lundi 17 décembre 2012

Cornerstones: quelques pierres angulaires de l'histoire de l'art des XXe et XXIe siècles


Ce compte-rendu est une version légèrement modifiée et augmentée de l'article paru dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).


Cornerstones rassemble les contributions des intervenants (historiens de l'art, critiques d'art, curators) invités pour les conférences mensuelles données en 2008-2009 à Rotterdam, au centre d'art Witte de With.

Le principe en était simple: que chaque invité propose une approche monographique (ou quasi-monographique) de l'œuvre d'un artiste qu'il considère comme une « pierre angulaire » (cornerstone) de l'histoire de l'art moderne et contemporain. De cette demande préalable résultent des études pointues, souvent très fouillées, inscrivant les œuvres et les artistes choisis dans un réseau complexe de sources, d'influences et de proximités, d'enjeux esthétiques, théoriques, sociaux et politiques.






Les deux premières contributions, par George Baker et Donald Kuspit, sont respectivement consacrées à une figure des Demoiselles d’Avignon de Picasso et à la conception du corps féminin dans l’œuvre de Louise Bourgeois, font la part belle aux apports des gender studies et de la psychanalyse. Bien qu’argumenté et documenté, le résultat n’en demeure pas moins un peu « forcé » et pas toujours convaincant dans le cas de l’étude picassienne, et somme toute assez convenu dans celui de l’étude consacrée à Louise Bourgeois. Par leur choix d’une grille de lecture (dans le premier essai) ou d’une œuvre (dans le deuxième) étrangères aux limitations d’une histoire de l’art marquée par le modernisme, et par ailleurs très anglo-saxonne, ces deux essais consacrés à des figures tutélaires de l’art du XXème siècle donnent néanmoins le ton à la suite du recueil. Une large part des contributions traite en effet d’artistes (Yvonne Rainer, Lynda Benglys, Robert Morris, Robert Smithson, Gordon Matta-Clarck, Vito Acconci…), d’œuvres et du contexte artistique nord-américain des années 1960-70 — c’est-à-dire d’un moment de mise en crise de l’idéalisme moderniste, et d’effrangements intenses entre les médiums. Les méthodologies adoptées diffèrent également en fonction de l’objet d’étude : les contributions sont tantôt nourries d’iconologie (George Baker), tantôt par les sciences humaines et les théories des médias (Chantal Pontbriand, Ina Blom…) ; elles adoptent parfois la forme du récit biographique, voire le point de vue autobiographique et subjectif (Douglas Crimp). L’ensemble des contributions rend compte des formes, questions et enjeux récurrents de l’art de cette période : genres et communauté ; dimension processuelle et perception sensorielle ; porosité des pratiques et nouveaux médias.
Par contraste, les quelques textes consacrés ensuite à l’art des années 1980-90 dessinent surtout le profil de figures singulières (René Daniëls) et mettent l’accent sur une forme de renouveau des enjeux picturaux (Daniëls à nouveau, Gerhard Richter, Jeff Wall). Enfin, un dernier groupe d’articles centrés sur l’art du début du XXIème siècle met l’accent sur l’expression d’une mémoire réprimée et sur le rapport au « monument », sous une forme multimédia chez Mike Kelley (Day is Done), et par l’emploi du « cut » comme dispositif contre-historique chez Doris Salcedo.
L’ouvrage s’achève avec un essai (Dorothea von Hantelmann) portant sur la « transformation d’une esthétique de l’objet en une esthétique de l’expérience subjective et intersubjective », dont l’exposition Bodyspacemotionthings de Robert Morris en 1971 constituerait le prototype — et plus largement sur la place de l’exposition comme « format » de l’œuvre d’art aujourd’hui.

En dépit de l'ambition affichée par les éditeurs, l'ensemble pourtant conséquent des contributions ne saurait encore constituer « une histoire non canonique de l'art aux XXème et XXIème siècles » — à moins de considérer qu'elle puisse être réduite au mainstream anglo-saxon. Toutefois, cette publication croisant les points de vue et les méthodologies constitue une somme considérable d'études monographiques abouties, au détour desquelles sont mis à jour des angles morts d'une histoire que l'on croyait connaître — ce qui n'est pas la moindre des réussites.




Cornerstones
Sous la direction de Juan A. Gaitán, Nicolaus Schafhausen, Monika Szewczyk, Sternberg Press (Berlin), Witte de With Center for Contemporary Art (Rotterdam), 2012 (Anglais, 288 pages, illustrations en noir et blanc)
Contributions de : George Baker, Mieke Bal, Ina Blom, Dominic van den Boogerd, Douglas Crimp, Dorothea von Hantelmann, Helmut Friedel, Donald Kuspit, Sven Lütticken, Peter Osborne, Chantal Pontbriand, Kaja Silverman, Anne M. Wagner, John C. Welchman.

lundi 1 octobre 2012

Paysages en devenir (sous la direction de Fabienne Costa et Danièle Méaux)


Cette recension est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).



Le paysage est traditionnellement envisagé en Occident comme « une portion d’espace appréhendée à distance, selon un point de vue unique ». C’est à partir de, et contre cette définition, que les universitaires, chercheurs et artistes réunis dans cette publication abordent la notion de paysage, et repensent la question du pittoresque à l’aune de la dimension temporelle des paysages. Ces derniers sont en effet envisagés à travers les changements qui les affectent, qu’ils soient naturels ou consécutifs aux activités humaines : agriculture, industrie, transports, guerre… L’ouvrage est subdivisé en trois parties. La première, « Exercices du regard » réunit pour l’essentiel des analyses (Hélène Saule Sorbé, « Du paysage à sa mise en œuvre » ; Paul Vancassel, « L’exposition « New Topographics » et Lewis Baltz » ; Thierry Girard, « De l’observation des paysages » ; Danièle Méaux et Benoît Grimbert, « Le palimpseste du tissu urbain »…) montrant que le médium photographique privilégié dans l’approche des paysages en voie de mutation pour sa valeur de constat documentaire, n’intervient pas seulement dans l’après-coup, mais peut également être un outil de réflexion et de prospection en amont de ces changements. Dans la seconde partie « Transformation des territoires », il est question de l’évolution des périphéries urbaines et des pratiques analytiques et artistiques qui en ont fait leur terrain d’investigation, à l’instar des photographes Edith Roux et Jürgen Nefzger (Danièle Méaux, « A la frange des villes »), du groupe Stalker (Laurent Buffet, « Le groupe Stalker dans les Territoires actuels »). Stéphanie Smalbeen s’intéresse à la « cassure » dans le paysage telle qu’elle apparaît dans les photographies des cicatrices du paysage de Sophie Riestelhueber (« Le devenir pittoresque du paysage »), tandis que Laurence Corbel revisite les « ruines à l’envers » des paysages suburbains entropiques et sans avenir parcourus par Robert Smithson, analysant leur contraste avec la lenteur et l’hétérogène géologiques (« L’œil pittoresque de Robert Smithson : une approche dialectique du paysage américain »). La dernière partie, « Mobilités », déplace le regard du paysage vers le corps percevant et mobile. Le peintre Corot est, pour Emmanuel Pernoud (« Corot, le paysage au présent »), le premier à aborder les paysages de ruines en les éclairant non de la lumière de l’Histoire, mais de celle de l’instant de leur saisie, tout en se laissant distraire par les « à-côtés » des sites répertoriés. Avec cette figure du peintre voyageur apparaît celle du spectateur physiquement en mouvement à l’intérieur du paysage. Les cinéastes (Alexandre Sokourov, Chantal Akerman, Johan van der Keuken) en fournissent évidemment des exemples contemporains (Jean-François Py, « Une certaine distance » ; Philippe Fauvel, « Paysage, royaume des fins »). Fabienne Costa (« Des morts-vivants dans le Morvan ») montre comment, dans le film L’Arrière-pays de Safia Benhaïm, le paysage ne peut se constituer qu’au travers de la présence d’un corps exilé qui tente de l’habiter. A sa suite, Bernard Rémy (« Chemin de danse : La Plainte de l’impératrice ») analyse l’unique film réalisé par la chorégraphe Pina Bausch. Associant deux médiums artistiques marqués par la temporalité et le mouvement, elle saisit le caractère dispersé et fragmenté de « paysages-mouvements » avec lesquels entrent en résonnance les mouvements des danseurs.


