mercredi 23 mai 2012

BLV et la sculpture / Les sculpteurs de BLV

En novembre 2010, à l'invitation de Tristan Trémeau, Hervé Le Nost et Yvan Le Bozec, professeurs à l'École Supérieure d'Art de Quimper, j'ai participé au colloque intitulé Bernard Lamarche-Vadel, en marche, qui s'est tenu au Théâtre Max Jacob. Lamarche-Vadel avait en effet enseigné aux Beaux-Arts de Quimper vingt ans auparavant.
Je reproduis ici le texte de ma contribution. Elle est aussi disponible, tout comme l'ensemble des communications de ce colloque, sur le site: http://www.colloque-lamarche-vadel.fr/



Aborder la question des choix de BLV en matière de sculpture, et ce que ces choix révèlent ou traduisent de ses conceptions en la matière, c’est d’abord se confronter à la difficulté de se saisir du « corps » de cette question, malgré les nombreux écrits qu’il lui a consacrés ; c’est se confronter à la difficulté d’établir, même, la validité d’un « sujet » qu’on intitulerait « BLV et la sculpture ».

D’une part en effet, BLV n’a pas développé de théorie générale de la sculpture. Comme pour la peinture et la photographie, sa conception de la sculpture — si conception globale il y a — se trouve disséminée dans l’ensemble de ses écrits : comptes-rendus d’exposition, entretiens avec des sculpteurs, essais thématiques et monographiques parus dans la presse (principalement dans les pages de la revue Artistes), et dans les catalogues monographiques ou d’exposition. Tenter d’approcher, de saisir les contours de sa conception de la sculpture s’aparente donc à un véritable jeu de piste.
D’autre part, la longue liste des sculpteurs auxquels il s’est intéressé et à propos de l’œuvre desquels il a écrit, ne donne ni une description exhaustive d’une quelconque « scène » constituée, ni ne dessine un horizon d’attente clair ou une « ligne esthétique » évidente. Au tournant des années 1970-1980, s’y côtoient des figures déjà reconnues internationalement et des artistes, souvent plus jeunes, dont l’œuvre a alors bénéficié d’une visibilité moindre : Arman, Joseph Beuys, Peter Briggs, César, Erik Dietman, Gilbert & George, Roni Horn, Per Kirkeby, Micha Laury, Hervé Le Nost, Mario Merz, Bernard Pagès, Richard Serra, Keith Sonnier, Ger Van Elk, Bernar Venet… De nombreux autres viennent encore alonger la liste, si l’on ajoute les noms de ceux auxquels Artistes, sous la plume de tel ou tel collaborateur, a consacré un article, selon toute vraisemblance « commandé » par BLV, et les jeunes sculpteurs auxquels il s’est intéressé plus tard, comme Jason Rhoades.
La simple énumération de tous ces noms, si elle n’aide pas à préciser son parti pris vis-à-vis de la sculpture, signale toutefois d’emblée chez BLV une double capacité, ou double qualité : à la fois se faire le « passeur » en France de l’œuvre d’artistes souvent déjà reconnus ailleurs (Grande-Bretagne, Italie, Allemagne, Etats-Unis), et accomplir un travail de « défricheur » auprès de jeunes artistes français (ou travaillant en France) pas encore, ou nouvellement représentés dans les milieux marchands et institutionnels, souvent par son intermédiaire, d’ailleurs.
Les choix de BLV en matière de sculpture (comme dans les autres média) ne s’arrêtent donc ni à tel ou tel mouvement, telle ou telle tendance ; ni à des critères de nationalité ou de géographie ; ni au degré de reconnaissance des artistes. À cette ouverture s’ajoute le fait que la sculpture elle-même est abordée avec le même intérêt que les autres pratiques (peinture, photographie) ; elle n’est, pas plus que ces dernières, l’enjeu exclusif de sa critique.

