samedi 1 octobre 2005

Sculptures d'appartement

Cet article est paru dans Art 21 n°4 (octobre-novembre 2005).

« I find myself in the realm of Good Design. » (1)

 Gary Webb, Mrs. Miami, 2005 (acier, Q-Cell, verre, électronique et hauts-parleurs)

En 1967, le critique Clement Greenberg renvoyait l’art minimal au même niveau de signification que le mobilier moderne de la décennie précédente  (2), suivant une hiérarchie des disciplines propre à sa vision d’un art « pur » qui voudrait « éviter de dépendre de toute forme d’expérience qui ne soit pas étroitement circonscrite dans la nature de son médium » (3). Cette vision essentialiste, toute moderniste, a fait long feu, impropre qu’elle était à rendre compte de l’expérience et de la complexité de ce qui était en jeu dans le minimalisme et le Pop art, autant qu’à prendre en compte les évolutions et bouleversements qui agitèrent le design et ses théories à partir des années 1960.

Sculptures d’appartement rassemble les œuvres de jeunes artistes nés entre 1970 et 1975, selon une sélection internationale : Katja Strunz et Anselm Reyle travaillent à Berlin ; Gary Webb et Roger Hiorns à Londres ; Evan Holloway et Jason Meadows à Los Angeles. Celles-ci prennent place, seules ou par deux, dans les salles du château réaménagées à partir des plans des anciens appartements du 18ème siècle — une enfilade de pièces de dimensions relativement modestes desservies par un long corridor, ce qui, effectivement, en accentue le caractère domestique. Ces sculptures semblent en effet revendiquer comme une qualité cette proximité avec le mobilier sur laquelle se fondait la critique de Greenberg. Le titre de l’exposition traduit toutefois une tension : à la familiarité, au caractère domestique que confirment l’échelle réduite, les matériaux utilisés et la suggestion de possibles usages — fonctionnels ou décoratifs — répondent une mise à distance et une autonomie manifestant une appartenance au champ de la sculpture, considérée en tant que médium spécifique face aux environnements et installations.
Toutes ces œuvres sont constituées d’éléments hétérogènes empruntés pour la plupart au monde du design (résines colorées et matières plastiques, chrome et inox, tissus imprimés, adhésifs de couleur ou placage de bois) parfois associés à des matériaux moins nobles (contreplaqué, branches d’arbres, peinture aérosol) ou des objets franchement déclassés (structures de mobilier ou de luminaires, accessoires de pacotille). À ces associations de matériaux et de formes répondent les multiples références et citations d’œuvres du passé : Brancusi et Duchamp pour Reyle, Smithson, El Lissitsky et le constructivisme chez Strunz, Caro et Rauschenberg chez Hiorns et Meadows, Minimal et Process art chez Holloway, Oldenburg et le Pop art chez Webb — le tout passé à la moulinette de la sculpture anglaise des années 1980-1990. Cette prolifération de filiations possibles marque en fait une volonté de légèreté, de prise de distance et d’affranchissement de ces jeunes artistes vis-à-vis de cet héritage et du poids des œuvres «héroïques» de leurs prédécesseurs. Ainsi la pièce de Hiorns intitulée The heart has its own reasons (2002) est un hommage au premier assemblage en métal soudé et peint (Twenty-four hours) réalisé en 1960 par Anthony Caro (4). Dans l’œuvre de Hiorns, l’acier inoxydable employé change la surface en miroir, en perturbe la visibilité en dissolvant les formes, tout en intégrant virtuellement le contexte et le spectateur s’y reflétant. Le même type de référence transparaît dans l’œuvre de Reyle, s’appropriant et détournant une sculpture abstraite biomorphique dans le style de Brancusi ou Hepworth, rendue complètement kitsch par le traitement de la surface rose et chromée et exposée sur un socle de bois précieux face à un tableau abstrait décoratif et clinquant, pastiche des œuvres de Newman ou Stella.
Au-delà de cette posture appropriationniste proche des démarches de Levine ou Lavier, ces artistes paraissent soucieux de renouvellement et d’invention, de maîtrise et de qualité. Seules les œuvres de Meadows et d’Holloway jouent du décalage entre le soin évident apporté à la réalisation et l’emploi de matériaux « pauvres ». Mais qu’il s’agisse des pièces de Hiorns ou Reyle, des sculptures-machines de Webb, ou des pièces murales de Strunz, le degré de sophistication de la réalisation est comparable à celui de prototypes de design haut de gamme. Ce qui n’empêche pas parfois une certaine cocasserie, comme dans Miami Gold de Webb, sorte de portique de jeux pour bébé géant ou adulte en phase de régression : aux couleurs brillantes, aux formes insolites s’ajoutent, diffusés par des haut-parleurs intégrés dans la structure, des gazouillis et borborygmes qui paraissent tout droit tirés de l’Ursonate de Schwitters ou des poèmes lettristes de Dufrêne. Ces œuvres héritent du côté Pop des sculptures de King, Tucker ou Tim Scott, de Paolozzi ou David Mach, combinent excentricité et caractère industriel issu du Pop et du Minimal art (5); la « pureté moderniste » s’y trouve « infestée et défigurée (transfigurée ?) par la bâtardise du toc, du strass et des paillettes. »(6)

