jeudi 1 mai 2008

Expériences & expérience

(paru dans Archistorm #31, mai-juin 2008)

Ce n’est pas l’une des moindres qualités de l’exposition Champs d’expériences – L’art comme expérience que d’être parvenue à réunir des artistes d’origines et de générations différentes, dont les pratiques relèvent de médiums, d’histoires et d’enjeux différents.

Le titre signale deux fonds de provenance des démarches présentées. L’un renvoie à la singularité de l’expérience constituée par l’acte performatif de création et le moment de réception esthétique (de l’expressionnisme aux happenings). L’autre convoque une approche scientifique reposant sur des protocoles précis, le matérialisme et l’objectivité des observations, et le retrait de l’artiste devenu opérateur, suivant le modèle d’une figure tutélaire de la modernité artistique et architecturale : l’ingénieur, le scientifique (dont les avatars ne manquent pas, des Constructivistes à Supports-Surfaces, de Moholy-Nagy au Process-art, du Corbusier à Olafür Eliasson).
Ce titre renvoie aussi à l’essai du philosophe américain John Dewey, dont la pensée fit l’objet d’une réception considérable, des avant-gardes russes à l’Expressionnisme abstrait puis au Minimalisme. Soulignant l’existence d’un continuum entre les activités « ordinaires » et l’expérience esthétique octroyant par la puissance de l’imaginaire une intensité accrue aux premières, Dewey précise : « L’expérience concerne l’interaction de l’organisme avec son environnement, lequel est tout à la fois humain et physique, et inclut les matériaux de la tradition et des institutions aussi bien que du cadre de vie local » (1). À quoi fait écho cette déclaration du sculpteur Toni Grand : « J’ai des visions d’objets finis, c’est l’imaginaire. Mais dès que l’action devient réelle, que les matériaux sont là, la réalité de la fabrique devient beaucoup plus importante que la vision que j’ai pu avoir ; l’un remplace l’autre. » Le congre, étrangement apparu dans son œuvre vers le début des années 1980 et repris de manière obsessionnelle, enduit de résine et servant de module variable à ses sculptures, illustre parfaitement cette articulation entre « vision » et logique du « faire ».
Le choix d’œuvres repose en grande partie sur l’exploration des pistes ouvertes par cette articulation : photogrammes de grands formats, en noir et blanc et couleurs, de Pierre Savatier ; « machines à voir » recelant des architectures habitées de peintures de Jean Laube ; sismogrammes des déplacements du brésilien Cadu ; enfouissement et archéologie dans les objets pris dans la résine de Bernard Guerbadot ; compulsion et hasard des perforations du papier opérées par Dominique de Beir ou des accumulations de « restes » de peintures par Al Martin ; « collections » d’objets trouvés réinvesties dans des sculptures jouant de l’accumulation ou de la prolifération (Patrick Condouret, Gilles Oleksiuk) ; sculptures et dessins de Richard Monnier, Arnaud Vasseux et Wilson Trouvé basés sur des matériaux et opérations simples (moulage, empilement…) auxquels ils font subir un déplacement léger mais significatif.

Autant que le résultat final importe le processus de transformation impliquant l’artiste attentif au cours des choses. Le « faire » n’est pas réduit à la seule « exécution », mais constitue un moment de la pensée. À l’image de l’élégante et fragile sculpture intitulée Associer, d’Arnaud Vasseux, les œuvres de ces artistes rendent particulièrement sensibles, pour le spectateur, les qualités de l’espace et du temps qu’elles travaillent et dont elles rendent visible la cristallisation provisoire.


(1) John Dewey, L’art comme expérience (1ère publication en 1934), Éditions Farrago, Université de Pau 2005.

Champs d'expériences (L’art comme expérience)

Simon Bergala, Thierry Costesèque, Laurent Proux. Intramuros

Ce texte est paru à l'occasion des expositions Intramuros à la Galerie Épisodique (Paris) en avril-mai 2008, et Market Gestures. Paintings, Hinterconti (Hambourg) en mai 2008.
Depuis, Laurent Proux est représenté par la Galerie Sémiose, Thierry Costesèque par la Galerie Eric Dupont, et Simon Bergala, sélectionné pour le Salon de Montrouge en 2010, a récemment présenté son travail à l'École des Beaux-Arts de Chateauroux, à l'issue d'une résidence d'artiste.
D'autres texte sur ce blog sont consacré au travail de Thierry Costesèque:
Un court texte de l'artiste, évoquant sa relation à l'œuvre plastique et théorique de Marc Devade, est également accessible depuis ce lien:


De gauche à droite: Simon Bergala, Front City (huile sur toile, 2007), Laurent Proux, Stratégie (trois dessins, 2008), Thierry Costesèque, Urban Cake (trois dessins-collages, 2007), Simon Bergala, Caduveo et Bororo II (craie à l'huile sur papier, 2007)


Ce qui réunit les œuvres de Simon Bergala, Thierry Costesèque et Laurent Proux, en amont de toute considération de « style » (si tant est que ce terme ait encore un sens) ou de proximités formelles (souvent superficielles et trompeuses), c’est d’abord leur intérêt pour les lieux, objets et images correspondant aux divers stades de l’activité économique (production, promotion, diffusion, échange, consommation), et une volonté de rendre compte de l’expérience suscitée par de tels espaces et objets : chaînes de production et entrepôts, gratte-ciel de quartiers d’affaires et emblèmes du maintien de l’ordre, enseignes, images publicitaires, papiers de bonbons et photographies de presse.


