vendredi 10 décembre 2010

Mort et renouveau du manifeste dans l'Amérique des années 1960

Cet article est paru dans le numéro 49 de la revue L'art même (4e trimestre 2010), à l'occasion d'un dossier spécial consacré aux manifestes. La version reproduite ici présente quelques corrections de détails par rapport au texte original. Celui-ci est consultable en ligne, comme l'ensemble des anciens numéros de la revue, à l'adresse www.cfwb.be/lartmeme.

Art Workers Coalition, My Lai Poster, 1970


L’effervescence du climat culturel américain des années 1960 constitue a priori un contexte favorable à la production et la publication de manifestes artistiques.
En effet, si l’on s’en tient à la définition proposée par Souriau, un manifeste « est un texte souvent bref publié sous forme de brochure, d’article de journal ou de revue, ou de tract, au nom d’un mouvement politique, philosophique, littéraire ou artistique. (…) Le manifeste a pour but d’instaurer la communication entre un individu (ou un groupe) et ses destinataires. Il s’insère toujours dans un contexte historique très précis mais il prétend rompre avec son environnement culturel, ce qui explique son ton subversif et provocant. Animé par un esprit messianique, le manifeste s’offre comme une promesse d’un art autre, d’un art nouveau grâce auquel le monde pourra être transformé. » (1)
Moment de critique du modernisme et de rupture avec l’esthétique alors dominante de l’Expressionnisme abstrait, les Sixties connaissent, avec les Néo-avant-gardes, une multiplication sans précédent de mouvements artistiques d’obédiences diverses et contradictoires. Désormais relayées par de puissants médias généralistes tels que Life, les manifestations artistiques connaissent un retentissement considérable au sein et hors du « monde de l’art ». L’époque voit aussi l’essor d’une presse spécialisée offrant une tribune à des artistes dont beaucoup usent de l’écrit avec aisance : en plus de leur formation artistique, ils ont en effet souvent fréquenté l’université, étudié la philosophie ou l’histoire de l’art auprès de professeurs de renom (Rudolf Wittkower, Meyer Schapiro…) ou bénéficié de l’enseignement expérimental du Black Mountain College. La prise de parole dans les débats est d’autant plus équilibrée entre théoriciens, critiques et artistes, que ces derniers endossent volontiers le rôle des premiers — en témoigne l’importante production critique et théorique d’artistes comme Sidney Tillim, Allan Kaprow, Donald Judd ou Joseph Kosuth. En dépit de cette situation, peu d’écrits revendiquent le statut de «manifeste» et satisfont aux critères de la définition énoncée par Souriau : citons le « Manifeste Fluxus » (1963) de George Maciunas appellant à la fin de l’art bourgeois (2) ; « A call for a new generation of film makers » (1959) de Jonas Mekas (3), dont les idées sont reprises dans « The first statement of the New American Cinema Group » (sept. 1960) (4) ; «Nonstraightforward architecture : a gentle manifesto» (1965) de Robert Venturi (5), dont l’oxymore du titre traduit à lui seul une méfiance amusée vis-à-vis de la forme et du statut historiques du manifeste ; SCUM Manifesto (1968) de Valerie Solanas (6), d’une violence rare, mais renié quelques années plus tard par son auteur.
Au-delà de la nouveauté et des spécificités des partis pris esthétiques qu’ils défendent, ces textes adoptent encore la forme classique du manifeste.


Un manifeste « après- coup » : le cas Judd

Plus spécifique à cette période est la publication de textes dont la valeur de manifeste tient à l’impact de leur réception critique plutôt qu’à l’intention première de leur auteur, qu’il soit artiste ou critique. « Specific objects » de Donald Judd, paru en 1965 dans Arts Yearbook (7), est emblématique de ce processus de « canonisation ». Judd est alors un critique influent, et son travail en tant qu’artiste commence à gagner en visibilité, mais l’ampleur de la réception critique de ce texte était imprévisible. Perçu comme un « position paper », il est en réalité une commande par les éditeurs d’un état des lieux de « l’art en trois dimensions ». Pour autant, réduire ce texte à un simple compte-rendu serait oublier que Judd juge l’œuvre d’artistes, dont certains sont alors bien plus connus que lui, à l’aune du critère de « spécificité » qui constitue le point déterminant de sa propre pratique. Critiquant dès la première phrase l’intégrité du médium, Judd élabore un récit de l’art moderne depuis le cubisme qui rivalise avec le modernisme de Greenberg. Il identifie et structure un ensemble de pratiques contemporaines, obéissant autant à une visée téléologique qu’à une stratégie d’accroissement de la visibilité dans ce qui se dessine, à cette époque de boom du marché de l’art, comme un secteur concurrentiel plus préoccupé de l’actuel que de perspectives historiques. Si « Specific Objects » peut être envisagé comme un manifeste, c’est moins celui de l’Art minimal que des « nouvelles œuvres tridimensionnelles », une catégorie réunissant entre autres les œuvres d’Arman, Richard Artschwager, Lee Bontecou, John Chamberlain, Dan Flavin, Yayoi Kusama, Claes Oldenburg et Ann Truitt — soit l’éventail des tendances les plus actuelles de l’art de l’époque (Nouveau Réalisme, Pop art, Excentric abstraction, Junk sculpture, Art minimal, Néo-Surréalisme…), dont Marcel Duchamp, Jasper Johns et Robert Rauschenberg sont les précurseurs.
Combinant discours de rupture et visée téléologique, dimension collective et prescriptive, critique circonstanciée et stratégie de positionnement individuel, ce texte signale le passage du manifeste hérité des avant-gardes au statement individuel de l’ère postmoderne.


Question esthétiques et stratégies promotionnelles

À cette époque d’essor des médias, de la prééminence de l’imagerie publicitaire et de la pression du marché, la promotion des nouveaux styles artistiques s’apparente à celle de la mode, et nécessite une communication percutante et continue. Provocations délibérées, lectures superficielles et critiques argumentées — positives et négatives — se côtoient et participent de l’agitation propre à assurer le succès public d’une nouveauté. Les « manifestes » les plus efficaces sont ainsi les textes publiés dans la presse (Arts Magazine, Art News, Artforum …) qui cristallisent les enjeux esthétiques autour d’un terme « slogan » : «Minimal art», « ABC Art » (8), « Specific objects ». Parallèlement, des expositions jouent le rôle de manifeste d’une esthétique ou d’un mouvement artistique: Environments, situations, spaces, 1961 (environnements et happenings) ; The new painting of common objects, 1962 (Pop art) ; Primary Structures et Systemic painting, 1966 (Art minimal) ; Information, 1970 (Art conceptuel) (9). À chacune d’elles correspond un changement esthétique décisif constituant « l’acte de naissance » d’un nouveau mouvement.