Il peut être tentant, par économie ou par paresse, de qualifier cette approche d’éclectique, et de la mettre sur le compte d’une attitude postmoderne, voire d’une posture de non-choix. Et ce d’autant plus que BLV, dans sa critique, ne cherche pas, à la différence d’autres (Greenberg, Restany, Pleynet…) à construire un récit téléologique ou à échafauder un « système » esthétique : pareil projet semble devenu obsolète à ses yeux.
Prenant acte de ce que l’on a appelé la « fin des avant-gardes » (c’est-à-dire de la fin de « l’originalité », des grands récits, de l’Histoire) et d’une certaine « mort » de la peinture moderne incarnée par ses ultimes réductions monochromes, il tire les conséquences de la seule attitude possible pour lui : la recherche et la mise en avant de démarches singulières, d’individualités. C’est ce qu’il exprime en 1986 dans l’essai d’introduction du catalogue Qu’est-ce que l’art français ? : le rôle du critique est d’« opposer un acte exemplaire de sélection intransigeante d’individualités dont l’existence est vraiment consacrée à une grande idée, inéchangeable, inhumaine et souveraine de l’art, c’est-à-dire consacrée à la fois à la transcendance du sens et l’exigence de la liberté, sans souci aucun d’être admis dans le cercle vicieux des significations instituées. À la morale, cette action prétend ; d’abord parce que cette action de désigner qui est en propre celle du critique d’art, de l’expérimentateur prophétique, tend à se situer à la fin d’une certaine histoire, celle des avant-gardes, des corps constitués, des dogmatologies, des astuces rétiniennes, et la fin de cette histoire ne va pas sans une morale qui consacre à mes yeux le sujet, l’individu, la performance personnalisée d’une vision excentrique. »
Ce passage résume, au-delà de la seule question de « l’art français », l’attitude critique de BLV. Mais « exemplarité », « liberté », « éclectisme » et « individualités » sont des idées et des termes trop faciles et trop galvaudés, trop vagues et tributaires de l’air du temps pour rendre réellement compte de ce qui structure les choix de BLV : pourquoi ces individualités là plutôt que d’autres ? Et d’abord, qu’entendre au juste de ce terme, si propice à justifier un complet arbitraire ?

Il me semble qu’il faut prendre en compte le fait que les positions de BLV — et, singulièrement, ses positions en matière de choix sculpturaux — sont élaborées d’une part en fonction de facteurs d’ordre général ou extérieurs, et d’autre part, de questionnements particuliers et qui appartiennent en propre à la personnalité du critique (ses inclinations, fantasmes et obsessions avec lesquelles les sculptures retenues entrent en résonance). Mais il ne s’agit pas pour autant réduire ces choix à une projection psychologique et narcissique du critique.
Il est important en effet de les resituer, ces choix, par rapport à la place de la sculpture dans le processus d’écriture de l’histoire de l’art du XXème siècle et au sein des débats critiques (singulièrement en France) dans les années 1970.


Rejet de la double hégémonie de l’art américain mainstream et de la tradition « post-matissienne » française

Les sommaires des premiers numéros d’artpress au début des années 1970 et jusqu’en 1979 (début de la parution d’Artistes) sont révélateurs du climat artistique et intellectuel français, partagé entre enthousiasme pour l’art américain dont la réception critique, pour être tardive, n’en domine pas moins les pages de la revue (un article ou entretien sur deux est consacré à un artiste américain (minimaliste ou conceptuel) dans les numéros des deux ou trois premières années de publication) ; et soutien à une peinture abstraite française (BLV aurait dit « post-matissienne »), incarnée par Supports-Surfaces et servant de support à une production critique et théorique, dominée par la figure de Marcellin Pleynet, et fortement marquée par le marxisme et la psychanalyse dessinant la grille interprétative des œuvres.
En 1978-1979, l’époque a changé, et artpress, à ce moment-là, fait passer au second plan l’art minimal et conceptuel (passés de mode ? Seuls quelques comptes-rendus (souvent le fait de Patrick de Haas) font état des exposition de Burgin, Snow, Andre, Shapiro, Ruthenbeck, Samaras, Nonas) pour consacrer presque exclusivement ses pages aux « suites » plus ou moins institutionnalisées de Supports-Surfaces, à une abstraction picturale très « française » (c’est-à-dire réintégrant un héritage diffus de l’École de Paris). La sculpture contemporaine est pratiquement absente de ces pages ; l’ouverture se situe plutôt hors des arts plastiques, comme en témoigne la place importante consacrée aux sciences sociales, à la littérature, au théâtre et à la danse contemporaine.

