mercredi 1 octobre 2003

Richard Artschwager, Step to entropy

Richard Artschwager, Step to Entropy, 2003, Commande de l'Etat, Fonds National d'Art Contemporain


(paru dans artpress #294, octobre 2003)

Bien que plusieurs récentes expositions en Europe aient conséquemment rendu compte de l’œuvre entamé au début des années 1960 par l’artiste américain Richard Artschwager, aucune n’a fait étape en France, où il n’a pas été montré depuis l’exposition à la Fondation Cartier en 1994. Les 22 œuvres rassemblées au Domaine de Kerguéhennec n’entendent pas suppléer à ce curieux manque, mais permettent au moins de saisir quelques-uns des enjeux de cette démarche curieuse, et surtout de mettre en perspective la dernière sculpture d’Artschwager, intitulée Step to Entropy, réalisée cette année dans le cadre de la commande publique et installée dans le parc du château. L’exposition combine Hairsculptures, peintures, Photosculptures et sculptures, parmi lesquelles quelques pièces historiques.
Les Hairsculptures (1999), pièces murales dans la continuité des Blps de la fin des années 1960, sont comme ces derniers de simples ponctuations interrogeant le mur sur lequel elles prennent place. Mais à la différence des Blps, les Hairsculptures bénéficient d’un traitement pictural à l’aérosol. Le pigment s’engouffre, bu par le support de crin caoutchouté. Le résultat est un effet de relief sur ces silhouettes vaguement humaines, déformées et grotesques ; une sorte de grisaille, trompe-l’œil de sculpture en bas-relief. Un goût pour le repoussant qui simultanément fascine s’exprime ici à plein, de même que dans les peintures (Closure, 2003), encadrées d’une large baguette chromée aux reflets trop clinquants pour ne pas être suspects. Celles-ci oscillent d’un réalisme photographique (banalité du sujet et de la prise de vue) à une parodie d’abstraction picturale (support texturé, arbitraire des couleurs, illisibilité de l’image). Elles instaurent une dialectique entre vision d’ensemble, permettant de saisir le sens de l’image, ou au moins d’en identifier les constituants, et vision « de près », davantage assimilable au toucher, où la continuité entre les éléments se perd au profit d’une perception plus grande du relief.
Cette oscillation constante de la vue au toucher est présente dans nombre d’œuvres d’Artschwager, qui provoquent le regard jusqu’à l’agresser parfois mais, par le jeu ambigu des matériaux, l’accentuation des déformations liées à la perspective, suscitent aussi le désir d’aller y voir de plus près et, littéralement, d’y mettre la main.
Les pièces en Formica des années 1960 jouent ainsi de la curiosité mêlée de réticence qu’elles peuvent provoquer : dans le moment même où l’œil — et la main — s’en approchent, la sculpture opère un mouvement de retrait par une forme d’excès de surface, l’image glacée du bois ou du marbre se substituant aux matériaux proprement dits.
Mirror (1964), Chair/Chair (1965-67), Tower III Confessional (1980), suscitent et simultanément déjouent la réciprocité des regards : Le miroir est aveugle, les chaises accolées dos-à-dos, la vision cryptée par la grille du confessionnal. Chair (1965-2000) réduit l’objet à un ensemble de vues photographiques frontales qui, associées les unes aux autres, forment une perspective cavalière. Si la structure minimaliste incite à la concevoir comme un volume idéal et transparent, les images au contraire annulent le volume réel de la chaise perpétuellement réduite à un seul côté. L’œuvre révèle ici qu’elle est d’abord perversion : envisagée selon une succession d’images frontales, de « faces », elle ne peut être qu’une sculpture sans « dos ». Or, pour la phénoménologie, ce que je regarde me regarde aussi ; le dos de la sculpture renvoie métaphoriquement à l’existence de mon propre dos, c’est-à-dire au fond invisible depuis lequel je vois — depuis lequel la sculpture me « voit » simultanément. Alors même qu’elle multiplie les stimuli tactiles (textures, poignées, sièges), la sculpture d’Artschwager génère ainsi la fiction d’une impossibilité de voir, d’une absence du spectateur.
Cette dialectique de la sollicitation et de l’absence est à l’œuvre dans Step to entropy. Cette longue sculpture faite de blocs géométriques de granit bouchardé est constituée d’une allée de gros galets reliant un fauteuil à une sorte de promontoire, de belvédère permettant au regard, après que le corps ait parcouru les quelques mètres inconfortables de l’allée, de plonger dans un chaos savamment organisé de blocs couchés les uns sur les autres. Cette sculpture revêt une dimension rituelle, liturgique, qui n’est pas sans rappeler qu’Artschwager fut d’abord fabricant de meubles et notamment de petits autels destinés à la marine. Par les matériaux choisis, la sculpture renoue avec sa fonction monumentale et commémorative ; par son emplacement et sa configuration — trône vide, chemin menant à un escalier, entropie mise en scène — elle signale une absence. L’on ne peut s’empêcher de songer qu’il s’agit de celle de l’artiste, qui semble avoir réalisé là son propre cénotaphe.
Richard Artschwager, Step to entropy (exposition en 2003, et installation permanente dans le parc du Domaine de Kerguéhennec).