Les revues et magazines artistiques jouent un rôle important, multipliant dans leurs pages la publication d’écrits et d’interventions artistiques. Artforum en particulier est, à la fin des années 1960, le magazine qui ouvre le plus ses pages aux artistes (10). À ce titre, il livre en juin 1967 un numéro d’anthologie : le courrier des lecteurs comprend une réaction caustique de Carl Andre à l’article de Barbara Rose « The value of didactic art » publié dans le numéro d’avril 1967, tandis que le sommaire comprend des contributions majeures de Michael Fried, « Art and objecthood », Robert Morris, « Notes on sculpture, part. III » (11), Robert Smithson, « Towards the development of an air terminal site », et Sol LeWitt, « Paragraphs on conceptual art » (12).
Les contributions de Morris et LeWitt font l’objet d’un traitement graphique spécifique. Hormis la page de titre qui reproduit une sculpture de 1967 de Morris, chaque double page de son essai adopte un principe original de composition. Le texte est découpé en paragraphes, encadrés et séparés par des espaces blancs plus ou moins larges. En vis-à-vis, le format et la disposition des illustrations leur répondent. À l’évidence conçue par LeWitt, la mise en page de « Paragraphs on conceptual art » exploite la symétrie et la géométrie de la grille associant texte et images au sein d’un schéma unitaire, dans une logique toute minimaliste.
Les autres textes de ce numéro d’Artforum se coulent simplement dans l’identité graphique et la mise en page habituelles du magazine — c’est d’ailleurs le cas la plupart du temps dans tous les magazines. Si l’impact visuel propre aux manifestes produits par les avant-gardes historiques leur fait défaut, la création de revues expérimentales et indépendantes, adoptant l’esthétique des tendances qu’elles promeuvent, renoue en revanche avec les inventions graphiques de leurs aînées : chaque livraison d’Aspen (1965-1971) est ainsi conçue sur le principe des «boîtes» de Duchamp : une exposition portative, sans la galerie d’art. Dès sa première parution en mai 1969, Art-Language adopte la froideur distanciée d’une esthétique administrative seyant à l’Art conceptuel. Avalanche (1970-1976) présente quant à elle la particularité d’être une revue sans rédacteurs : elle fait le choix de publier des entretiens avec des artistes, des photographies de performances, des notes et projets artistiques.

Cette émulation éditoriale est un bon indicateur de l’évolution de la place de l’écrit dans les pratiques artistiques. Chez les artistes conceptuels, le texte n’est plus, par rapport à l’œuvre, un « à côté » descriptif ou analytique : la production théorique accèdent au rang d’œuvre d’art. D’une certaine façon, c’est par le biais de cette convergence entre fonds, forme typographique et inscription dans l’espace public que les artistes conceptuels renouent avec la forme historique du manifeste, fût-il de l’ordre d’un énoncé tautologique (Kosuth, One and three chairs, 1965), d’une déclaration minimale (les cartes postales I got up at… et les Date paintings qu’On Kawara réalise à partir du 4 janvier 1966), ou d’une parodie de punition d’écolier (Baldessari, I will not make any more boring art, 1971) (13).
Ayant pris le pas sur le manifeste, le statement — dont la portée plus individuelle peut être « ramassée » en une formule brillante et efficace, un slogan — se substitue à l’œuvre plastique, dans un processus décrit par Lucy Lippard comme « la dématérialisation de l’œuvre d’art », qu’illustre l’abandon de la peinture en 1968 par Lawrence Weiner qui débute alors la rédaction des « Propositions », publiées l’année suivante (14), tout comme le conséquent essai de Kosuth « Art after philosophy » (15).

Lynda Benglis, Advertisement, in Artforum, novembre 1974



Questions politiques : l’artiste, le citoyen, l’engagement

Si l’on envisage le manifeste sous l’angle de sa portée politique, force est de constater que la majorité des textes publiés au cours de la première moitié des années 1960 traitent essentiellement de questions esthétiques. La fusion de l’art et de la vie souhaitée par Kaprow, la fin de l’art revendiquée par Fluxus, bien que non dénuées d’implications politiques, demeurent des questions internes au monde de l’art. Dans le climat d’optimisme qui, de la « Nouvelle Frontière » à la « Grande Société », caractérise le début des années 1960, et malgré les mouvements de lutte pour les droits civiques des Afro-Américains, peu d’artistes affichent un quelconque engagement politique au travers de leur œuvre. Pourtant, les raisons ne manquent pas de s’engager politiquement : inégalités persistantes malgré les droits civiques, guerre du Viêt Nam, lutte pour les droits des femmes, revendications sociales des artistes, critique du fonctionnement des institutions. La principale raison de cette abstention est que l’art engagé politiquement est identifié, dans une Amérique préoccupée par la Guerre Froide, à la propagande du Réalisme socialiste — c’est-à-dire à un art sacrifiant ses ambitions artistiques au service d’une idéologie, qui plus est hostile au mode de vie américain. Plus largement, le sentiment domine que l’art servant explicitement un message politique est rarement de qualité sur le plan artistique. De fait, seuls quelques uns parviennent à ce délicat équilibre : Ed Kienholz, Peter Saul, Leon Golub, Nancy Spero. Ces luttes ont bien lieu au sein de la communauté des artistes, mais la règle générale étant la séparation du travail fait à l’atelier et des convictions politiques de l’artiste, elles prennent d’autres formes, se manifestent hors du travail artistique. Un exemple d’exposition «manifeste» à caractère politique est fourni par l’Exhibition to benefit student mobilization to end war in Vietnam en 1968 à la galerie Paula Cooper (16). Le contraste est saisissant entre l’engagement anti-guerre du texte figurant sur le carton d’invitation et la radicalité abstraite et minimaliste des œuvres figurant dans l’exposition. Réputées invendables, ces dernières mettaient (au moins symboliquement) en péril le marché de l’art, et de cette façon s’attaquaient au système capitaliste responsable de la guerre (17).