Paysages en devenir
Sous la direction de Fabienne Costa et Danièle Méaux (contributions de Laurent Buffet, Laurence Corbel, Fabienne Costa, Philippe Fauvel, Thierry Girard, Benoît Grimbert, Christine Jérusalem, Pauline Jurado Barroso, Danièle Méaux, Philippe Nys, Emmanuel Pernoud, Jean-François Py, Grégoire Quenault, Bernard Rémy, Hélène Saule Sorbé, Stéphanie Smaalben, Paul Vancassel, Caroline Zéau)
Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012.

Michel Aubry, David Legrand, et al., La visite des écoles d'art: une fiction d'école

Cette recension est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).




Ce livre est en réalité le « livret » reproduisant les dialogues et indications scéniques du film qu’il accompagne, lequel forme une vaste fresque d’une durée de cinq heures. L’ensemble résulte d'un travail entrepris par le groupe de recherche À Propos d’une Nouvelle École à partir de la commande engagée en 2005 par Pierre-Jean Galdin (directeur des Beaux-Arts de Nantes) auprès de l’artiste Michel Aubry. Il s’agissait alors, à l’occasion du démarrage de la construction du nouveau site de l’école (où elle s’installera en 2014), d’engager une réflexion sur les possibilités de renouvellement de ses formes pédagogiques, dans le contexte des réformes concernant l’autonomie des établissements supérieurs d’enseignement artistique, l’introduction de la recherche et la mise en chantier d’un troisième cycle dans les études artistiques.
Cette réflexion prend la forme d’une fiction où l’on suit le commandant von Rauffenstein, échappé du film La Grande Illusion de Jean Renoir, dans sa « visite des écoles d’art ». Convoquant des figures de l’art du passé (Albrecht Dürer, Hugo Ball, Le Corbusier, André Malraux, Josef Beuys, Alain Robbe-Grillet…), les épisodes font aussi intervenir des acteurs de l’art actuel (Philippe Rahm, Jean-Christophe Bailly, Elie During, Rainier Lericolais, Yannick Miloux, Claire-Jeanne Jézéquel…) ainsi que les étudiants des différentes écoles.
Au fil des scènes, où sont examinés l’histoire et le présent des écoles visitées, des « métiers d’art » aux formes les plus performées ou conceptuelles, s’élaborent les hypothèses d’un programme et d’un cahier des charges pour le projet (architectural, pédagogique, voire politique) de la nouvelle école nantaise — et au-delà, d’un nouvel enseignement artistique. Le propos est parfois labyrinthique et la réalisation du film pas toujours à la hauteur des ambitions du projet. Néanmoins, en abordant les questions des savoir-faire, des modes de transmission, du rythme des études, ou encore des enjeux et des formes de la recherche, cette publication témoigne des interrogations et des perspectives actuelles des écoles supérieures d’art, auxquelles elle apporte une contribution étonnante dans son parti pris et généreuse dans ses ouvertures.



Michel Aubry, David Legrand, et al., La Visite des écoles d'art : une fiction d'école
École des Beaux-Arts de Nantes – Éditions Al Dante, Marseille, 2012 (comporte deux DVDs)

Artistes et entreprises


Cette recension est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).


Publication des actes du colloque à la Saline Royale d’Arc-et-Senans en mars 2010 (qui fait lui-même suite au colloque L’Art est l’entreprise, organisé par Art&Flux en 2006), cet ouvrage conséquent se distingue tant par le nombre et la qualité de ses contributeurs (parmi lesquels se croisent historiens de l’art, philosophes, artistes) que par les enjeux esthétiques qu’il se donne pour ambition d’exposer et d’explorer. Plusieurs textes structurant (Yann Toma : « La Notion de critique artiste comme moteur d’un nouveau contexte de la création », Laurent Devèze : « Du Rêve prolétaire à l’ambition entrepreneuriale ? », Rose Marie Barrientos : « Les Entreprises artistes en perspective ») définissent la terminologie, le cadre historique et conceptuel et élaborent une proposition de typologie des « entreprises artistes ». Essentielle, la contribution de L. Devèze analyse le changement de paradigme survenu dans le choix d’une figure d’identification de l’artiste : du travailleur prolétarien et révolutionnaire pour l’artiste d’avant-garde au début du XXe siècle, à l’entrepreneur -manager libéral à partir des années 1960-70, dans un contexte de marchandisation croissante de l’art. Les exemples présentés, ainsi que les témoignages et contributions d’artistes (Renaud Layrac : « BP/Un emblème comme attitude », Raphaëlle Bidault-Waddington « Témoignage : Stratégie d’une "self-made artist" », Benjamin Sabatier (« Be it yourself ! », etc.), abordent différents types d’entreprises artistes et leurs modalités de fonctionnement : de l’entreprise « réelle » comme That’s Painting Productions de Bernard Brunon à la dimension fictionnelle de Ouest-Lumière (Y. Toma) ou de Société Réaliste. Quelle que soit leur nature, les entreprises artistes s’inscrivent dans le champ du « réel » et de son économie. Elles sont la « réalisation en actes et en œuvres d’une pensée critique » où le risque pour l’artiste est de devenir un simple auxiliaire du système capitaliste qu’il dénonce. « À partir de quand ce que je prétends dénoncer m’annexe tout à fait ? » est en effet la question en filigrane de plusieurs contributions d'artistes « entrepreneurs » bien conscients de jouer un jeu dangereux avec « la bête ».
La brève conclusion relève la nécessité d’approfondir l’étude de la dimension politique de l’entreprise artiste. En attendant cette suite bienvenue des travaux d’Art&Flux, les propos ici réunis (enrichis d’une bibliographie fournie, ainsi que d’une affiche récapitulant l’inventaire des entreprises artistes depuis le « prototype » de N.E. Things Co créée par Iain Baxter en 1964) constituent une publication indispensable pour penser les enjeux actuels des entreprises artistes.

Artistes et entreprises
Sous la direction de Yann Tomas, Stéphanie Jamet-Chavigny, Laurent Devèze, revue D’Ailleurs, n°3, co-édition ERBA (Besançon) / Art & Flux (CERAP-Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, 2012 (Français, Anglais, 212 pages, illustrations en couleurs, affiche pliée insérée)
Contributions de : Yann Toma, Laurent Devèze, Stéphanie Jamet-Chavigny, Rose Marie Barrientos, Raphaël Cuir, Marc Partouche, Maria Bonnafous-Boucher, Aurélie Herbet, Renaud Layrac, Stefan Haefliger, Katrin Kolo, Rapahëlle Bidault-Waddington, Antoine Lefebvre, Michel Verjux, Jacinto Lageira, Philippe Mairesse, Pascal Bausse, Benjamin Sabatier, Dida Zende.

Éric Valentin, Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen. La sculpture comme subversion de l'architecture (1981-1997)


Cette recension, légèrement modifiée, est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).