C’est d’abord, je crois, à l’omniprésence de l’art américain (moderniste, pop, minimaliste) et de Supports-Surfaces que va réagir BLV à la fin des années 1970. Certes, il a auparavant contribué à plusieurs revues au cours des années 1970 (Opus, Cimaise, artpress), et consacré de nombreux textes à des peintres d’obédiances variées (Télémaque, Jaccard, Gasiorowski, Messager, Monory, Kermarrec, Devade, Dolla, Barré). Mais il est clair que la création de la revue Artistes en octobre 1979 marque un tournant dans ses choix esthétiques et une affirmation de leur singularité.
L’éditorial du premier numéro trace comme il se doit les grandes lignes des orientations et des ambitions de la revue. Il y transparaît une attitude « de combat » perceptible (au-delà de la question qui nous occupe ici ; voir le compte-rendu destructeur qu’il donne de l’exposition de Pleynet Tendances de l’art en France 1968-1978 dès le n°1) jusqu’en 1982 et le désengagement puis le départ de BLV (la ligne de la revue demeure fidèle à ces premières prises de position, tout en intégrant de nouvelles figures). D’une part, relevant le fait que « peu d’informations sont alors disponibles sur ce qui ne correspond pas à la tradition picturale française et à l’intérêt qu’elle a suscité pour la peinture américaine en particulier », BLV entend que la nouvelle revue puisse « combler le retard accusé par la France dans la présentation des courants non picturaux de l’art international. ». D’autre part, il prône un changement méthodologique qui est une attaque en règle du jargon critique et théorique de l’époque, dominé par les formules marxistes et psychanalytiques : « Il m’a semblé que par le passé, et le plus récent parfois, la construction théorique, l’élaboration doctrinale, a supplanté, voire même dissout, la position, l’identité complexe du sujet engagé au plus vif de la production artistique. » Il conclut en revendiquant la « position d’écoute des sujets » qui sera celle d’Artistes.
Ces déclarations d’intention ont directement à voir avec l’intérêt de BLV pour les pratiques et les formes les plus contemporaines de la sculpture, ce que ce médium est devenu, au niveau international, depuis l’exposition Quand les attitudes deviennent formes organisée par Harald Szeeman en 1969 à Berne. Nombre des sculpteurs auxquels BLV s’intéressera et à qui il consacrera un ou plusieurs textes figurait dans cette exposition.
Les numéros d’Artistes, au cours de la première année de parution, ouvrent ainsi leurs pages, sous la plume de BLV et des critiques réunis autour de lui (Catherine Lampert, Claude Gintz, Michel Enrici, Bernard Blistène…) à Mario Merz, Keith Sonnier, Barry Flanagan, Richard Long et la sculpture britannique, à Bernar Venet, Joseph Beuys, Robert Smithson, Christo, Giuseppe Penone, Mel Bochner, Bernard Pagès… Soit beaucoup de sculpteurs dont les œuvres, au regard de leur importance respective, sont pour le moins fréquemment sous-exposées dans la presse artistique française.
Rattraper ce retard, combler ce manque, peut ressembler à un choix stratégique : quoi de mieux pour battre en brêche la réthorique de Supports-Surfaces et l’héritage moderniste que d’aller puiser dans les pratiques sculpturales contemporaines, par nature étrangères à ces questions ? Il est amusant, à cet égard,  de relever la parution, dès le début de l’année 1980 (soit dans la foulée de la première livraison d’Artistes), d’un numéro spécial d’artpress (n°35) consacré à la sculpture. Le sommaire hésite entre exhaustivité impossible d’un état des lieux, approche historique et parti pris esthétique. Y cohabitent notamment Rodin, Gonzalez, David Smith, Anthony Caro, Tim Scott, Mickael Steiner, Donatello, Barnett Newman, Ed Kienholz, Ulrich Rückriem, Alian Kirili, Côme Mosta-Heirt, David Clareboudt, Richard Tuttle. Comme s’il fallait, dans la précipitation, corriger la quasi absence de traitement des problématiques liées à la sculpture dans les précédents numéros — précipitation dont témoignent quelques « oublis » regrettables : Constantin Brancusi, Toni Grand, Joseph Beuys, Richard Serra…