Manifestes « en actes »

Ce n’est donc plus exclusivement sous la forme traditionnelle du texte qu’une déclaration ou une prise de position « manifeste » est rendue publique. Images, expositions, événements, agit-prop peuvent s’y substituer avec un impact fort, comme la Tower of Peace érigée en 1966 à Los Angeles grâce à un appel international lancé l’année précédente par l’Artists’Protest Committee, auquel ont répondu 400 artistes du monde entier qui ont envoyé une œuvre (18). Si la Factory de Warhol constitue le modèle du nouveau rôle social de l’artiste pour la première moitié de la décennie, la Tower of Peace lui succède pour la seconde.
Une autre lutte, pour une meilleure représentation des Afro-Américains au sein des institutions artistiques, prend des formes multiples, qui sont autant de manifestes « en actes » : réalisation d’un mural dans les quartiers sud de Chicago par l’Organization of Black American Culture ; fondation en 1967 de la Ya Sanaa Gallery à Harlem (19) ; création à Los Angeles d’une maison d’édition qui publie en 1969 la première monographie consacrée aux artistes afro-américains (20).
Ces revendications sont adoptées par l’Art Workers’Coalition (21) qui, à New York, centralise toutes les luttes sociales et politiques des artistes. Reconnaissance des minorités et participation des artistes à la réforme des institutions culturelles figurent dans les revendications de l’Open hearing menée en avril 1969. En décembre, l’AWC réalise son plus célèbre coup d’éclat, en éditant l’affiche And babies, dénonçant les massacres perpétrés contre des civils par l’armée américaine au Viêt Nam.
Dans ce contexte des culture wars, la voix des femmes reste difficile à faire entendre, même au sein de l’AWC (22). En 1970, le Women’s Ad Hoc Committee, les Women Artists in Revolution, et WSABAL rédigent un tract commun, destiné au public de l’Exposition Annuelle du Whitney, dénonçant l’important déséquilibre en matière de représentation des artistes femmes. Autre action collective, la Womenhouse, environnement artistique basé sur le travail et les problèmes des femmes, est inaugurée au printemps 1972, à l’initiative de Judy Chicago, Miriam Schapiro et des étudiantes du Feminist Art Program mis en place l’année Précédente à Fresno et CalArts.
« Pourquoi n’existe-t-il pas de femmes artistes importantes ? » demande la critique Linda Nochlin en 1971 dans un article (23) qui aura un impact considérable. Au même moment, Artforum publie une série d’articles monographiques consacrés par Lucy Lippard à des artistes femmes (Hanne Darboven, Louise Bourgeois, Judy Chicago…).
Une simple image vaut parfois tous les discours : ainsi la photographie choisie par Judy Chicago pour l’annonce de son exposition à la Jack Glenn Gallery en 1970, qui montre l’artiste en tenue de boxeur, toisant le spectateur ; ou la double page d’Artforum où Lynda Benglis, en réaction au machisme d’une annonce de Robert Morris, s’exhibe nue dans un attitude provocatrice, lunettes de soleil sur le nez et godemichet à la main (24).


Sans qu’ils puissent prétendre à l’exhaustivité, les exemples évoqués ici traduisent à la fois la mort et le renouveau du manifeste artistique. La mort, car en cette époque charnière se construit une nouvelle conception de l’histoire et de l’évolution des formes — le postmodernisme — dans laquelle les « grands récits » (et donc les grandes ruptures) n’ont plus leur place. Le renouveau, car la « force de frappe » du manifeste s’est trouvée déplacée : les statements participent, au cœur des pratiques elles-mêmes, à l’investigation des fondements philosophiques de la création artistique. Sur le mode de l’agit-prop, se fondant en partie dans la contre-culture, les formes renouvelées du manifeste questionnent la fonction politique de l’art, et de l’artiste, dans un monde dirigé par le capital et la consommation, les guerres impérialistes et les luttes sociales.


Notes

1) Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, PUF, Paris 1990, p. 975.
2) George Maciunas, « Fluxus manifesto », 1963.
3) Jonas Mekas, « A call for a new generation of film makers », Film Culture n°19, 1959, p. 1-3.
4) New American Cinema Group, « The first statement of the New American Cinema Group » (septembre 1960), Film Culture, n° 22-23, été 1961, p. 131-133.
5) Robert Venturi, « Nonstraightforward architecture : a gentle manifesto », Complexity and contradiction in architecture : selection from a forthcoming book, Perspecta 9/10, The Yale Architecture Journal 1965, p. 18.
6) Valerie Solanas, SCUM Manifesto, 1968. Extraits dans Feminist art theory. An anthology 1968-2000, ed. Hilary Robinson, Blackwell Publishers, 2001.
7) Donald Judd, « Specific objects », Arts Yearbook, 1965. Traduction française, Donald Judd, Écrits 1963-1990, Daniel Lelong éditeur, Paris 1991. Pour une analyse approfondie de cet essai, cf. James Meyer, Minimalism. Art and polemics in the Sixties, Yale University Press, New Haven & Londres, 2001 (en particulier le chapitre « Specific Objects » p134-141).
8) Richard Wollheim, « Minimal art », Arts Magazine, janvier 1965 ; Barbara Rose, « ABC Art », Art in America, octobre-novembre 1965. Reproduits dans Minimal art. A critical anthology, ed. Gregory Battcock, University of California Press, Berkeley 1968.
9) Environments, situations, spaces, Martha Jackson Gallery, New York, 1961 ; The new painting of common objects, Pasadena Art Museum, 1962 ; Primary Structures, Jewish Museum, New York, 1966 ; Systemic painting, Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 1966 ; Information, Museum of Modern Art, New York, 1970.
10) Sur l’histoire de ce magazine, cf. Amy Newman, Challenging art : Artforum 1962-1974, SoHo Press, New York, 2000.
11) Robert Morris, « Notes on sculpture, part 3. Notes ad nonsequiturs » Artforum, juin 1967, p. 24-29.
12) Sol LeWitt, « Paragraphs on conceptual art », Artforum, juin 1967, p. 79-83.
13) Christian Schlatter, Art conceptuel formes conceptuelles, Galerie 1900-2000, Paris 1990.
14) Lawrence Weiner, « Propositions », in January 5-31, 1969, catalogue de l’exposition, Seth Siegelaub, New York 1969. Celui comprend également le célèbre statement de Douglas Huebler, «Le monde est rempli d’objets plus ou moins intéressants. Je ne tiens pas à en ajouter d’autres.»
15) Joseph Kosuth, « Art after philosophy », Studio International, octobre, novembre et décembre 1969.
16) Cf. Sébastien Delot, « New York 1968. Une exposition de groupe manifeste à la galerie Paula Cooper », Les Cahiers du Mnam n°99, printemps 2007, p. 82-95. Le carton d’invitation de l’exposition, avec un court texte en forme de manifeste écrit par Lucy Lippard, Robert Huot et Ron Wolin, y est reproduit p. 86.
17) Dans les années 1970, le Land art adoptera une stratégie similaire, le paradoxe étant alors la nécessité d’obtenir pour la réalisation de pièces monumentales des financements conséquents ne pouvant venir que de grands capitalistes.
18) Artists’ Protest Committee, « A call from the artists of Los Angeles », 1965. Cf. Los Angeles 1955-1985. Naissance d’une capitale artistique, catalogue de l’exposition, Centre Pompidou, Paris 2006, p. 141.
19) Sur la situation des artistes afro-américains, Cf. notamment Dawoud Bey, « The Black artist as invisible (wo)man », High times, Hard times. New York painting 1967-1975, catalogue de l’exposition, ed. Katy Siegel, Independent Curators International, New York 2006, p. 97-109.
20) Samella Lewis & Ruth Waddy, Black artists on art, Contemporary Crafts Publishers, Los Angeles 1969.
21) Sur l’histoire et les activités de l’AWC, Cf. Julia Bryan-Wilson, Art Workers : Radical practice in the Vietnam war era, University of California Press, Berkeley 2009.
22) La situation y est de ce point de vue comparable à la domination masculine au sein des groupes gauchistes français de Mai 1968 — situation qui a contribué à la création de groupuscules et de mouvements féministes autonomes.
23) Linda Nochlin, « Why have there been no great women artists ? », Art news, janvier 1971.
24) Artforum, novembre 1974.

jeudi 28 octobre 2010

Oscar Tuazon. I can’t see


Ce compte-rendu est paru dans la revue Critique d'art, n°36, automne 2010.
 

