermann. Catalogue aux Éditions Terrail. Centre Culturel B. Vian, Les Ulis, & Centre Culturel A. Malraux, Le Kremlin-Bicêtre.
[3] Le Nuage Magellan, une perception contemporaine de la modernité. Espace 315, Centre Georges Pompidou.
[4] François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Éditions La Découverte, Paris 2006.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire