lundi 17 décembre 2012

Cornerstones: quelques pierres angulaires de l'histoire de l'art des XXe et XXIe siècles


Ce compte-rendu est une version légèrement modifiée et augmentée de l'article paru dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).


Cornerstones rassemble les contributions des intervenants (historiens de l'art, critiques d'art, curators) invités pour les conférences mensuelles données en 2008-2009 à Rotterdam, au centre d'art Witte de With.

Le principe en était simple: que chaque invité propose une approche monographique (ou quasi-monographique) de l'œuvre d'un artiste qu'il considère comme une « pierre angulaire » (cornerstone) de l'histoire de l'art moderne et contemporain. De cette demande préalable résultent des études pointues, souvent très fouillées, inscrivant les œuvres et les artistes choisis dans un réseau complexe de sources, d'influences et de proximités, d'enjeux esthétiques, théoriques, sociaux et politiques.






Les deux premières contributions, par George Baker et Donald Kuspit, sont respectivement consacrées à une figure des Demoiselles d’Avignon de Picasso et à la conception du corps féminin dans l’œuvre de Louise Bourgeois, font la part belle aux apports des gender studies et de la psychanalyse. Bien qu’argumenté et documenté, le résultat n’en demeure pas moins un peu « forcé » et pas toujours convaincant dans le cas de l’étude picassienne, et somme toute assez convenu dans celui de l’étude consacrée à Louise Bourgeois. Par leur choix d’une grille de lecture (dans le premier essai) ou d’une œuvre (dans le deuxième) étrangères aux limitations d’une histoire de l’art marquée par le modernisme, et par ailleurs très anglo-saxonne, ces deux essais consacrés à des figures tutélaires de l’art du XXème siècle donnent néanmoins le ton à la suite du recueil. Une large part des contributions traite en effet d’artistes (Yvonne Rainer, Lynda Benglys, Robert Morris, Robert Smithson, Gordon Matta-Clarck, Vito Acconci…), d’œuvres et du contexte artistique nord-américain des années 1960-70 — c’est-à-dire d’un moment de mise en crise de l’idéalisme moderniste, et d’effrangements intenses entre les médiums. Les méthodologies adoptées diffèrent également en fonction de l’objet d’étude : les contributions sont tantôt nourries d’iconologie (George Baker), tantôt par les sciences humaines et les théories des médias (Chantal Pontbriand, Ina Blom…) ; elles adoptent parfois la forme du récit biographique, voire le point de vue autobiographique et subjectif (Douglas Crimp). L’ensemble des contributions rend compte des formes, questions et enjeux récurrents de l’art de cette période : genres et communauté ; dimension processuelle et perception sensorielle ; porosité des pratiques et nouveaux médias.
Par contraste, les quelques textes consacrés ensuite à l’art des années 1980-90 dessinent surtout le profil de figures singulières (René Daniëls) et mettent l’accent sur une forme de renouveau des enjeux picturaux (Daniëls à nouveau, Gerhard Richter, Jeff Wall). Enfin, un dernier groupe d’articles centrés sur l’art du début du XXIème siècle met l’accent sur l’expression d’une mémoire réprimée et sur le rapport au « monument », sous une forme multimédia chez Mike Kelley (Day is Done), et par l’emploi du « cut » comme dispositif contre-historique chez Doris Salcedo.
L’ouvrage s’achève avec un essai (Dorothea von Hantelmann) portant sur la « transformation d’une esthétique de l’objet en une esthétique de l’expérience subjective et intersubjective », dont l’exposition Bodyspacemotionthings de Robert Morris en 1971 constituerait le prototype — et plus largement sur la place de l’exposition comme « format » de l’œuvre d’art aujourd’hui.

En dépit de l'ambition affichée par les éditeurs, l'ensemble pourtant conséquent des contributions ne saurait encore constituer « une histoire non canonique de l'art aux XXème et XXIème siècles » — à moins de considérer qu'elle puisse être réduite au mainstream anglo-saxon. Toutefois, cette publication croisant les points de vue et les méthodologies constitue une somme considérable d'études monographiques abouties, au détour desquelles sont mis à jour des angles morts d'une histoire que l'on croyait connaître — ce qui n'est pas la moindre des réussites.




Cornerstones
Sous la direction de Juan A. Gaitán, Nicolaus Schafhausen, Monika Szewczyk, Sternberg Press (Berlin), Witte de With Center for Contemporary Art (Rotterdam), 2012 (Anglais, 288 pages, illustrations en noir et blanc)
Contributions de : George Baker, Mieke Bal, Ina Blom, Dominic van den Boogerd, Douglas Crimp, Dorothea von Hantelmann, Helmut Friedel, Donald Kuspit, Sven Lütticken, Peter Osborne, Chantal Pontbriand, Kaja Silverman, Anne M. Wagner, John C. Welchman.