Cette première monographie faisant suite aux trois récentes expositions personnelles dont a bénéficié l’œuvre du sculpteur Oscar Tuazon (né en 1975 à Seattle) s’articule autour des ensembles de photographies rendant compte des dispositifs conçus à Vassivière, Berne et Pougues-les-Eaux en 2009-2010. Des vues d’autres réalisations depuis 2002 ainsi que les photographies prises par l’artiste complètent l’iconographie très fournie de cet ouvrage. Le parti-pris éditorial, à mi-chemin du catalogue et du livre d’artiste, correspond à l’appréhension  directe et physique que l’artiste privilégie pour sa sculpture : choix d’un grand format, reproductions en pleine page, souvent à bords francs, vues d’ensemble, gros plans et détails, absence de notices ou de légendes. Ces dernières sont rassemblées en fin de volume, comme le long et dense entretien entre l’artiste et les trois commissaires — l’unique texte traduit en français. Ce sont les propos de Tuazon qui délivrent des informations factuelles sur ses œuvres, sa manière de les concevoir et les réaliser : « Je ne pars pas d’un concept, déclare-t-il, je pars des conditions et je laisse ces conditions déterminer la forme autant que possible. »
Ses propres écrits, dont plusieurs extraits sont publiés, et les textes des différents auteurs — significativement, il s’agit de romanciers, dramaturges, poètes ou artistes plutôt que de critiques d’art — abordent son œuvre de façon non descriptive et non analytique, privilégiant une approche indirecte et décalée, littéraire et poétique. Les photographies de Tuazon répertorient quant à elle des constructions anonymes et précaires, des architectures vernaculaires ou « de survie », des traces d’occupation dans des paysages américains dépouillés de leur caractère épique. Elles révèlent le substrat matériel, sensible et mental sur lequel s’élaborent les sculptures. Si ces dernières sont en effet redevables, à des titres divers, des œuvres de Smithson, Serra, Matta-Clark, De Maria, ou encore d’Acconci et Barney, elles puisent également à la source de la pensée libertaire américaine. Héritières du Walden d’Henry-David Thoreau et des écrits « Vonu », inspirées par les figures de la contestation et de l’activisme politique (Mark Rudd et les Weathermen), nourries de l’esprit des communautés alternatives (Drop City) et des expériences de modes d’existence autonome, ces sculptures intègrent les principes du « Do It Yourself » prônés par la revue Dwelling Portably de Bert & Holly Davis, autant que les apports de l’architecture géodésique de Buckminster Fuller.
L’iconographie et les textes réunis dans cet ouvrage permettent de saisir comment la réactivation de problématiques élaborées dans le contexte des néo-avant-gardes et de la contestation politique américaines des années 1960-1970 trouve son actualité dans une œuvre qui, associant cohérence conceptuelle et qualités plastiques, témoigne d’une conscience évidente des forces et enjeux économiques et institutionnels propres à l’art d’aujourd’hui.


Oscar Tuazon. I can’t see
Paris : Do.Pe. Press, Paraguay Press, 2010
272p. ill en coul. 32 x 24cm fre/eng
ISBN : 978-2-918252-05-4. — 29€
Textes d’Oscar Tuazon, Thomas Boutoux, Karl Holmqvist, David Lewis, Eileen Myles, Chiara Parisi, Sandra Patron, Philippe Pirotte, Ariana Reines, Carissa Rodriguez, Cedar Sigo, Matthew Stadler

http://www.parcsaintleger.fr/accueil.php
http://www.ciapiledevassiviere.com/
http://www.kunsthalle-bern.ch/en/agenda/exhibition.php?exhibition=130
http://www.castillocorrales.fr/ppress/books_06.html

jeudi 30 septembre 2010

Gabriele Chiari / Sylvie Mas

Vernissage le samedi 2 octobre 2010 à 18h00

  © Gérard Emeriau

Cette exposition est d’abord une idée et une proposition émanant des deux artistes elles-mêmes, qui m’ont invité à partager leurs échanges. Elle repose sur une appréciation réciproque du travail, et sur l’intuition que les échanges et le regard qu’elles pouvaient avoir sur le travail de l’autre pouvait nourrir une confrontation plus directe, au travers d’une exposition, ou plutôt d’une suite d’expositions. Entamée directement dans l’atelier en 2008, cette exposition des œuvres l’une à l’autre a été rendue publique pour la première fois en février 2009 à l’Orangerie du Château de Sucy, et sera poursuivie cet automne à l’Agart, dans une version largement renouvelée et enrichie, puisqu’à cette occasion seront exposées les œuvres produites depuis par les deux artistes.
Sylvie Mas élabore ses sculptures à partir d’une réflexion sur les procédés de moulage et de tirage, sur les techniques du staff dont elle détourne la fonction initiale de reproduction vers la production. Elle exploite notamment les possibilités ouvertes par l’utilisation de matrices souples, qu’elle combine à un travail de coupe et de montage qui s’associe au dessin de la coulée de plâtre. Citant chez Marc Devade « la force matérielle du geste de la couleur », ses réflexions l’ont conduite à l’appropriation, et au déplacement dans le champ de sa pratique sculpturale, de concepts élaborés par celui-ci à propos de sa peinture.
C’est aussi ce « geste de la couleur » que recherche Gabriele Chiari, en déployant la technique de l’aquarelle dans de vastes formats. Après un long moment de préparation et d’expérimentation, qui précède un temps d’application de la couleur relativement court, c’est au terme d’un long temps de séchage et de sédimentation que la couleur y génère son propre dessin, produit de la réserve du papier, de l’expansion de la couleur et de son retrait. L’œuvre ne se réduit pas à la trace indicielle du processus : si l’artiste ne retient et n’expose que les débordements colorés, excès produits par la rigueur de la méthode, la complexité du processus d’élaboration de ces aquarelles vise, a contrario, un résultat d’apparence minimale.