Dans sa première monographie consacrée à Oldenburg et van Bruggen (Le grotesque contre le sacré, Gallimard, 2009), Eric Valentin s’intéressait à leurs premiers projets de monuments, de Lipstick (Ascending) on Caterpillar Tracks (1969) aux réalisations des années 1970. S’inscrivant en droite ligne du précédent, auquel il emprunte la boîte à outils analytique et conceptuelle (sources rabelaisiennes, puissance du grotesque et figures carnavalesques), ce nouveau volume met l’accent, à travers une suite d’essais, sur la charge critique portée à l’encontre de l’architecture en tant que représentation symbolique par la sculpture publique monumentale d’Oldenburg – van Bruggen à partir du début des années 1980.
Le premier essai, "L'Éclipse des lumières de Las Vegas", est certainement le plus abouti. Examinant Flashlight, installée en 1981 sur le campus universitaire de Las Vegas, Eric Valentin analyse la pertinence de la réponse d’Oldenburg dans le contexte de la ville du jeu et sa charge critique à l’encontre du postmodernisme défendu par l’architecte Robert Venturi dans L’Enseignement de Las Vegas. Les quatre essais suivants multiplient les angles d’approche : critique du symbolisme des édifices chrétiens et des constructions de Gaudí, de la conception du gratte-ciel selon Rem Koolhaas, ou, plus surprenant, proximité avec les sculptures paysagères de Henry Moore. À plusieurs reprises, E. Valentin revient sur la collaboration harmonieuse du duo Oldenburg – van Bruggen avec l’architecte Franck Gehry. Ainsi la relation critique de Soft Shuttlecocks avec la spirale et la verrière du Guggenheim Museum construit par Frank Lloyd Wright, où elle est installée en 1995, sert de contrepoint à l’accord parfait entre cette même œuvre et l’atrium du musée construit par Gehry à Bilbao. La méthodologie adoptée révèle alors une géométrie variable : voulant à toute fin trouver les points de convergence entre Oldenburg et Gehry, E. Valentin oublie que la véritable autorité est, à New York comme au Pays Basque, moins celle de l’architecture que celle de l’institution muséale et du mécénat de Guggenheim. Mû par l’admiration qu’il éprouve envers l’œuvre d’Oldenburg et van Bruggen, E. Valentin endosse ainsi trop souvent le point de vue et le discours des artistes, au détriment d’une prise de distance critique.
Ce recueil demeure néanmoins une contribution appréciable à la compréhension de l'œuvre monumental de Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen. On regrettera que ce projet ne donne pas lieu à une synthèse plus ambitieuse, que le premier ouvrage d'Eric Valentin permettait d'espérer.



Éric Valentin, Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen. La sculpture comme subversion de l’architecture (1981-1997)
Collection « Inflexion », Les Presses du Réel, Dijon, 2012.

Denys Riout, Constantin Brancusi. L’Hélice et l’Oiseau


Cette recension est parue dans le n°40 (automne 2012) de la revue Critique d'art (www.archivesdelacritiquedart.org).




Dans le premier livre qu’il consacre à Brancusi, et à la sculpture en général, Denys Riout invite à une (re)découverte du parcours de l'artiste roumain, par l’entremise d’une sorte d’alter-ego, nommé Jean Grimelin, seul élément du récit dont on soit sûr de son caractère fictionnel. Ce nouvel opus de la collection Ateliers imaginaires dirigée par Nadeige Laneyrie-Dagen, en illustre bien le principe explicité en quatrième de couverture : "Des rencontres fictives et vraies avec des artistes: une autre façon d'écrire l'histoire de l'art". La lecture, qui s’apparente à celle d’un roman, est fluide et plaisante, ce qui n’empêche pas que le récit soit bien documenté et enrichi en fin de volume de notices biographiques des protagonistes du récit. Ce dernier permet d’envisager dans une perspective critique la délicate question de la préservation et de la restitution des ateliers d’artistes comme celui de Brancusi, « reconstitué » sur la piazza adjacente au Centre Pompidou. Cet atelier fournit un exemple en même temps que le point de départ de l’histoire. Très accessible, le livre ne fait pas pour autant l’économie d’une « thèse » qu’il formule et défend au fil des pages : celle d’une conception cinématographique de la sculpture par Constantin Brancusi, dont le signe le plus manifeste fut justement la configuration constamment réinventée de son atelier.

Denys Riout, Constantin Brancusi. L'Hélice et l'Oiseau
Collection « Ateliers imaginaires », Nouvelles Éditions Scala, Paris, 2012.

vendredi 21 septembre 2012

Sculptures à une absente. Didier Vermeiren


Cet article est initialement paru dans la revue L'Art Même n°56 (3ème trimestre 2012), à l'occasion de l'exposition de Didier Vermeiren, Sculptures-Photographies, à la Maison Rouge.

Les occasions de voir des ensembles conséquents de l’œuvre du sculpteur Didier Vermeiren (né en 1951 à Bruxelles, où il vit et travaille) sont plutôt rares en France : la dernière, après la grande exposition que lui avait consacrée le Jeu de Paume en 1995, remonte à 2006 au Musée Bourdelle.

© Marc Domage/ Didier Vermeiren/ La Maison Rouge, 2012

Bien qu’elle n’occupe à la Maison Rouge qu’un espace relativement restreint, l’exposition Sculptures-Photographies témoigne de l’ambition de la recherche entamée par Vermeiren il y plus de trente ans, et dont l’esthétique classique et rigoureuse s’est constamment maintenue à l’écart du spectaculaire démesuré que consacrent aujourd’hui, du Grand Palais au Turbine Hall, de Versailles au Guggenheim, les grandes manifestations dédiées à la sculpture contemporaine.
Dès le début des années 1980, l’œuvre de Vermeiren se caractérise par une réflexion et une méditation constantes sur la sculpture à travers son histoire et les œuvres de ses figures canoniques — au premier rang desquelles Auguste Rodin —, et par une grande attention portée à ses modalités d’existence, nourrie par les expériences du minimalisme.
À la Maison Rouge, l’artiste, comme à son habitude, a apporté un soin rigoureux à l’installation de ses œuvres, tirant parti des qualités spatiales propres aux deux espaces qu’occupe l’exposition, reliés entre eux par une plateforme et un escalier. L’exposition présente en effet deux temps, auxquels correspondent deux salles, réunis par un troisième espace intermédiaire — la plateforme par laquelle on entre.
Comportant à la fois des sculptures récentes et d’autres plus anciennes, l’exposition opère la confrontation de deux moments de l’œuvre — en même temps qu’elle tend à montrer que la seule approche chronologique est insuffisante à en saisir les enjeux.

Dans la première salle sont rassemblées, selon une trame orthogonale, neuf sculptures réalisées entre 2007 et 2010, notamment Étude pour la pierre #1 (2007) et Étude pour l’urne #2 (2008). Contrairement aux œuvres plus anciennes, ces dernières ne se présentent pas sous la forme de « socles » nus, mais témoignent de l’évolution du travail de Vermeiren qui, depuis le début des années 2000, associe des « objets » sculptés (modelés en plâtre, assemblés en bois) aux « socles » qui les supportent. Elles contrastent aussi avec des œuvres plus silencieuses comme Terrasse (2010), un simple « socle » bas en plâtre moulé, auquel le plissement des flancs confère une belle densité plastique. Hormis cet exemple, les œuvres récentes paraissent, d’une façon générale, plus sophistiquées dans le traitement et l’association des matériaux : la multiplication des éléments intermédiaires (bases, ressauts, corniches…) et l’application de peinture et de patines leur confèrent un caractère parfois un peu maniériste, alors que les sculptures plus anciennes ne s’encombraient pas de tels raffinements, au profit d’une plus grande radicalité.
Lorsque l’on déambule au milieu des sculptures, on est surpris de constater une certaine neutralisation des tensions entre elles : pleins et vides sont équivalents et, en dépit des variations de matériaux et de hauteurs, toutes les pièces semblent se conformer à une même échelle et nourissent difficilement le dialogue attendu. L’installation est en revanche beaucoup plus convaincante dès que l’on se tient au seuil de la pièce, et qu’on l’observe depuis l’extérieur : cadrée par la large ouverture rectangulaire, elle se mue en une image parfaitement composée et équilibrée. Les sculptures alors se répondent, le regard circule entre elles, les vides s’animent. Rien n’indique que l’artiste ait délibérément pris ce « parti de l’image », mais les propos qu’il tenait en 1987 permettent de le penser : « Il y a une chose qu’il faut dire et c’est vrai pour toutes les sculptures mais c’est peut-être plus vrai pour certaines sculptures que d’autres, c’est que la sculpture dit où l’on doit se mettre, où le spectateur, le regardeur, doit se mettre. » (1)
Ce qui nous renvoie à la suite de l’exposition : l’espace intermédiaire — la plateforme — abrite deux photographies « en relief » ainsi qu’une maquette à échelle réduite des espaces d’exposition et des œuvres qui y sont installées (l’exposition elle-même semble fidèlement reproduire cette préconception). Cette maquette permet une observation surplombante et englobante de la totalité de l’exposition, ce qui n’est évidemment pas possible autrement. Les photographies en relief, qui peinent à faire oublier le côté « gadget » du procédé, montrent des sculptures disposées dans l’atelier de l’artiste ; les déplacements du spectateur les animent légèrement en produisant une sensation de profondeur — guère convaincante.