Manœuvre stratégique de BLV, donc ? Peut-être, mais pas seulement. Car les orientations de BLV, qu’il imprime à la revue, sont fondées sur une réflexion critique portant sur la contruction du récit historique relative à la sculpture. Sortir de la double clôture du modernisme américain et de la déconstruction matérielle et idéologique opérée par Supports-Surfaces, c’est s’écarter de discours qui sont les derniers avatars du parangon : une définition de l’Art fondée sur le modèle de la peinture. Alors que la sculpture occupe une place de choix pour des pans entiers de l’histoire de l’art classique, médiéval, antique, paléolithique ; qu’elle se voit, à la Renaissance, devenir le modèle idéal copié par la peinture, elle est nettement le « parent pauvre » de l’histoire de l’art moderne (de Manet et Cézanne à Pollock et Supports-Surfaces), dans un mouvement amorcé au cours de la seconde moitié du XIXème siècle. Le contre-exemple offert par la réception et le succès de l’œuvre de Rodin ne fait que souligner le peu d’intérêt général pour la sculpture, et rendre assourdissant le silence sur le sujet dont font preuve les « grands récits » de la modernité — le modernisme greenbergien en tête. Dans les années 1970, cette position marginale de la sculpture — j’entends : dans la réception critique, non dans les pratiques — est encore de mise, en France tout au moins.

Les tentatives de « mise à jour » en sont d’autant plus périlleuses : dans son compte-rendu (Artistes n°6, 1980) de l’exposition intitulée La sculpture au XXème siècle qui se tient à Bâle en 1980, BLV formule un jugement sévère. S’il salue la beauté de certaines œuvres exposées (figurent dans l’exposition des œuvres de Lipchitz, Puni, Modigliani, Fontana, César, Caro, Saint-Phalle, Kirili, Beuys, Spagnelo, Takis…), il critique au passage l’intrusion des marchands d’art dans l’organisation d’une manifestation présentée comme « publique ». Il relève surtout l’absence de figures essentielles à ses yeux dans l’écriture de l’histoire de la sculpture du XXème siècle : Archipenko, Schwitters, Man Ray, Klein, Manzoni, Lo Savio, Flavin, Hesse, De Maria, Smithson, Heizer, Merz, Kounellis, Flanagan, Broodthaers, Gilbert & George, Long, Zorio, Pagès, Panamarenko… Cette longue liste est étonnante car elle est ouverte à des artistes dont l’œuvre n’est pas exclusivement ni principalement sculpturale, et surtout, car elle est composée de figures en marge des grands « courants » artistiques, et de personnalités fortes et singulières. BLV enfonce le clou : pour lui le titre de l’exposition n’est qu’un leurre grossier. Il ne s’agit pas d’une histoire de la sculpture du XXème siècle, mais de « la présentation prestigieuse et incomplète d’un regard seulement formaliste de l’histoire de la sculpture. » L’exemple montre aussi que l’ouverture représentée par l’introduction d’un discours sur la sculpture dans le champ critique français est d’autant plus grande que la sculpture est alors un champ très dynamique de pratiques et de formes en profonde mutation depuis les années 1950-60, et donc un champ très difficile à définir et à circonscrire — ce que la critique américaine Rosalind Krauss a tenté de faire dans son essai « Sculpture in the Expanded Field » paru en 1979 (October n°8, été 1979).