« Je travaille le plâtre, Gabriele Chiari travaille l’aquarelle. Cet état de fait pourrait nous éloigner alors même que la prise du plâtre a une phase fluide et qu’inversement le papier plié, froissé, mis en forme acquiert une spatialité. C’est précisément dans cette exploration des limites de nos pratiques respectives que nos cheminements se recoupent : parce qu’il existe bel et bien entre eux une sorte de conformité inverse. »
Sylvie Mas

« C’est dans leur structure que mon travail et celui de Sylvie Mas me semblent se répondre : un processus de travail rigoureux, lent, en lien étroit avec les possibilités et les contraintes du médium ; des résultats formels variés qui mettent en tension des coulées organiques avec des constructions géométriques d’une relative sobriété ; une part d’aléatoire, en contraste avec la volonté de maîtrise. »
Gabriele Chiari


Un catalogue (36 pages) comprenant notamment des vues de l'exposition ainsi qu'un essai paraîtra courant novembre 2010.

Exposition du 2 octobre 2010 au 8 janvier 2001.
Ouvert le jeudi et vendredi de 13h30 à 17h30, le samedi de 14h00 à 18h00 ou sur rendez-vous.
Fermeture du 23 décembre 2010 au 5 janvier 2011.

L'AGART
35 rue Raymond Tellier (face à la mairie) 45200 Amilly
T: 06 784 784 09 / 02 38 85 79 09
L'AGART est également sur Facebook








dimanche 12 septembre 2010

Viviane Zenner, EAUX

(texte écrit à l'occasion de l'exposition Voyage au-dessus des mondes, à la Maison des arts de Farebersviller, du 27 septembre au 4 octobre)


A la source de l’acte photographique, il y a une opération de saisie dans la continuité du visible — opération où la découpe du cadre fixe la limite de ce qui est à voir et contribue à en construire le sens.
Dans les photographies de la série Eaux, c’est pourtant moins le bord de l’image que la surface elle-même qui tient ce rôle de limite — mais une surface, et une limite donc, d’une ambivalence telle qu’elle ouvre l’espace plus qu’elle ne le clôture. Un espace autre — un temps autre.
Redoublant celle de l’image, la surface de l’eau matérialise la zone de netteté d’une profondeur de champ volontairement restreinte, concentre le regard sur ce qui s’y tient de manière incertaine — ce que l’œil parvient à voir, au-delà de laquelle tout se trouble. C’est l’extrémité du volume d’eau qui se trouve là, dessous ; celle aussi du volume d’air qui vient à son contact, y produit parfois plissements et irisations. Les signes épars et muets des herbes nues rencontrant leur reflet viennent fissurer la surface. L’espace s’engendre là — où l’illusion confère à la chose sa réalité.
Viviane Zenner photographie autant la surface de l’eau, les gris laiteux et les couleurs incertaines que la lumière y produit, que l’épaisseur de l’air, qui ne l’en sépare pas mais maintient un contact fluide entre elle et son sujet. Cette relation sensuelle avec les éléments, elle l’exprime notamment lorsque, précisant les raisons du format choisi pour ces images, elle préfère parler de leur « envergure » — signifiant par là le mouvement d’un regard plongeant, comme à bras ouverts, abolissant la distance scopique pour toucher plus intimement, engager le corps dans l’image.
« Embrasser » du regard, n’est-ce pas, justement, dire la part tactile de la vision ?

http://www.vivianezenner.com/
Voyage au-dessus des mondes, Photographies de Viviane Zenner, texte d'Alain Coulange, ENd éditions, 2010.

mardi 20 juillet 2010

Contreformes. Arnaud Vasseux, L'art dans les chapelles



Les sculptures d’Arnaud Vasseux entretiennent des relations complexes avec la chapelle Saint-Nicolas de Pluméliau qui les abrite — ses qualités d’espace et de structure, ses éléments de décor, sa charge historique et symbolique. Elles n’ont cependant pas été conçues « à partir » du lieu — elles n’en sont pas un commentaire, ni ne correspondent aux pratiques propres à l’in situ.
Dans ce contexte architectural et symbolique très fort, ces œuvres jouent leur propre partition : loin de le célébrer, elles ménagent constamment l’approche et l’esquive, la réponse et le contre-pied. Les matériaux utilisés, empruntés au catalogue des produits du bâtiment ou de l’industrie légère — bois de charpente, filet de protection pour échafaudage, et plâtre, matériau « à prise », projeté, moulé, parfois pigmenté — font l’objet de manipulations inhabituelles exploitant leurs propriétés physiques, leurs possibilités et limites techniques, engendrant des formes audacieuses, énigmatiques et fragiles.


Dans le transept, un haut tronc de cône de section elliptique, tournoyant et transparent — presque une épure numérique, mais matérialisée, géométriquement imparfaite — tire sa forme de l’action conjuguée de son propre poids, de l’air et de la force centrifuge. Le mouvement de rotation interrompu, la transparence disparaît, le filet s’affaisse en plis lourds et droits. Produisant tour à tour une sensation d’élévation et d’affaissement, de retour à l’informe, cette danse célibataire répond au processus à l’œuvre dans les autres sculptures. Celles-ci — les « voiles » blancs et la « poutre » noire — sont ce qui subsiste au terme d’une mise en œuvre lourde et complexe. Leur courbure garde la mémoire du processus de réalisation au cours duquel le plâtre frais change d’état, tire et fléchit leur matrice instable, mais se fige avant la chute. Se déployant autour d’un creux, d’un manque, elles renvoient aussi aux nombreux éléments architecturaux issus d’une disparition : arrachements de maçonnerie, arcade et oculus murés, fenêtre aveugle, trous de boulins — non des formes, mais des contreformes.


En dépit de la grâce qui semble les habiter — et les maintenir debout —, ces œuvres ne procèdent pas d’une idéalisation de la matière ni d’un positivisme expérimental, mais d’un bas-matérialisme qui, face aux codifications présidant à l’édification d’un lieu de culte, fait profondément écho aux accents profanes des sculptures des sablières. Ces dernières témoignent de survivances iconographiques et stylistiques étrangères au christianisme et à l’humanisme renaissant — comme une incitation pour Arnaud Vasseux à prendre ses distances et ne pas céder à l’emprise du lieu. En effet, la fragilité de ces œuvres n’est pas une image de sa portée symbolique et métaphysique. Indéplaçables, éphémères, non reproductibles, non échangeables, les sculptures d’Arnaud Vasseux reposent sur une économie de la dépense et de la perte. Elles ne sont pas des objets, et ne sauraient donc être assujeties au régime de la marchandise — ce qui, tout comme l’intensité de l’expérience qu’elles suscitent, donne la mesure de leur portée politique.

