(paru dans ddo #39, mars 2000)
Commenter les œuvres de jeunesse de Daniel Buren, c'est se trouver dans la situation paradoxale de devoir rendre compte de la production d'un jeune artiste présentée plus de trente ans plus tard par un artiste confirmé et on ne peut plus institutionnel. Se pose d'emblée la question suivante : pourquoi présenter aujourd'hui et dans un musée des œuvres que l'artiste a dès 1967 trouvées plutôt encombrantes car sans doute encore trop "picturales" pour celui qui avec ses trois comparses de BMPT se jouait alors des institutions et du monde de l'art?
La visite débute curieusement par un parcours à travers les salles abritant la donation Masurel. Si Buren y semble à première vue absent, sa présence est révélée par les cartels signalant son intervention quasi invisible (Les Formes : peintures) consistant à glisser des toiles rayées entre les tableaux et le mur. Revêtant un caractère rétrospectif, l'exposition s'ouvre cependant sur une pièce réalisée pour la première fois en 1977, au Musée national d'art moderne. Elle se poursuit avec les peintures de la période 1964-1966.
Peintures sans corps
Bien que totalement étrangères à la production picturale d'alors, celles-ci révèlent l'influence des décollagistes (Hains et Villeglé) et de l'abstraction américaine "hard edge" (Ellsworth Kelly). De grandes formes organiques envahissent et occultent le fond; elles lui dénient progressivement la fonction même de fond en le cantonnant à la périphérie du tableau. Chaque forme semble résulter d'extensions successives de la zone peinte, laissant parfois deviner les couches antérieures sous des teintes métalliques reflétant la lumière et accentuant l'ambiguïté forme/fond. On pense aux travaux ultérieurs de peintres comme Jean-François Maurige et Stéphane Bordarier, chez qui la forme trouve son existence dans l'épanchement progressif de la couleur, ou à Philippe Richard produisant le visible par l'intrication des strates inférieures et supérieures du tableau, motifs et couleurs "remontant" pour en constituer le plan.
L'examen attentif des toiles révèle cependant un détail ruinant cette lecture : un tracé de crayon ou de sanguine cerne la plupart des formes, la peinture n'en assurant que le remplissage et n'occasionnant que de rares débords. De même, les bandes parallèles se présentant comme fond ne couvrent pas la totalité de la surface, mais l'on devine par transparence ou par le léger relief qu'elles ont produit qu'elles s'interrompent quelques centimètres à l'intérieur des surfaces monochromes, comme si le peintre avait anticipé au moment de leur réalisation la présence à venir d'une forme venant les occulter. Puisqu'ils témoignent encore du souci de composer, de placer une forme sur un fond, le dessin comme l'interruption des bandes viennent annihiler toute possibilité de constitution du corps du tableau dans l'épaisseur de son plan.
L'art d'accommoder les restes
La "surprise" de l'exposition consiste en la présentation dans l'une des salles du musée des peintures écartées lors de l'accrochage par le commissaire d'exposition (D'une manipulation, l'autre). Ces peintures sont installées suivant la disposition aléatoire qu'elles y occupaient, posées sur des cales de mousse et inclinées contre le mur. L'artiste prend ainsi la responsabilité de donner à voir au public les "rebuts" de l'accrochage, montrant que les choix opérés sont autant de manipulations de son travail par l'institution qui le présente. On peut s'interroger sur la nature précise de l'intervention (happening, reconstitution de l'atelier…), ainsi que sur son caractère "imprévu" : en effet, la salle occupée par cette installation est parmi les plus vastes du musée, et l'on peut se demander comment un tel espace pouvait ne pas être pris en compte dans la scénographie de l'exposition. Sans doute fut-il laissé vacant, l'institution anticipant l'intervention in situ de l'artiste.
Dans la salle voisine est présentée la série de peintures sur toiles libres exécutées en 1970 pour le collectionneur Daled (Interruption). Cette série repose sur un contrat passé entre ce dernier et l'artiste qui s'engageait à lui vendre chaque mois une peinture. Le collectionneur s'engageait à acheter les douze toiles ainsi produites au cours de l'année, à l'exclusion de toute autre. L'artiste plaçait alors le collectionneur au centre du processus de création, valorisant le geste d'achat jusqu'à en faire la condition de l'existence de l'œuvre. La présentation de cette série aujourd'hui au sein d'un musée et dans le cadre de la réalisation d'un catalogue raisonné fait bénéficier le collectionneur d'une sorte de retour sur investissement, son geste étant valorisé une seconde fois par une institution trop reconnaissante elle-même envers l'artiste pour les critiques qu'il put formuler à son encontre et qu'elle eu la bienveillance d'accueillir en son sein. Interruption nous met en présence des trois protagonistes auxquels nous devons son existence et sa présentation : l'artiste, le collectionneur et l'institution, tous liés par des contrats écrits ou des accords tacites, chacun se constituant caution de l'autre tout en veillant sur ses propres intérêts.
Manipulation(s)
Dès lors, ainsi que le laisse entendre l'artiste, il est permis de penser que l'ensemble de l'exposition consiste en une manipulation. Manipulation de l'œuvre par l'institution sans doute, mais aussi et surtout vaste manipulation par l'artiste de l'ensemble des paramètres rendant visible son travail. Réitérons l'interrogation par laquelle nous débutions cet article : pourquoi montrer les peintures antérieures à 1967 ici et maintenant? Cet ensemble n'implique ni n'explique rétrospectivement le travail à venir de Buren. L'émergence progressive du motif des rayures ne suffit pas : ce n'est pas ce motif-là qui est à l'origine de son exploration des limites et des codes surdéterminant la lecture de l'œuvre d'art. Montrer ses œuvres de jeunesse ne relève ni d'un désir de justification ni du souci de fournir un outil historique à la critique. Il les utilise comme matière première de sa véritable entreprise : provoquer et donc maîtriser le discours critique (ce qui ne manque pas de se produire, jusque dans ces lignes), questionner le statut et la validité d'une exposition rétrospective et d'un catalogue raisonné (en 13 volumes!).
Cette exposition-manipulation de Buren est sans doute l'ultime coup de pied aux fesses qu'il assène au petit monde de l'art : imposer sa place dans l'histoire, assurer sa postérité. En contrôlant la réalisation du bilan de sa carrière, Buren entend ne laisser à personne d'autre qu'à lui-même le soin d'écrire et de lire son propre éloge funèbre.
Daniel Buren, Une Traversée, Peintures, 1964-1999, MAM de Lille Métropole, Villeneuve d'Ascq
Daniel Buren, livres et éditions, École régionale des Beaux-arts, Dunkerque
D'un déplacement, l'autre, travaux situés, Espace Méridien, Bruxelles
Mises en demeures, cabanes éclatées, IAC Villeurbanne