Débâcle de socles
Le second espace, situé en contrebas et ouvert sur les précédents, propose une actualisation de l’installation que l’artiste avait imaginée pour l’exposition In extremis en 2004 à Toulouse (2). À la Maison Rouge, cette pièce, très réussie, mérite à elle-seule le déplacement. L’espace a conduit Vermeiren à adopter une disposition plus ramassée pour ses « sculptures retournées » (1995-1999), réunies en un groupe compact au centre de la salle. Celles-ci sont des contre-moules de volumes reproduisant à l’identique les dimensions des socles appartenant à des chef-d’œuvres de l’histoire de la sculpture, mentionnés dans leurs titres : Cariatide à l’urne, Monument à Victor Hugo, Ugolin… et dont les originaux sont l’œuvre de Rodin, Carpeaux ou Canova. Les sculptures retournées exhibent un intérieur vide ; la plus basse de toutes, placée au centre du groupe, présente une surface interne peinte d’un noir mat qui semble y ouvrir un gouffre. L’instabilité suggérée par l’inclinaison de ces sculptures sur leur base contredit la fonction d’origine de leurs modèles. Cette « débâcle de socles » fait écho à la captation du mouvement de balancier imprimé à Cariatide à la pierre dans la suite des 32 photographies disposées sur trois murs de la salle. Les contours et la matérialité de la sculpture y tendent à se brouiller — nécessaire contrepartie de cette saisie et de la multiplication des points de vue. L’ensemble associant ces photographies et les sculptures retournées offre ainsi au visiteur une méditation sur l’intrication des dimensions spatiales et temporelles propre à la sculpture.
La présence insistante de photographies de différents types (vue de L’atelier à quatre heures du matin et suite sur la Cariatide à la pierre en noir-et-blanc, images en couleurs et « en relief », au châssis épais et à la surface brillante et striée) et la conception même de l’exposition (la manière dont sont « cadrées » les sculptures) traduisent l’importance du « point de vue » et de sa construction. Et l’on sait que la question du point de vue, depuis l’époque baroque jusqu’à l’atelier en mouvement de Brancusi (3) et les sculptures « pedally haptic » de Carl Andre, en passant par le XIXème siècle de Baudelaire (4), Hildebrandt (5) et Rodin (6), a occupé une place centrale dans la manière de concevoir la forme sculptée dans son rapport au regard et au corps.

© Marc Domage/ Didier Vermeiren/ La Maison Rouge, 2012

Depuis la « passerelle » surplombant la seconde salle, le point de vue du spectateur sur les sculptures retournées rejoint, à travers le temps et les médiums, celui de l’obervateur de dos qui, dans plusieurs tableaux de Caspar David Friedrich, contemple la puissance chaotique de paysages grandioses et désolés. L’idée de romantisme peut paraître loin de l’élégante austérité des sculptures de Vermeiren, et pourtant ces dernières la rejoignent, à travers les motifs récurrents de l’absence, et d’une forme de convocation d’un temps révolu d’où sont prélevées références et citations multiples. De là à y déceler une dimension mélancolique, il n’y a qu’un pas, que l’on peut franchir devant les polyèdres complexes des Études pour la pierre, qui évoquent irrésistiblement celui que Dürer a figuré dans sa célèbre gravure Melancholia (1514).

Figures du creux et fétichisation du socle
Le caractère constamment référentiel de la sculpture de Vermeiren, sa réduction au seul socle ou l’introduction de figures du « creux » : urne, maison (7) ; le recours à la photographie qui déplace et diffère la présence de l’œuvre — tout cela signale, on l’a dit, quelque chose de l’ordre de la perte et de l’absence (8). Or, comme l’a montré Rosalind Krauss (9), ce qui a été perdu ou laissé pour compte dans la sculpture moderne, c’est le monument : c’est-à-dire qu’avec l’accroissement de la valeur d’exposition des œuvres dû à l’essor des Salons au XIXème siècle, et avec l’œuvre de Rodin (figure tutélaire de Vermeiren), la sculpture perd sa fonction mémorielle, commémorative, voire cultuelle. La disparition progressive du socle (support de l’inscription gravée, séparation et articulation de la représentation sculptée, de son site et de son histoire), est le signal le plus manifeste de cette déchéance. Comme le rappelle Hubert Besacier : « Le socle est ce qui isole du sol, met en exergue, désigne le lieu spécifique de la sculpture, et partant, la légitime ; ce qui l’exhausse jusqu’au statut de monument. » (10) La sculpture est ainsi devenue « nomade », sans destination voire sans « origine », et Krauss quant à elle voit en l’œuvre emblématique de Rodin, la Porte de l’Enfer — une porte dépourvue du bâtiment auquel elle était destinée —, le premier exemple de cette perte de site. À l’autre extrémité de cette perspective historique, on pourrait placer la belle suite des « socles » et les « cages » sur roues que Vermeiren réalise dans les années 1980-90. Soient des œuvres dans lesquelles le socle se substitue à une sculpture absente, seulement manifestée par l’énoncé de son titre — quand le socle n’est pas lui-même, et à son tour, sujet à disparition, cantonné dans l’épure de ses arêtes.
Dans les « cages » comme dans les « sculptures retournées », le socle existe dans un état de semi-absence : à sa masse cubique se substitue un volume identique d’air. Les possibilités de duplication, de superposition, de renversement ainsi ouvertes ont largement été explorées par Vermeiren, qui n’envisage pas le socle comme un simple ready-made, mais qui s’attache à le figurer — le sublimer presque — dans tous les matériaux de la sculpture. Cette fétichisation et cette multiplication des simulacres de socles sont le signe répété — et, par là, le symptôme — d’un impossible deuil : celui d’une sculpture monumentale, mémorielle, lieu de survivance auratique (11). Celui, aussi, de l’histoire dont elle était l’expression.