(Texte paru dans le catalogue de l'édition 2010 de L'art dans les chapelles)
Photographies © Arnaud Vasseux


L'art dans les chapelles
Pays de Pontivy-Vallée du Blavet / Morbihan / Bretagne
Jusqu'au 30 août,
tous les jours (sauf mardi) 14h-19h; et les 3 premiers week-ends de septembre, samedi et dimanche 14h-19h
Renseignements www.artchapelles.com


samedi 10 juillet 2010

Frédéric Diart, quando stanno morendo/ Édouard Prulhière, pater paintings III

À voir si vous êtes de passage cet été en Bourgogne, cette exposition confronte, jusqu'au 8 août, les œuvres de Frédéric Diart (né en  1966) et Édouard Prulhière (né en 1965) dans l'espace singulier d'une maison de village inhabitée.

Pour l'occasion, un catalogue a été édité, avec un texte de Patrice Ferrari (Président d'Esox Lucius) et un essai dont je suis l'auteur.
32 pages, format 24 x 16 cm, illustrations en couleurs, 8 €. Il est disponible auprès de
Esox Lucius, Les Sertines, 71110 Ligny-en-Brionnais (+3 € de frais de port). 03 85 25 86 56. asox@free.fr.

"Quando stanno morendo, Pater paintings III : deux titres pour une même exposition réunissant deux artistes d'une même génération, Frédéric Diart et Édouard Prulhière. D'emblée, cette particularité donne une indication du mode selon lequel leurs œuvres respectives cohabitent dans les différents espaces de la maison qu'elles investissent pour un temps. "Cohabitation" semble bien le terme adéquat: non que les artistes aient refusé de se confronter à l'autre, d'instaurer un échange entre leurs œuvres. Au contraire, celles-ci s'approchent ou se rencontrent en divers endroits de la maison — séjour du rez-de-chaussée, palier à l'étage, chambre la plus vaste, cabinet de toilette. Mais le dialogue opère davantage par petites touches répétées, points de contact, tangentes de trajectoires individuelles bien spécifiques."
(Extrait de mon essai, "Tangentes")

Quelques vues de l'exposition (© Ludovic Gueriaud):

Édouard Prulhière, Frédéric Diart


Frédéric Diart

Édouard Prulhière


Premier plan: Frédéric Diart; au fond: Édouard Prulhière (détail)


Frédéric Diart, Édouard Prulhière

lundi 28 juin 2010

Erwan Ballan, Dans tous les sens où ça se machine

It takes two to tango, vue de l'exposition

L’œuvre d’Erwan Ballan a bénéficié ces derniers mois d’une actualité renouvelée : deux expositions monographiques viennent de s’achever, à la Galerie municipale de Vitry-sur-Seine et à la Galerie Réjane Louin (Locquirec), qui font suite à celle, intitulée It takes two to tango, que lui avait consacrée l’Espace d’art contemporain Camille Lambert de Juvisy-sur-Orge. Ces manifestations, ainsi que les publications qui les ont accompagnées, permettent aujourd’hui d’envisager de façon plus globale cette œuvre et les questions qu’elle met en jeu.

À Vitry, la présentation resserrée d’un nombre restreint de pièces tenait compte des particularités architecturales du lieu, dans un parti pris efficace privilégiant les contrastes et ruptures dans le rythme d’accrochage, sans toutefois nuire à l’unité du propos et à sa compréhension par le visiteur. L’exposition plus conséquente de Juvisy favorisait en revanche la circulation, les connexions, glissements et basculements entre les œuvres, qui bénéficiaient aussi des qualités d’espace et de lumière de l’endroit.

Les publications répondent à ces parti pris respectifs. Dans le catalogue de Juvisy, l’essai de Marion Daniel « Une peinture (presque) plate » permet, parallèlement à l’analyse des œuvres et l’exposé de leur processus de conception, de resituer la démarche en convoquant le champ référentiel et historique qu’elle mobilise et travaille. La peinture d’Erwan Ballan se révèle ainsi hantée par des figures tutélaires : celle de Mondrian, à qui il emprunte ses structures géométriques, qu’il matérialise et déploie dans des configurations proliférantes ; celle de Pollock, dont il retient l’ambivalence du geste, incarnant la peinture et la mettant à distance simultanément ; celle de Duchamp aussi, qui l’a conduit à abandonner une pratique et des matériaux « traditionnels », et à déplacer sa pratique picturale, notamment en intégrant des matériaux provenant de l’industrie, du bâtiment et du monde médical. Cet héritage de Duchamp croise ainsi celui des déconstructions du tableau initiées par Supports-Surfaces, et nourrit l’interrogation de la fonction spéculaire de la peinture, de son caractère rétinien et de sa dimension haptique. Ainsi, comme l’écrit Marion Daniel, « devant ces œuvres, nous sommes dans le même temps renvoyés vers le dehors du tableau ou vers notre propre image (miroir), et projetés à travers et au-delà de l’écran, vers une matière colorée et vers le mur, laissé visible à travers la vitre. Ce mouvement d’avancée et de recul, d’attraction-répulsion, place le spectateur dans une situation inconfortable, puisqu’il doit constamment revoir sa propre position face à l’œuvre. »
Un précédent catalogue, paru en 2006 (1), témoigne de ces préoccupations en reproduisant, en vis-à-vis des œuvres, une série de dessins détaillant les relations entre objet-tableau, surface picturale, corps et regard du spectateur. Ces dessins, par ailleurs, ne sont pas sans rapport avec les schémas dans lesquels Christian Bonnefoi analysait le dispositif du tableau (2) — dévoilant au passage, comme chez ce dernier, une dimension d’ordre phénoménologique et psychanalytique dans la conception des tableaux-miroirs d’Erwan Ballan.

 Deux œuvres de la série Matuvu, 2008

Ses œuvres mettent en scène de façon ambivalente la présence et la mise à distance du corps : celui de l’artiste agissant, déroulant les calicots dans All o(b)ver, e.t.c…, pressant une poche remplie de silicone dans Peinture Plastic, disposant les châssis d’aluminium de Dans tous les sens où ça se machine, e.t.c… ; le corps de l’observateur, dont l’image renvoyée par les surfaces réfléchissantes des œuvres perturbent son regard ; enfin le corps de l’œuvre elle-même, à laquelle le choix de matériaux a priori non picturaux (blocs de contreplaqué dont la tranche est exposée, pattes de fixation métallique, vis, débordements de silicone coloré, rubans, fils de plastique, vitres et miroirs…) confère une forte présence matérielle, accentuée dans certaines d’entre elles par la perception de leur résistance manifeste à l’action de la gravité (dans la série Enfer, terre, ciel & autres choses semblables (2005), les points de fixation au mur, en nombre restreints, sont souvent décentrés).