Un autre aspect de la « méthode BLV » consiste à procéder à la relecture de l’œuvre de sculpteurs (Arman, César, David Smith, Merz…) habituellement perçus à travers le prisme du mouvement artistique auquel ils sont, à tort ou à raison, attachés — ce qui tend évidemment à égaliser les propositions. Ainsi dans « César, d’un bloc » (Artistes, n°6, octobre-novembre 1980), BLV affirme : « l’œuvre de César est un jalon essentiel de la discipline qui l’occupe ». Il cherche comme à son habitude le « principe fondamental » qui anime l’œuvre, ne se préoccupe aucunement du Nouveau Réalisme, approche l’œuvre en terme de « langage sculptural ». Il replace ainsi les Compressions dans la proximité du « all over » de Jackson Pollock (1947-1951), des Black Paintings de Frank Stella (1962-63), et des feutres découpés de Robert Morris (1969) — c’est-à-dire au sein des diverses stratégies anticompositionnelles de l’art. C’est donc logiquement qu’il réfute l’association de César et de John Chamberlain, basée sur une ressemblance superficielle (l’emploi de pièces de carrosserie automobile). Pour BLV, Chamberlain n’est qu’« un bon sculpteur de compositions post-cubistes ».
Le travail de réévaluation critique n’est pas toujours à l’avantage de l’artiste qui en est l’objet : un des derniers articles de BLV pour Artistes (n°12, août-septembre 1982) est une revue à la baisse de la sculpture de David Smith, « père » de la sculpture américaine et figure incontournable de l’histoire de l’art moderniste. Pour BLV, cette œuvre procède au « bouclage de l’atelier européen », associant, synthétisant, « digérant » les apports de Gonzalez, Brancusi, Picasso, Mirò, Ernst et l’abstraction russe — apports qu’elle transpose à l’échelle du paysage américain et des lofts new-yorkais. BLV reconnaît les « qualités réelles » de cette œuvre, mais soutient qu’elles ne « lui appartiennent pas en propre », parlant même « d’originalité douteuse ». Au final, il la réduit au statut d’œuvre de transition, dont le « fils prodige » est Anthony Caro. BLV est encore plus dur avec ce dernier, qui ne fait selon lui que sophistiquer et esthétiser un peu plus le legs, comme une « femme de ménage débarrassant (l’œuvre de Smith) de toutes les rugosités, scories et excentricités encore trop surréalistes ». Revenant à la sculpture de Smith, BLV en évalue le dégré d’importance à l’aune de l’usage commode que peuvent en faire les historiens de l’art soucieux de trouver une solution de continuité entre l’assemblage cubiste et l’art minimal dans le récit « mainstream » de l’histoire de l’art moderne.
Au cours d’un entretien avec Richard Serra (Artistes n°7, janvier-février 1981), BLV avait déjà abordé le rôle de l’œuvre de David Smith : « Comment situez-vous votre travail, après ce socle qui semble incontournable, du père de la sculpture américaine, David Smith ? » demande-t-il à Serra. Mais c’est pour mieux entendre dire par ce dernier sa distance avec l’œuvre de Smith ; dire que Caro n’en est pas le véritable héritier mais que son œuvre est un retour aux valeurs académiques ; que les vrais héritiers sont Stella et Judd parce qu’ils sont comme lui dégagés du poids de l’histoire européenne ; que Smithson, Hesse (et lui-même), bien que sculpteurs, se réclament plutôt de Pollock.