Notes :
1 123 plans sur la sculpture de Didier Vermeiren, film réalisé par Elsa Cayo, Tri Film, Paris 1987.
2 Collection de solides, Printemps de septembre, Toulouse, 2004. Cf. le compte-rendu de l’exposition par Bernard Marcelis, L’art même #25, novembre 2004.
3 Sur l’atelier en mouvement de Brancusi et sa dimension cinématographique, lire notamment le récent ouvrage de Deny Riout, Constantin Brancusi, L’Hélice et l’Oiseau, collection Ateliers imaginaires, Nouvelles Éditions Scala, Paris, 2012
4 Charles Baudelaire, à qui l’on doit notamment ce texte essentiel : « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse », paru dans son Salon de 1846.
5 Adolf von Hildebrandt (1847-1921), sculpteur et théoricien allemand, contemporain de Rodin. Auteur d’un ouvrage intitulé Le problème de la forme (1893) dans lequel il privilégie une sculpture organisée, comme un tableau, selon un point de vue frontal structurant une succession de plans en profondeur.
6 À l’opposé d’Hildebrandt, Rodin a développé une « théorie » dite « des profils », selon laquelle il travaille sa figure sous tous les angles à la fois, en tournant autour. Cf. Auguste Rodin, L’Art. Entretiens avec Paul Gsell, Les Cahiers Rouges, Grasset, Paris 1911.
7 La Maison #2, 2009 (plâtre et bois peint), qui comporte également une citation de One Ton Prop (1969) de Richard Serra.
8 Ce qui a conduit Georges Didi-Huberman à déceler une survivance du motif du tombeau dans la sculpture minimaliste. Cf. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Collection « Critique », Éditions de Minuit, Paris, 1992. Dans son compte-rendu de l’exposition, Philippe Dagen parle quant à lui de « l’état spectral » de la sculpture de Vermeiren. Cf. Philippe Dagen, « La sculpture à l’état spectral », Le Monde, 19 juillet 2012.
9 Rosalind Krauss, « Échelle/monumentalité, Modernisme/postmodernisme. La ruse de Brancusi », Qu’est-ce que la sculpture moderne ? catalogue de l’exposition, Musée National d’Art Moderne – Centre Georges Pompidou, Paris, 1986. Thierry De Duve adoptera un point de vue similaire dans « Ex situ », Les Cahiers du Mnam #27, Paris, printemps 1989.
10 Hubert Besacier, notice des œuvres de Didier Vermeiren appartenant au Frac Bourgogne, in Le génie du lieu, catalogue de l’exposition, Musée des Beaux-Arts de Dijon, 2005 ; consultable sur le site web du Frac Bourgogne : http://www.frac-bourgogne.org/scripts/album.php?mode=data&id_artiste=40
11 Telle que Walter Benjamin l’a définie dès la première version de « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935), Œuvres, Folio essais, vol. III, Gallimard, Paris, 2000.



Didier Vermeiren, Sculptures-Photographies
Jusqu’au 23 septembre 2012
La Maison Rouge
10, Boulevard de la Bastille, 75012 Paris
+33 (0)1 40 01 08 81

mercredi 23 mai 2012

BLV et la sculpture / Les sculpteurs de BLV

En novembre 2010, à l'invitation de Tristan Trémeau, Hervé Le Nost et Yvan Le Bozec, professeurs à l'École Supérieure d'Art de Quimper, j'ai participé au colloque intitulé Bernard Lamarche-Vadel, en marche, qui s'est tenu au Théâtre Max Jacob. Lamarche-Vadel avait en effet enseigné aux Beaux-Arts de Quimper vingt ans auparavant.
Je reproduis ici le texte de ma contribution. Elle est aussi disponible, tout comme l'ensemble des communications de ce colloque, sur le site: http://www.colloque-lamarche-vadel.fr/



Aborder la question des choix de BLV en matière de sculpture, et ce que ces choix révèlent ou traduisent de ses conceptions en la matière, c’est d’abord se confronter à la difficulté de se saisir du « corps » de cette question, malgré les nombreux écrits qu’il lui a consacrés ; c’est se confronter à la difficulté d’établir, même, la validité d’un « sujet » qu’on intitulerait « BLV et la sculpture ».

D’une part en effet, BLV n’a pas développé de théorie générale de la sculpture. Comme pour la peinture et la photographie, sa conception de la sculpture — si conception globale il y a — se trouve disséminée dans l’ensemble de ses écrits : comptes-rendus d’exposition, entretiens avec des sculpteurs, essais thématiques et monographiques parus dans la presse (principalement dans les pages de la revue Artistes), et dans les catalogues monographiques ou d’exposition. Tenter d’approcher, de saisir les contours de sa conception de la sculpture s’aparente donc à un véritable jeu de piste.
D’autre part, la longue liste des sculpteurs auxquels il s’est intéressé et à propos de l’œuvre desquels il a écrit, ne donne ni une description exhaustive d’une quelconque « scène » constituée, ni ne dessine un horizon d’attente clair ou une « ligne esthétique » évidente. Au tournant des années 1970-1980, s’y côtoient des figures déjà reconnues internationalement et des artistes, souvent plus jeunes, dont l’œuvre a alors bénéficié d’une visibilité moindre : Arman, Joseph Beuys, Peter Briggs, César, Erik Dietman, Gilbert & George, Roni Horn, Per Kirkeby, Micha Laury, Hervé Le Nost, Mario Merz, Bernard Pagès, Richard Serra, Keith Sonnier, Ger Van Elk, Bernar Venet… De nombreux autres viennent encore alonger la liste, si l’on ajoute les noms de ceux auxquels Artistes, sous la plume de tel ou tel collaborateur, a consacré un article, selon toute vraisemblance « commandé » par BLV, et les jeunes sculpteurs auxquels il s’est intéressé plus tard, comme Jason Rhoades.
La simple énumération de tous ces noms, si elle n’aide pas à préciser son parti pris vis-à-vis de la sculpture, signale toutefois d’emblée chez BLV une double capacité, ou double qualité : à la fois se faire le « passeur » en France de l’œuvre d’artistes souvent déjà reconnus ailleurs (Grande-Bretagne, Italie, Allemagne, Etats-Unis), et accomplir un travail de « défricheur » auprès de jeunes artistes français (ou travaillant en France) pas encore, ou nouvellement représentés dans les milieux marchands et institutionnels, souvent par son intermédiaire, d’ailleurs.
Les choix de BLV en matière de sculpture (comme dans les autres média) ne s’arrêtent donc ni à tel ou tel mouvement, telle ou telle tendance ; ni à des critères de nationalité ou de géographie ; ni au degré de reconnaissance des artistes. À cette ouverture s’ajoute le fait que la sculpture elle-même est abordée avec le même intérêt que les autres pratiques (peinture, photographie) ; elle n’est, pas plus que ces dernières, l’enjeu exclusif de sa critique.

Il peut être tentant, par économie ou par paresse, de qualifier cette approche d’éclectique, et de la mettre sur le compte d’une attitude postmoderne, voire d’une posture de non-choix. Et ce d’autant plus que BLV, dans sa critique, ne cherche pas, à la différence d’autres (Greenberg, Restany, Pleynet…) à construire un récit téléologique ou à échafauder un « système » esthétique : pareil projet semble devenu obsolète à ses yeux.
Prenant acte de ce que l’on a appelé la « fin des avant-gardes » (c’est-à-dire de la fin de « l’originalité », des grands récits, de l’Histoire) et d’une certaine « mort » de la peinture moderne incarnée par ses ultimes réductions monochromes, il tire les conséquences de la seule attitude possible pour lui : la recherche et la mise en avant de démarches singulières, d’individualités. C’est ce qu’il exprime en 1986 dans l’essai d’introduction du catalogue Qu’est-ce que l’art français ? : le rôle du critique est d’« opposer un acte exemplaire de sélection intransigeante d’individualités dont l’existence est vraiment consacrée à une grande idée, inéchangeable, inhumaine et souveraine de l’art, c’est-à-dire consacrée à la fois à la transcendance du sens et l’exigence de la liberté, sans souci aucun d’être admis dans le cercle vicieux des significations instituées. À la morale, cette action prétend ; d’abord parce que cette action de désigner qui est en propre celle du critique d’art, de l’expérimentateur prophétique, tend à se situer à la fin d’une certaine histoire, celle des avant-gardes, des corps constitués, des dogmatologies, des astuces rétiniennes, et la fin de cette histoire ne va pas sans une morale qui consacre à mes yeux le sujet, l’individu, la performance personnalisée d’une vision excentrique. »
Ce passage résume, au-delà de la seule question de « l’art français », l’attitude critique de BLV. Mais « exemplarité », « liberté », « éclectisme » et « individualités » sont des idées et des termes trop faciles et trop galvaudés, trop vagues et tributaires de l’air du temps pour rendre réellement compte de ce qui structure les choix de BLV : pourquoi ces individualités là plutôt que d’autres ? Et d’abord, qu’entendre au juste de ce terme, si propice à justifier un complet arbitraire ?