Enfer, terre, ciel & autres choses semblables, 2005

Mais le « corps » de la peinture fait également l’objet d’une mise à distance : le silicone, matériau industriel mais renvoyant aussi au corps via la chirurgie plastique et la pornographie (où il fonctionne comme substitut du corps), est utilisé en masses colorées écrasées derrière une paroi de verre, dont la surface réduit le corps du spectateur à une image fuyante dans les reflets déjà évoqués.
Dans cette stratification se tressent, se confondent et se perturbent l’espace pictural, les données architecturales du lieu d’exposition et, pris dans ce réseau dont il participe, le corps percevant et simultanément perçu du spectateur. Ainsi l’œuvre d’Erwan Ballan, bien que s’appuyant sur des bases duchampiennes, ne ressasse aucunement la prétendue mort ou l’impossibilité de la peinture aujourd’hui. Si elle puise ses références parmi les « icônes » de la modernité, ce n’est pas dans une posture cynique ni une attitude de réitération mélancolique : au contraire, ces emprunts agissent comme autant de moteurs d’une exploration de ses possibles déploiements processuels et spatiaux.
« C’est, écrit l’artiste, plein de complexes ou plutôt volontairement conscient de la suite des impossibilités ayant été faites à chaque peintre en suivant un autre qui fermait derrière lui une porte (et ils furent nombreux ceux-là au long du XXème siècle) que j’envisage ma pratique, loin de l’absolu cynisme postmoderne. »

Le texte court et dense d’où est extraite cette déclaration est reproduit en introduction du catalogue de Vitry. Erwan Ballan n’y expose pas les procédures et questions plastiques à l’œuvre dans son travail, mais soulève avec une certaine force d’engagement la question des fondements économiques et implications politiques qui l’animent, en envisageant son activité de peintre par rapport au champ de la production, dominé aujourd’hui par la disparition du « faire » liée à la délocalisation des appareils de production.
Il fallait saluer ce genre trop rare de déclaration et de prise de position, qui pointe la nécessité d’une réflexion sur les conditions économiques et politiques de l’activité picturale — questionnement dont s’est amplement saisi un nombre considérable de démarches artistiques, et au sujet duquel le trop fréquent silence des peintres aujourd’hui  cède le terrain aux critiques arguant de l’inactualité et du caractère bourgeois de la peinture.


It takes two to tango, vue de l'exposition (Dans tous les sens où ça se machine, 2010)


1) Erwan Ballan, Hors Champ, École Régionale des Beaux-Arts, Nantes, 2007.
2) Notamment dans « La fonction Albers », in Christian Bonnefoi, Écrits sur l’art 1974-1981, La part de l’œil (http://lapartdeloeil.be), Bruxelles 1997 (p51-58), et plus récemment dans le catalogue Collages, Galerie Municipale de Vitry-sur-Seine, 2000.

It takes two to tango (13 mars-16 avril 2010), Espace d’art contemporain Camille Lambert, 35 avenue de la Terrasse, Juvisy-sur-Orge / www.portesessonne.fr
Erwan Ballan, exposition des lauréats de Novembre à Vitry 2009 (22 mai-27 juin 2010), Galerie Municipale de Vitry-sur-Seine
Dans tous les sens où ça se machine, (13 mai-27 juin 2010), Galerie Réjane Louin, Locquirec / http://www.galerierejanelouin.fr

lundi 21 juin 2010

Catherine Melin, Montagnes Russes


Vue de l'exposition à artconnexion

Montagnes Russes consiste en un dispositif mettant en scène les œuvres (vidéo, dessins sur papier et dessins muraux, structures tridimensionnelles) réalisées par Catherine Melin (née en 1968) au cours et à la suite de séjours à Moscou, Perm et Ekaterinbourg en 2007-2008.
À Lille où elle était présentée jusqu’au début du mois de juin, l’exposition s’articulait en deux espaces distincts. Le rez-de-chaussée d’une maison du Vieux-Lille (1) accueillait ainsi, posée au sol, une structure mobile faite de tubes de métal multicolores, rappelant un portique de jeu pour enfant, rendu toutefois inutilisable par l’ajout d’une longue tige horizontale surdimensionnée qui en bloquait partiellement le mouvement potentiel. Sur les murs se déployaient plusieurs dessins réalisés au fusain, associant d’autres éléments de structures de jeu, déformés par leur projection jouant avec un espace à l’architecture compliquée de recoins et de châssis de fenêtres. Si le spectateur était bien entendu invité à y pénétrer, l’ensemble fonctionnait également très bien lorsqu’il était observé depuis la rue, par les deux fenêtres par lesquelles dessins et structure s’associaient, se prolongeaient et se contredisaient à l’intérieur d’une sorte de cube scénique.


Fort différente était l’installation à l’Espace Le Carré (2), où les structures métalliques colorées prenaient possession de l’espace et en organisaient la distribution autour des quatre piliers massifs qui caractérisent le lieu. Sur les murs alternaient en séquences soigneusement rythmées de petits dessins sur papier, où s’élaboraient des espaces urbains vrillés, tremblés, aux perspectives et équilibres impossibles, et des projections de vidéos montrant les aires de jeux ayant inspiré à l’artiste ses structures multicolores être occupées, utilisées, traversées, par des danseurs (classique et hip-hop) et des « traceurs » pratiquant le parkour, cet art du franchissement d'obstacle en milieu urbain.
Lors de ses séjours, Catherine Melin s’est intéressée — comme elle le fait dans son travail depuis plusieurs années — à des espaces un peu secondaires, en marge des axes de circulation majeurs où l’architecture est davantage pensée telle un décor, une image de la ville projetée par la ville même. Privilégier le regard du piéton l’a conduite dans les cours, espaces de repos et aires de jeux pour enfants attenant à des immeubles d’habitation collectifs pour classes moyennes — certains datant de l’époque soviétique, d’autres construits beaucoup plus récemment, mais tous de dimensions impressionnantes et conçus sans grande imagination. Ses dessins, vidéos, structures et installations recomposent ainsi, avec une certaine légèreté, les itinéraires alternatifs qu’elle a choisis, relevant au passage les signes des mutations de l’espace urbain et social de la Russie de ces dernières années.

Les vidéos intègrent des séquences filmées en 8mm et 16mm, reconnaissables à leur grain particulier, et qui surtout produisent, dans l’alternance du montage, un léger décalage de temporalité avec le tranchant de l’image numérique. Les danseurs et gymnastes y répètent leurs mouvements — c’est-à-dire qu’ils les préparent, autant qu’ils les reproduisent sous l’objectif de la caméra. La traversée ou le franchissement des portiques de jeux paraît ainsi se dilater sous la multiplicité des prises de vues, tandis que les dimensions réduites des jeux interdit toute dimension réellement spectaculaire du saut : l’un des protagonistes finit d’ailleurs par en jouer, réfléchissant et préparant longuement ses gestes pour aboutir à un résultat dérisoire, proche du burlesque à la Buster Keaton cher à l’artiste.