Prendre le parti de l’excentrique et de l’hétérogène

L’intérêt réel de BLV pour ces artistes (Serra, Smithson, Hesse…) nuance les positions très tranchées énoncées dans le premier éditorial d’Artistes, dans lequel il fustige « la rémunération sensorielle capitalistique qu’il (l’art américain) diffuse, son caractère anticulturel au sens où nous, européens, vivons la culture. Essentiellement parce qu’il est un art de la surexposition, l’art américain est morne, peu inventif dans ses thèmes parce qu’exclusivement préoccupé du pouvoir de ses moyens sur la puissance de ses effets, transitif et mécanique. »
La critique porte en deux points distincts. d’abord, BLV rejette la domination de l’art américain sur la scène et le marché au niveau international (reflet de la domination politique, économique et culturelle des Etats-Unis sur l’Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, il critique le tribut que cet art (essentiellement le Pop et l’art minimal) doit au récit moderniste dont il est l’aboutissement (au grand dam de Greenberg) — c’est-à-dire le fait qu’il tire une partie de sa légitimité et de ses effets de son inscription dans le « tracé régulateur » d’une histoire de l’art « mainstream ». D’où l’intérêt de BLV pour les pratiques des jeunes sculpteurs américains (Serra, Hesse, Smithson, Sonnier…) qui « mettent en crise » les modèles pop et minimaliste.
D’où, aussi, son intérêt pour d’autres généalogies : dans « La marche dans le paysage anglais » (Artistes, n°2, décembre 1979-janvier 1980), BLV pointe l’impasse que constitue, dans l’histoire de l’art, le schéma grossier de l’opposition Matisse / Duchamp, qui aboutit à « l’objectivation d’un conflit de ses culminations ». Face à cette objectivation stérile, « Picasso et Dubuffet demeurent des doutes, non pas tant pour les œuvres mêmes, plutôt l’incapacité en laquelle nous nous trouvons aujourd’hui de les insérer dans un continuum formel logique, ou pour le moins ce qui nous apparaît logique, à savoir dans le volontarisme d’une progression, d’un bénéfice, d’un progrès. » BLV procède alors à une mise en perspective de la jeune « sculpture » anglaise (Richard Long, Gilbert & George, Hamish Fulton, John Hilliard, Victor Burgin), qui est selon lui le produit de l’histoire de la représentation cartographique du paysage en Angleterre, des courants paysagistes dans la peinture depuis le XVIIIème siècle (Wilson, Gainborough, Constable, Turner) et de l’enseignement dispensé à la Saint-Martins School of Art au milieu des années 1960 par les sculpteurs Anthony Caro, William Turnbull, Phillip King, William Tucker. Afin d’échapper au formalisme, ceux-ci incitaient leurs élèves à « sortir de l’atelier » et parcourir les paysages urbains et campagnards : à la différence de la logique constructive et transformatrice du Land Art américain, la nouvelle « sculpture » anglaise s’est ainsi fondée sur des vertus contemplatives. D’où, peut-être, la production d’œuvres jouant différemment de la notion et des effets d’échelle, et le recours fréquent à des modes de représentation différée (photographie, vidéo, cartes…) des interventions pratiquées dans les paysages parcourus. Ici comme dans ses autres articles, il s’agit pour BLV de privilégier des formes « excentriques » par rapport aux grands mouvements ou aux « styles », et de mettre en avant des pratiques se situant à la confluence de problématiques et de médias : Keith Sonnier le retient parce que son œuvre a renoncé à l’esthétique minimaliste, à la stabilité de l’objet, pour exposer, par la lumière, la vidéo, le son et les systèmes électroniques, des flux d’énergie plutôt que des formes inertes (Artistes, n°1, 1979). Il aprécie la capacité de Sonnier à s’opposer à sa « génération » (Robert Morris, Donald Judd, Robert Rauschenberg, Frank Stella, Jasper Johns), sa « force d’hétérogénéité » contre le « processus d’homogénéisation ».

Cette force d’hétérogénéité, c’est aussi ce qu’il relève de l’art de Mario Merz (Artistes, n°1, 1979). Il souligne son caractère antiformaliste, ses gestes « lassés du caractère rhétoriquement hygiénique du culte commentaire d’un style, fut-il le plus juste de son époque ». Pour BLV, Merz cherche à unifier un matériel naturel culturel, social,  politique et économique dans une figure qui en assure la condensation. En ce sens elle s’apparente à la production mythique — et voisine de fait celle de Joseph Beuys avec qui BLV s’entretient aussi de ces questions de flux d’énergie, du rapport entre nature et culture (Artistes, n°3, 1980). L’hétérogène chez Beuys s’initiant sans doute dans la proximité de Fluxus, dont les « actions » ont offert un cadre nécessaire à la construction du « sujet Beuys » — figure mythologique, littéraire, au fond. BLV entame en effet l’essai qu’il consacre à l’artiste sur la ou plutôt les biographies de Beuys — réelles, supposées, fictives, mythiques —, ses hantises, croyances, goûts et idées, « condensés dans la figure chamanique ».
C’est encore cette hétérogénéité constitutive qui le pousse vers l’œuvre d’Erik Dietman (dans Qu’est-ce-que l’art français en 1986, et dans la monographie qu’il lui consacre en 1989). BLV souligne que le « silence » autour de l’œuvre de Dietman est sans doute lié, d’une part, à la volonté de l’artiste d’une extériorité consciente aux grands thèmes dominants de la « scène artistique » dès les années 1960 ; d’autre part, à la formulation dans ses œuvres de jeux de langages et d’énigmes ironiques. L’hétérogène chez Dietman, c’est d’abord le caractère polyglotte de l’artiste — et donc de son art, qui dans la polysémie des titres et leurs rapports à la sculpture, joue constamment avec une autre langue que la sienne. Son « goût pour les périphéries plutôt que les centres » le conduit à prendre exclusivement parti en faveur du refoulé (de l’histoire comme justification). Ce refoulé, c’est Dada, Duchamp, Picabia, Man Ray, Schwitters — les refoulés des formalismes, du modernisme greenbergien comme de la tradition matissienne actualisée par Supports-Surfaces. Préoccupé non par l’adrese en direction d’un « public » mais par les processus de création, le travail de sculpture de Dietman  érige aussi des monuments à la fin, ou aux multiples fins, de la peinture. La peinture — ou plutôt l’histoire moderne de la peinture — a été symboliquement mise à mort dans un certain nombre de pratiques picturales depuis les années 1950 (d’Erased De Kooning Drawing de Rauschenberg aux monochromes IKB de Klein, des Achromes de Manzoni aux Black Paintings de Stella, et jusque dans le réalisme photographique de Malcolm Morley). Quand BLV évoque le travail d’Hervé Le Nost en terme de « sculpture de peintre », il faut sans doute y voir autre chose que la seule transposition en trois dimensions de problèmes de composition, de surface, de couleur ou de gestes picturaux. Ses constructions / destructions semblent le produit d’un processus d’élaboration qui puiserait parmi les ruines de la peinture démembrée — processus que l’on retrouve quelques années plus tard dans les développements tridimensionnels de la peinture d’Edouard Prulhière — ; ce sont aussi des figures précaires dont les silhouettes compliquées suggèrent des présences totémiques.