Il me semble qu’il faut prendre en compte le fait que les positions de BLV — et, singulièrement, ses positions en matière de choix sculpturaux — sont élaborées d’une part en fonction de facteurs d’ordre général ou extérieurs, et d’autre part, de questionnements particuliers et qui appartiennent en propre à la personnalité du critique (ses inclinations, fantasmes et obsessions avec lesquelles les sculptures retenues entrent en résonance). Mais il ne s’agit pas pour autant réduire ces choix à une projection psychologique et narcissique du critique.
Il est important en effet de les resituer, ces choix, par rapport à la place de la sculpture dans le processus d’écriture de l’histoire de l’art du XXème siècle et au sein des débats critiques (singulièrement en France) dans les années 1970.


Rejet de la double hégémonie de l’art américain mainstream et de la tradition « post-matissienne » française

Les sommaires des premiers numéros d’artpress au début des années 1970 et jusqu’en 1979 (début de la parution d’Artistes) sont révélateurs du climat artistique et intellectuel français, partagé entre enthousiasme pour l’art américain dont la réception critique, pour être tardive, n’en domine pas moins les pages de la revue (un article ou entretien sur deux est consacré à un artiste américain (minimaliste ou conceptuel) dans les numéros des deux ou trois premières années de publication) ; et soutien à une peinture abstraite française (BLV aurait dit « post-matissienne »), incarnée par Supports-Surfaces et servant de support à une production critique et théorique, dominée par la figure de Marcellin Pleynet, et fortement marquée par le marxisme et la psychanalyse dessinant la grille interprétative des œuvres.
En 1978-1979, l’époque a changé, et artpress, à ce moment-là, fait passer au second plan l’art minimal et conceptuel (passés de mode ? Seuls quelques comptes-rendus (souvent le fait de Patrick de Haas) font état des exposition de Burgin, Snow, Andre, Shapiro, Ruthenbeck, Samaras, Nonas) pour consacrer presque exclusivement ses pages aux « suites » plus ou moins institutionnalisées de Supports-Surfaces, à une abstraction picturale très « française » (c’est-à-dire réintégrant un héritage diffus de l’École de Paris). La sculpture contemporaine est pratiquement absente de ces pages ; l’ouverture se situe plutôt hors des arts plastiques, comme en témoigne la place importante consacrée aux sciences sociales, à la littérature, au théâtre et à la danse contemporaine.

C’est d’abord, je crois, à l’omniprésence de l’art américain (moderniste, pop, minimaliste) et de Supports-Surfaces que va réagir BLV à la fin des années 1970. Certes, il a auparavant contribué à plusieurs revues au cours des années 1970 (Opus, Cimaise, artpress), et consacré de nombreux textes à des peintres d’obédiances variées (Télémaque, Jaccard, Gasiorowski, Messager, Monory, Kermarrec, Devade, Dolla, Barré). Mais il est clair que la création de la revue Artistes en octobre 1979 marque un tournant dans ses choix esthétiques et une affirmation de leur singularité.
L’éditorial du premier numéro trace comme il se doit les grandes lignes des orientations et des ambitions de la revue. Il y transparaît une attitude « de combat » perceptible (au-delà de la question qui nous occupe ici ; voir le compte-rendu destructeur qu’il donne de l’exposition de Pleynet Tendances de l’art en France 1968-1978 dès le n°1) jusqu’en 1982 et le désengagement puis le départ de BLV (la ligne de la revue demeure fidèle à ces premières prises de position, tout en intégrant de nouvelles figures). D’une part, relevant le fait que « peu d’informations sont alors disponibles sur ce qui ne correspond pas à la tradition picturale française et à l’intérêt qu’elle a suscité pour la peinture américaine en particulier », BLV entend que la nouvelle revue puisse « combler le retard accusé par la France dans la présentation des courants non picturaux de l’art international. ». D’autre part, il prône un changement méthodologique qui est une attaque en règle du jargon critique et théorique de l’époque, dominé par les formules marxistes et psychanalytiques : « Il m’a semblé que par le passé, et le plus récent parfois, la construction théorique, l’élaboration doctrinale, a supplanté, voire même dissout, la position, l’identité complexe du sujet engagé au plus vif de la production artistique. » Il conclut en revendiquant la « position d’écoute des sujets » qui sera celle d’Artistes.
Ces déclarations d’intention ont directement à voir avec l’intérêt de BLV pour les pratiques et les formes les plus contemporaines de la sculpture, ce que ce médium est devenu, au niveau international, depuis l’exposition Quand les attitudes deviennent formes organisée par Harald Szeeman en 1969 à Berne. Nombre des sculpteurs auxquels BLV s’intéressera et à qui il consacrera un ou plusieurs textes figurait dans cette exposition.
Les numéros d’Artistes, au cours de la première année de parution, ouvrent ainsi leurs pages, sous la plume de BLV et des critiques réunis autour de lui (Catherine Lampert, Claude Gintz, Michel Enrici, Bernard Blistène…) à Mario Merz, Keith Sonnier, Barry Flanagan, Richard Long et la sculpture britannique, à Bernar Venet, Joseph Beuys, Robert Smithson, Christo, Giuseppe Penone, Mel Bochner, Bernard Pagès… Soit beaucoup de sculpteurs dont les œuvres, au regard de leur importance respective, sont pour le moins fréquemment sous-exposées dans la presse artistique française.
Rattraper ce retard, combler ce manque, peut ressembler à un choix stratégique : quoi de mieux pour battre en brêche la réthorique de Supports-Surfaces et l’héritage moderniste que d’aller puiser dans les pratiques sculpturales contemporaines, par nature étrangères à ces questions ? Il est amusant, à cet égard,  de relever la parution, dès le début de l’année 1980 (soit dans la foulée de la première livraison d’Artistes), d’un numéro spécial d’artpress (n°35) consacré à la sculpture. Le sommaire hésite entre exhaustivité impossible d’un état des lieux, approche historique et parti pris esthétique. Y cohabitent notamment Rodin, Gonzalez, David Smith, Anthony Caro, Tim Scott, Mickael Steiner, Donatello, Barnett Newman, Ed Kienholz, Ulrich Rückriem, Alian Kirili, Côme Mosta-Heirt, David Clareboudt, Richard Tuttle. Comme s’il fallait, dans la précipitation, corriger la quasi absence de traitement des problématiques liées à la sculpture dans les précédents numéros — précipitation dont témoignent quelques « oublis » regrettables : Constantin Brancusi, Toni Grand, Joseph Beuys, Richard Serra…

Manœuvre stratégique de BLV, donc ? Peut-être, mais pas seulement. Car les orientations de BLV, qu’il imprime à la revue, sont fondées sur une réflexion critique portant sur la contruction du récit historique relative à la sculpture. Sortir de la double clôture du modernisme américain et de la déconstruction matérielle et idéologique opérée par Supports-Surfaces, c’est s’écarter de discours qui sont les derniers avatars du parangon : une définition de l’Art fondée sur le modèle de la peinture. Alors que la sculpture occupe une place de choix pour des pans entiers de l’histoire de l’art classique, médiéval, antique, paléolithique ; qu’elle se voit, à la Renaissance, devenir le modèle idéal copié par la peinture, elle est nettement le « parent pauvre » de l’histoire de l’art moderne (de Manet et Cézanne à Pollock et Supports-Surfaces), dans un mouvement amorcé au cours de la seconde moitié du XIXème siècle. Le contre-exemple offert par la réception et le succès de l’œuvre de Rodin ne fait que souligner le peu d’intérêt général pour la sculpture, et rendre assourdissant le silence sur le sujet dont font preuve les « grands récits » de la modernité — le modernisme greenbergien en tête. Dans les années 1970, cette position marginale de la sculpture — j’entends : dans la réception critique, non dans les pratiques — est encore de mise, en France tout au moins.