Katja Strunz, Untitled, 2009 (acier oxydé, bois et peinture)

Plus silencieuses, moins exubérantes, les pièces murales « sharp edge » de Strunz sont de précieux assemblages d’ébénisterie, contrastant avec la facture plus Pop des œuvres de ses voisins de cimaise. Elles ne sollicitent chez le spectateur aucune velléité d’usage, ne donnent prise à aucune narration : elles fonctionnent comme des découpes ou des ombres tridimensionnelles, associées à des pièces métalliques — tiges, anneaux — qui sont comme des fragments suspendus. Le soin apporté à leur agencement au mur fait écho aux espaces Proun de Lissitsky, mais elles s’en écartent par leur présence physique, leur poids et leur matérialité.
Elles sont sans doute les œuvres les plus singulières de la sélection, par l’ambiguïté de leur position dans l’espace, et par le sentiment qu’elles donnent de n’avoir pas tout livré, d’excéder le sujet de l’exposition —lequel, efficacement concentré dans la douzaine d’œuvres présentées, n’en mériterait pas moins de plus larges développements.


Notes:
1) Clement Greenberg, « Recentness of sculpture » (1967), reproduit dans G. Battcock, Minimal art : a critical anthology, New York, Hutton, 1968.
2) Good Design est le titre d’une importante exposition de mobilier moderne qui s’est tenue au MoMA, New York, novembre 1951-janvier 1952.
3) Clement Greenberg, « La nouvelle sculpture » (1948-1958), traduit dans Art et culture, essais critiques, Macula, Paris 1988 (p. 155).
4) Gary Webb a d’ailleurs participé en 2002 à la Whitechapel Art Gallery (Londres) à une exposition intitulée Early one morning, autre référence à une sculpture de Caro datant de 1962, ce qui confirme l’importance de celui-ci auprès de ces artistes — quand bien même, et peut-être surtout, si leurs œuvres paraissent ironiques à l’égard de celui dont l’œuvre demeure aussi un point de repère pour la jeune génération de sculpteurs britanniques.
5) D'autres formes de cette descendance ont récemment été présentées à la Galerie des Filles du Calvaire lors de l'exposition Minimal Pop. Cf. mon article "Less is Pop", L'Art même n°26 (février-avril 2005).
6) Elisabeth Wetterwald, « Gary Webb », artpress n°309.

Sculptures d'appartement (commissaire: Arielle Pélenc), Musée Départemental d'Art Contemporain. Place du Château, Rochechouart. http://www.musee-rochechouart.com/