On touche peut-être ici aux motivations d’ordre plus intime de BLV, à ses obsessions, qu’il nous faut envisager en faisant un détour par l’histoire de la sculpture. Dans le dossier « Jeunes créateurs » (Artistes, n°6, octobre-novembre 1980) figurent plusieurs textes consacrés à différents sculpteurs : Berndt Lohaus par Bernard Marcellis, Peter Briggs par Jean-Marc Poinsot, Jacques Vieille par Marie Lapalus, Micha Laury par BLV. Dans son essai, BLV pointe d’abord l’absence d’une histoire générale de la scupture du XXème siècle, et d’interrogation sur le concept même de « sculpture ». il introduit alors une distinction importante, fondamentale il me semble pour saisir ce qui lui « parle » à travers la sculpture : BLV distingue la statuaire (reproduction édifiante d’un modèle par le moulage) de la sculpture (qui procède de la dissolution progressive du pouvoir de la statuaire). La sculpture abandonne la représentation traditionnelle pour lui substituer la seule représentation formelle des moyens infinis dont elle dispose. Depuis Picasso et Brancusi, la sculpture moderne conserve toutefois — malgré elle — la mémoire de traits archaïques issus de la statuaire (et ce, y compris au cœur des pratiques formalistes, dont le minimalisme est le couronnement). Pour BLV c’est ce socle historique (Andre, Judd, Morris, Serra) sur lequel travaille Micha Laury (proche, en cela, d’Alice Aycock, Joel Shapiro ou Jene Highstein). Combinant des éléments formels issus des réductions minimalistes et des éléments figuratifs à caractère totémique, son œuvre donne à voir la dysfonction, le refoulé, l’impensé du passage de la statuaire à la sculpture, « de la reproduction programmée au territoire atopique ».
Cette survivance de la fonction symbolique mémorielle de la statuaire dans une sculpture devenue territoire atopique (c’est-à-dire déchue de sa prétention au monument) structure au moins en partie, me semble-t-il, l’intérêt que manifeste BLV envers les œuvres aussi différentes que celles de Richard Long, Joseph Beuys, Mario Merz, Erik Dietman ou Richard Serra, pour n’en citer qu’une poignée. C’est aussi cette puissance archaïque du mythe qui traverse le texte intitulé « Du Cancer au Cosmos » qu’il consacre à l’œuvre de Peter Briggs (In situ, Centre Pompidou, 1982) : des pierres « ouvertes » de Briggs, de ces hélices, il souligne le symbolisme occulte, la vision renouvelée de la Nature, la traduction du mouvement du Cosmos.
En filigrane des mots par lesquels BLV accompagne davantage qu’il n’analyse ou ne commente les œuvres de Peter Briggs, se discerne peut-être enfin l’ambition humble, exigente et généreuse qui a animé le parcours critique de BLV :
« Si nous ne pouvons produire du temps, au moins aurons-nous su l’écouter. »