Au premier plan, de gauche à droite: Laurent Proux, Gant (huile sur toile, 2008), Thierry Costesèque, Annotations (huile sur toile, 2008), Simon Bergala, Caduveo et Bororo III (craie à l'huile sur papier, 2007)

Explicitement ou implicitement, ces œuvres nous entretiennent d’expériences à la fois proches et variées de l’espace urbain contemporain. Historiquement liées à la volonté d’organiser et de clarifier l’action, le récit, les représentations de l’espace urbain (et avec elles la vision perspective) ont été traversées, voire motivées, par des considérations d’ordre politique, social, économique, religieux. Depuis la Renaissance, la ville conçue comme une scène de théâtre à la fois projette une vision unifiée et idéalisée du monde, et traduit une volonté d’y inscrire l’Histoire. Ce détour permet peut-être de mieux saisir quelques enjeux de ces œuvres qui témoignent, à l’ère de la globalisation des échanges, de l’expérience d’un réel fragmenté, dominé par les flux et l’entropie plutôt que fondé sur les formes permanentes de la cité idéale.


Simon Bergala, City's Shell, 2008 (huile sur toile, 230 x 210 cm); au fond, Laurent Proux, Poste de travail et graffiti (huile sur toile, 210 x 220 cm)


Dans les tableaux de Simon Bergala, la « City » résume à elle seule la métropole contemporaine, réduite à un stéréotype dont la stylisation renvoie au graphisme simplifié du cartoon, évoque des maquettes ou des jouets, que la présence de casques menaçants rend toutefois moins innocents. Tantôt « cartographique », tantôt figurative, cette peinture intègre simultanément des éléments qui insistent sur la matérialité et la spécificité de l’espace pictural : motifs redoublant les limites du châssis, perspective empirique créant un espace ambigu et comme comprimé, exécution laissant, par une certaine « brutalité » du faire, une large place à une picturalité affirmée (touches larges et grasses, coulures, contrastes violents, densité de la couleur).

Thierry Costesèque, Urban Cake (dessin-collage, 2007), Laurent Proux, Chaine de production et graffiti, 2008 (huile sur toile, 210 x 220 cm)

La peinture de Laurent Proux opère davantage par découpe, prélèvement et montage de «détails » urbains ou des lieux clos de la production industrielle. Ces opérations visent à restituer l’hétérogénéité du perçu et le morcellement du processus de production organisé en « chaîne ». La photographie comme source documentaire demeure perceptible, dans des tableaux où la présence humaine ne se manifeste jamais que par l’entremise d’objets (tabouret, gant de manutention) et de signes (inscriptions, dessins, graffitis). Indices de l’occupation et de l’appropriation des lieux, mais aussi temps « dérobé » à la production manufacturée, ils renvoient également à l’origine pariétale de la peinture, et élaborent des figures étrangères aux standards de l’industrie.


Thierry Costesèque, Urban Cake, (huile sur toile, 2006), Laurent Proux, Sans titre (huile sur toile, 2008), Thierry Costesèque, Urban Cake (huile sur toile, 2007)

Thierry Costesèque s’intéresse aux espaces péri-urbains, aux enseignes et images publicitaires qu’il scrute, détaille, épuise jusqu’au cœur de leur matérialité (textures et trames photomécaniques, couleurs « lavées », réserves importantes). Ses tableaux reconstruisant la mémoire des espaces traversés et fuyants, ne livrent plus rien d’identifiable, mais semblent vouloir extirper la matérialité des images (et aussi, à travers elle, leur facticité et leur superficialité), la substance des espaces vacants, défaits. De cette décélération du regard, de ce ralentissement d’une imagerie conçue pour être immédiate, instantanée, résultent de multiples strates d’inscriptions, recouvrements, oblitérations et effacements, dont l’archéologie demeure incertaine.
Les démarches de ces trois artistes assument (voire revendiquent) un héritage des pratiques réflexives et critiques attachées à la vision moderniste, tout en débordant largement ces positions, pour intégrer des éléments issus de la culture pop, du kitsch façonné par la production croissante de biens de consommation et les industries culturelles de masse. Ces préoccupations ne se résolvent pas par le simple recours à l’évidence de l’imagerie, mais engagent une forte prise en compte de l’espace spécifique de la peinture et de son histoire.
S’y manifeste également une approche interrogative et critique, dans l’évocation des lieux du travail ouvrier déconnecté de toute origine ou finalité précise ; de villes dominées par les quartiers d’affaires associés aux signes et attributs de la surveillance et de la répression policière ; d’images publicitaires rendues inefficaces, déjà usées, ruinées…
Ces œuvres confrontent le temps de la production, de la ville, de l’image, qui est celui du présent permanent et instantané, au temps que la peinture impose, nécessaire ralentissement face à la fuite en avant d’images jetables à l’intérieur d’un régime d’échange et de consommation généralisé — un temps de suspension du regard.


Vue générale de l'exposition