Une tension particulière s’est instaurée entre les images de ces vidéos, qui mettent l’accent sur la façon dont le corps est susceptible de se tenir et se mouvoir parmi des dispositifs contraignants, et les structures disposées dans l’espace. Bien que celle-ci soient en trois dimensions, l’artiste insiste pour ne pas les appeler « sculptures ». En effet, elles occupent moins un espace qu’elles ne le parcourent et le réorganisent. Surtout, elles paraissent, curieusement, moins « matérielles » que les portiques de jeux figurant dans les vidéos. Le visiteur s’en approche mais hésite à s’en saisir ou à les traverser : cette mise à distance du corps, à l’opposé de la sensation de proximité éprouvée face aux vidéos, est certainement le fruit du mode d’élaboration de ces structures. Elles ne reproduisent aucun portique de jeu existant, mais consistent en des associations et montages de plusieurs éléments. Ou plutôt : des montages d’images de ces portiques, détourés et isolés, qui servent également de modules pour les dessins. En définitive, ces structures sont construites à partir d’images, qu’elles projettent, en les matérialisant à peine sous leurs couleurs brillantes, dans l’espace du spectateur qui ne sait trop comment se tenir par rapport à elles.

C’est sur ce point, me semble-t-il, que ces structures « font retour » sur le sujet des vidéos. Dans ces dernières, les aires de jeux se substituent à l’espace urbain dont elles figurent une sorte de double — parfois littéralement, certains portiques copiant la silhouette des bâtiments à l’arrière plan. Même s’ils cherchent à se saisir de ces ersatz de bâti, et parviennent à les traverser ou les franchir, les danseurs filmés par Catherine Melin semblent toujours rejetés à la périphérie par une force centrifuge qui leur interdit d’occuper durablement un intérieur qui reste difficile à circonscrire. Le fait que ces aires de jeux se situent précisément à la jonction de la sphère privée et de l’espace public ne fait que rendre plus incertaine encore la possibilité d’habiter l’une comme l’autre.


(1) Au n°9, rue du Cirque, Lille. Cette maison abrite les locaux d’artconnexion, agence de production et de médiation d’art contemporain. +33 (0)3 20 21 10 51. artconnexion@nordnet.fr. www.artconnexion.org
(2) Espace Le Carré, à l’angle de la rue des Archives et de la rue de la Halle, Lille.

L’exposition a eu lieu en même temps que paraissait un catalogue intitulé Amorces, retraçant le travail que Catherine Melin a réalisé en 2007-2008 suite à une résidence au Domaine d’Abbadia 
F-64700 Hendaye. +33(0)5 59 20 37 20. abbadia@hendaye.com. www.abbadia.fr

Fin 2010, Montagnes Russes sera exposé au Musée d’Art moderne de Moscou, au NCCA d’Ekaterinbourg et au Musée d’art contemporain de Perm.



dimanche 30 mai 2010

Adam Panczuk, Petites poésies rurales



"Sans titre", série Karczeby, 2008, Inkjet archival print, 90x90cm.
Photo Adam Panczuk, Courtesy La Galerie Particulière

Au sein d’une production photographique largement tournée vers l’usage de la couleur, souvent plus propice à saisir le sentiment d’immédiateté du monde contemporain, le choix du noir et blanc confère à l’œuvre d’Adam Panczuk (né en 1978) l’élégance d’un certain classicisme. Pour autant, ses photographies ne sauraient être réduites à de simples avatars d’un académisme esthétisant. Au contraire, cet anachronisme apparent du noir et blanc sert un projet à la fois ambitieux et intime, où l’auteur pose un regard quasi anthropologique sur les figures de sa propre histoire pour en proposer une forme d’archivage subjectif. En effet, les images de la série In the rythm of the land saisissent des bribes de vie d’une communauté paysanne de Podlasie, une région de Pologne orientale dont l’artiste est lui-même originaire, tandis que l’autre série, intitulée Karczeby, en recense les habitants, sobrement cadrés en pied, solitaires et comme plantés dans ce sol qui les nourrit depuis des générations. Toutes deux réalisées en 2008-2009, ces deux séries traduisent l’influence de l’œuvre des grandes figures de ce qu’Olivier Lugon, citant Walker Evans, a appelé « style documentaire » (1).
Les photographies de la série Karczeby allient en effet la frontalité monumentale, digne et émouvante des Hommes du XXème siècle de Sander à un sentiment de décalage et d’étrangeté proche de celui que peuvent susciter certaines images de Diane Arbus. Dans ces portraits de paysans ordinaires font irruption une fantaisie et un imaginaire s’exprimant dans les détails de quelques accessoires et d’une mise en scène choisie par les personnes photographiées : une vieille femme drapée dans un filet debout au milieu des champs, un jeune homme surgissant d’un panier tressé, un autre dont le corps est dissimulé par une peau de loup tendue comme un bouclier… La force qui se dégage de ces images tient également à des choix plus techniques : point de vue implacablement frontal et faible profondeur de champ détachent puissamment les figures d’une impeccable netteté sur un arrière-plan plus incertain.

 "Sans titre", série In The Rhythm of The Land, 2008-2009, Inkjet archival print, 41 x 53 cm.
Photo Adam Panczuk, Courtesy La Galerie Particulière

Plus dynamiques et contrastées, les photographies de la série In the rythm of the land s’attachent à inventorier les activités quotidennes des habitants de cette région rurale. Elles ne sont pas sans rappeler quelques unes des images des Américains de Robert Frank : sensation similaire d’immersion au plus profond du pays et des myhtes qui l’habitent, même si l’empathie du photographe ne s’exprime pas ici, contrairement à Frank, par le « grain » et les « défauts » volontairement introduits dans l’image, mais par des cadrages d’apparence très architecturée, une lumière franche et un traitement plus net et distancié, toutefois non dénué d’humour.
Bien sûr, et heureusement, les photographies d’Adam Panczuk s’affranchissent des modèles qui les ont — peut-être — inspirées. Au-delà de ces proximités formelles, elles me semblent surtout profondément liées — sans que je parvienne à nommer précisément la chose — à cette forme d’esprit qui traverse et irrigue la littérature et le cinéma d’Europe centrale et orientale, mêlant à un goût pour le merveilleux et l’absurde, une finesse d’approche psychologique, une fatalité et une certaine grâce.
Une fatalité, tant il apparaît inéluctable que le mode de vie de cette communauté viscéralement attachée à sa terre — et par conséquent la communauté elle-même — est promis à disparaître, balayé par l’économie mondialisée. Une certaine grâce, qui semble n’appartenir qu’à celles et ceux dont l’existence en sursis est peut-être la plus haute forme de résistance.

(1) Olivier Lugon, Le style documentaire. D’August Sander à Walker Evans 1920-1945, Macula, Paris 2001.

Adam Panczuk. Petites poésies rurales
Jusqu’au 20 juin 2010
La Galerie Particulière, 16 rue du Perche, 75003 Paris, 01 48 74 28 40

Une sélection de photographies d’Adam Panczuk est également présentée aux Transphotographiques de Lille, jusqu’au 20 juin également.