Les tentatives de « mise à jour » en sont d’autant plus périlleuses : dans son compte-rendu (Artistes n°6, 1980) de l’exposition intitulée La sculpture au XXème siècle qui se tient à Bâle en 1980, BLV formule un jugement sévère. S’il salue la beauté de certaines œuvres exposées (figurent dans l’exposition des œuvres de Lipchitz, Puni, Modigliani, Fontana, César, Caro, Saint-Phalle, Kirili, Beuys, Spagnelo, Takis…), il critique au passage l’intrusion des marchands d’art dans l’organisation d’une manifestation présentée comme « publique ». Il relève surtout l’absence de figures essentielles à ses yeux dans l’écriture de l’histoire de la sculpture du XXème siècle : Archipenko, Schwitters, Man Ray, Klein, Manzoni, Lo Savio, Flavin, Hesse, De Maria, Smithson, Heizer, Merz, Kounellis, Flanagan, Broodthaers, Gilbert & George, Long, Zorio, Pagès, Panamarenko… Cette longue liste est étonnante car elle est ouverte à des artistes dont l’œuvre n’est pas exclusivement ni principalement sculpturale, et surtout, car elle est composée de figures en marge des grands « courants » artistiques, et de personnalités fortes et singulières. BLV enfonce le clou : pour lui le titre de l’exposition n’est qu’un leurre grossier. Il ne s’agit pas d’une histoire de la sculpture du XXème siècle, mais de « la présentation prestigieuse et incomplète d’un regard seulement formaliste de l’histoire de la sculpture. » L’exemple montre aussi que l’ouverture représentée par l’introduction d’un discours sur la sculpture dans le champ critique français est d’autant plus grande que la sculpture est alors un champ très dynamique de pratiques et de formes en profonde mutation depuis les années 1950-60, et donc un champ très difficile à définir et à circonscrire — ce que la critique américaine Rosalind Krauss a tenté de faire dans son essai « Sculpture in the Expanded Field » paru en 1979 (October n°8, été 1979).

Un autre aspect de la « méthode BLV » consiste à procéder à la relecture de l’œuvre de sculpteurs (Arman, César, David Smith, Merz…) habituellement perçus à travers le prisme du mouvement artistique auquel ils sont, à tort ou à raison, attachés — ce qui tend évidemment à égaliser les propositions. Ainsi dans « César, d’un bloc » (Artistes, n°6, octobre-novembre 1980), BLV affirme : « l’œuvre de César est un jalon essentiel de la discipline qui l’occupe ». Il cherche comme à son habitude le « principe fondamental » qui anime l’œuvre, ne se préoccupe aucunement du Nouveau Réalisme, approche l’œuvre en terme de « langage sculptural ». Il replace ainsi les Compressions dans la proximité du « all over » de Jackson Pollock (1947-1951), des Black Paintings de Frank Stella (1962-63), et des feutres découpés de Robert Morris (1969) — c’est-à-dire au sein des diverses stratégies anticompositionnelles de l’art. C’est donc logiquement qu’il réfute l’association de César et de John Chamberlain, basée sur une ressemblance superficielle (l’emploi de pièces de carrosserie automobile). Pour BLV, Chamberlain n’est qu’« un bon sculpteur de compositions post-cubistes ».
Le travail de réévaluation critique n’est pas toujours à l’avantage de l’artiste qui en est l’objet : un des derniers articles de BLV pour Artistes (n°12, août-septembre 1982) est une revue à la baisse de la sculpture de David Smith, « père » de la sculpture américaine et figure incontournable de l’histoire de l’art moderniste. Pour BLV, cette œuvre procède au « bouclage de l’atelier européen », associant, synthétisant, « digérant » les apports de Gonzalez, Brancusi, Picasso, Mirò, Ernst et l’abstraction russe — apports qu’elle transpose à l’échelle du paysage américain et des lofts new-yorkais. BLV reconnaît les « qualités réelles » de cette œuvre, mais soutient qu’elles ne « lui appartiennent pas en propre », parlant même « d’originalité douteuse ». Au final, il la réduit au statut d’œuvre de transition, dont le « fils prodige » est Anthony Caro. BLV est encore plus dur avec ce dernier, qui ne fait selon lui que sophistiquer et esthétiser un peu plus le legs, comme une « femme de ménage débarrassant (l’œuvre de Smith) de toutes les rugosités, scories et excentricités encore trop surréalistes ». Revenant à la sculpture de Smith, BLV en évalue le dégré d’importance à l’aune de l’usage commode que peuvent en faire les historiens de l’art soucieux de trouver une solution de continuité entre l’assemblage cubiste et l’art minimal dans le récit « mainstream » de l’histoire de l’art moderne.
Au cours d’un entretien avec Richard Serra (Artistes n°7, janvier-février 1981), BLV avait déjà abordé le rôle de l’œuvre de David Smith : « Comment situez-vous votre travail, après ce socle qui semble incontournable, du père de la sculpture américaine, David Smith ? » demande-t-il à Serra. Mais c’est pour mieux entendre dire par ce dernier sa distance avec l’œuvre de Smith ; dire que Caro n’en est pas le véritable héritier mais que son œuvre est un retour aux valeurs académiques ; que les vrais héritiers sont Stella et Judd parce qu’ils sont comme lui dégagés du poids de l’histoire européenne ; que Smithson, Hesse (et lui-même), bien que sculpteurs, se réclament plutôt de Pollock.


Prendre le parti de l’excentrique et de l’hétérogène

L’intérêt réel de BLV pour ces artistes (Serra, Smithson, Hesse…) nuance les positions très tranchées énoncées dans le premier éditorial d’Artistes, dans lequel il fustige « la rémunération sensorielle capitalistique qu’il (l’art américain) diffuse, son caractère anticulturel au sens où nous, européens, vivons la culture. Essentiellement parce qu’il est un art de la surexposition, l’art américain est morne, peu inventif dans ses thèmes parce qu’exclusivement préoccupé du pouvoir de ses moyens sur la puissance de ses effets, transitif et mécanique. »
La critique porte en deux points distincts. d’abord, BLV rejette la domination de l’art américain sur la scène et le marché au niveau international (reflet de la domination politique, économique et culturelle des Etats-Unis sur l’Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, il critique le tribut que cet art (essentiellement le Pop et l’art minimal) doit au récit moderniste dont il est l’aboutissement (au grand dam de Greenberg) — c’est-à-dire le fait qu’il tire une partie de sa légitimité et de ses effets de son inscription dans le « tracé régulateur » d’une histoire de l’art « mainstream ». D’où l’intérêt de BLV pour les pratiques des jeunes sculpteurs américains (Serra, Hesse, Smithson, Sonnier…) qui « mettent en crise » les modèles pop et minimaliste.
D’où, aussi, son intérêt pour d’autres généalogies : dans « La marche dans le paysage anglais » (Artistes, n°2, décembre 1979-janvier 1980), BLV pointe l’impasse que constitue, dans l’histoire de l’art, le schéma grossier de l’opposition Matisse / Duchamp, qui aboutit à « l’objectivation d’un conflit de ses culminations ». Face à cette objectivation stérile, « Picasso et Dubuffet demeurent des doutes, non pas tant pour les œuvres mêmes, plutôt l’incapacité en laquelle nous nous trouvons aujourd’hui de les insérer dans un continuum formel logique, ou pour le moins ce qui nous apparaît logique, à savoir dans le volontarisme d’une progression, d’un bénéfice, d’un progrès. » BLV procède alors à une mise en perspective de la jeune « sculpture » anglaise (Richard Long, Gilbert & George, Hamish Fulton, John Hilliard, Victor Burgin), qui est selon lui le produit de l’histoire de la représentation cartographique du paysage en Angleterre, des courants paysagistes dans la peinture depuis le XVIIIème siècle (Wilson, Gainborough, Constable, Turner) et de l’enseignement dispensé à la Saint-Martins School of Art au milieu des années 1960 par les sculpteurs Anthony Caro, William Turnbull, Phillip King, William Tucker. Afin d’échapper au formalisme, ceux-ci incitaient leurs élèves à « sortir de l’atelier » et parcourir les paysages urbains et campagnards : à la différence de la logique constructive et transformatrice du Land Art américain, la nouvelle « sculpture » anglaise s’est ainsi fondée sur des vertus contemplatives. D’où, peut-être, la production d’œuvres jouant différemment de la notion et des effets d’échelle, et le recours fréquent à des modes de représentation différée (photographie, vidéo, cartes…) des interventions pratiquées dans les paysages parcourus. Ici comme dans ses autres articles, il s’agit pour BLV de privilégier des formes « excentriques » par rapport aux grands mouvements ou aux « styles », et de mettre en avant des pratiques se situant à la confluence de problématiques et de médias : Keith Sonnier le retient parce que son œuvre a renoncé à l’esthétique minimaliste, à la stabilité de l’objet, pour exposer, par la lumière, la vidéo, le son et les systèmes électroniques, des flux d’énergie plutôt que des formes inertes (Artistes, n°1, 1979). Il aprécie la capacité de Sonnier à s’opposer à sa « génération » (Robert Morris, Donald Judd, Robert Rauschenberg, Frank Stella, Jasper Johns), sa « force d’hétérogénéité » contre le « processus d’homogénéisation ».

Cette force d’hétérogénéité, c’est aussi ce qu’il relève de l’art de Mario Merz (Artistes, n°1, 1979). Il souligne son caractère antiformaliste, ses gestes « lassés du caractère rhétoriquement hygiénique du culte commentaire d’un style, fut-il le plus juste de son époque ». Pour BLV, Merz cherche à unifier un matériel naturel culturel, social,  politique et économique dans une figure qui en assure la condensation. En ce sens elle s’apparente à la production mythique — et voisine de fait celle de Joseph Beuys avec qui BLV s’entretient aussi de ces questions de flux d’énergie, du rapport entre nature et culture (Artistes, n°3, 1980). L’hétérogène chez Beuys s’initiant sans doute dans la proximité de Fluxus, dont les « actions » ont offert un cadre nécessaire à la construction du « sujet Beuys » — figure mythologique, littéraire, au fond. BLV entame en effet l’essai qu’il consacre à l’artiste sur la ou plutôt les biographies de Beuys — réelles, supposées, fictives, mythiques —, ses hantises, croyances, goûts et idées, « condensés dans la figure chamanique ».
C’est encore cette hétérogénéité constitutive qui le pousse vers l’œuvre d’Erik Dietman (dans Qu’est-ce-que l’art français en 1986, et dans la monographie qu’il lui consacre en 1989). BLV souligne que le « silence » autour de l’œuvre de Dietman est sans doute lié, d’une part, à la volonté de l’artiste d’une extériorité consciente aux grands thèmes dominants de la « scène artistique » dès les années 1960 ; d’autre part, à la formulation dans ses œuvres de jeux de langages et d’énigmes ironiques. L’hétérogène chez Dietman, c’est d’abord le caractère polyglotte de l’artiste — et donc de son art, qui dans la polysémie des titres et leurs rapports à la sculpture, joue constamment avec une autre langue que la sienne. Son « goût pour les périphéries plutôt que les centres » le conduit à prendre exclusivement parti en faveur du refoulé (de l’histoire comme justification). Ce refoulé, c’est Dada, Duchamp, Picabia, Man Ray, Schwitters — les refoulés des formalismes, du modernisme greenbergien comme de la tradition matissienne actualisée par Supports-Surfaces. Préoccupé non par l’adrese en direction d’un « public » mais par les processus de création, le travail de sculpture de Dietman  érige aussi des monuments à la fin, ou aux multiples fins, de la peinture. La peinture — ou plutôt l’histoire moderne de la peinture — a été symboliquement mise à mort dans un certain nombre de pratiques picturales depuis les années 1950 (d’Erased De Kooning Drawing de Rauschenberg aux monochromes IKB de Klein, des Achromes de Manzoni aux Black Paintings de Stella, et jusque dans le réalisme photographique de Malcolm Morley). Quand BLV évoque le travail d’Hervé Le Nost en terme de « sculpture de peintre », il faut sans doute y voir autre chose que la seule transposition en trois dimensions de problèmes de composition, de surface, de couleur ou de gestes picturaux. Ses constructions / destructions semblent le produit d’un processus d’élaboration qui puiserait parmi les ruines de la peinture démembrée — processus que l’on retrouve quelques années plus tard dans les développements tridimensionnels de la peinture d’Edouard Prulhière — ; ce sont aussi des figures précaires dont les silhouettes compliquées suggèrent des présences totémiques.

On touche peut-être ici aux motivations d’ordre plus intime de BLV, à ses obsessions, qu’il nous faut envisager en faisant un détour par l’histoire de la sculpture. Dans le dossier « Jeunes créateurs » (Artistes, n°6, octobre-novembre 1980) figurent plusieurs textes consacrés à différents sculpteurs : Berndt Lohaus par Bernard Marcellis, Peter Briggs par Jean-Marc Poinsot, Jacques Vieille par Marie Lapalus, Micha Laury par BLV. Dans son essai, BLV pointe d’abord l’absence d’une histoire générale de la scupture du XXème siècle, et d’interrogation sur le concept même de « sculpture ». il introduit alors une distinction importante, fondamentale il me semble pour saisir ce qui lui « parle » à travers la sculpture : BLV distingue la statuaire (reproduction édifiante d’un modèle par le moulage) de la sculpture (qui procède de la dissolution progressive du pouvoir de la statuaire). La sculpture abandonne la représentation traditionnelle pour lui substituer la seule représentation formelle des moyens infinis dont elle dispose. Depuis Picasso et Brancusi, la sculpture moderne conserve toutefois — malgré elle — la mémoire de traits archaïques issus de la statuaire (et ce, y compris au cœur des pratiques formalistes, dont le minimalisme est le couronnement). Pour BLV c’est ce socle historique (Andre, Judd, Morris, Serra) sur lequel travaille Micha Laury (proche, en cela, d’Alice Aycock, Joel Shapiro ou Jene Highstein). Combinant des éléments formels issus des réductions minimalistes et des éléments figuratifs à caractère totémique, son œuvre donne à voir la dysfonction, le refoulé, l’impensé du passage de la statuaire à la sculpture, « de la reproduction programmée au territoire atopique ».
Cette survivance de la fonction symbolique mémorielle de la statuaire dans une sculpture devenue territoire atopique (c’est-à-dire déchue de sa prétention au monument) structure au moins en partie, me semble-t-il, l’intérêt que manifeste BLV envers les œuvres aussi différentes que celles de Richard Long, Joseph Beuys, Mario Merz, Erik Dietman ou Richard Serra, pour n’en citer qu’une poignée. C’est aussi cette puissance archaïque du mythe qui traverse le texte intitulé « Du Cancer au Cosmos » qu’il consacre à l’œuvre de Peter Briggs (In situ, Centre Pompidou, 1982) : des pierres « ouvertes » de Briggs, de ces hélices, il souligne le symbolisme occulte, la vision renouvelée de la Nature, la traduction du mouvement du Cosmos.
En filigrane des mots par lesquels BLV accompagne davantage qu’il n’analyse ou ne commente les œuvres de Peter Briggs, se discerne peut-être enfin l’ambition humble, exigente et généreuse qui a animé le parcours critique de BLV :
« Si nous ne pouvons produire du temps, au moins aurons-nous su l’écouter. »