(paru dans Art 21#6, mars 2006)
À l’occasion de 25 ans du CCC, Daniel Buren a réalisé au Château de Tours une pièce in situ intitulée Plus grand ou plus petit que ?. Cette manifestation s’inscrit dans la suite d’un ensemble d’interventions récentes, à la lumière desquelles il est tentant d’esquisser une critique évaluative d’une œuvre dont les principaux ressorts et enjeux sont connus depuis plusieurs décennies[1].
L’exposition tourangelle s’apparente, à une échelle plus restreinte, à celles du Mnam en 2002 (Le musée qui n’existait pas) et du Musée Guggenheim de New York en 2005 (The eye of the storm) — ce que souligne la diffusion de deux films documentaires réalisés pendant la conception et le montage de ces expositions[2]. Buren a choisi ici de « n’exposer » qu’un seul objet — s’il est encore possible de parler d’objet à propos d’un vaste volume de plan triangulaire haut de trois étages et dont les échafaudages débordent à l’extérieur, entre les deux tours de l’édifice. À l’intérieur du volume, vide de tout autre objet, délimité par des cloisons légères et éclairés par de simples tubes fluorescents, le sol et les contours du triangle sont uniformément peints et les fenêtres habillées de films transparents de même couleur (bleu au rez-de-chaussée, jaune au 1er et rouge au 2nd). Les murs de pierre claire qui séparent les salles du château sont laissés tels quels. Dans les pièces situées hors de l’emprise du volume triangulaire, rien n’a changé, si ce n’est la présence de l’envers des cloisons et la structure métallique qui les supporte. L’œuvre forme une découpe géométrique dans la structure du bâtiment, écho aux éphémères objets « en creux » découpés par G. Matta Clark dans des bâtiments voués à la destruction au milieu des années 1970.
Cette intervention est à l’évidence plus modeste en termes de dimensions, de budget, de visibilité, que celles du Mnam et du Guggenheim. Mais à Paris comme à New York, le compromis entre l’artiste et l’institution était manifeste : si Buren a obtenu davantage de surface en rognant sur les espaces extérieurs du Centre Pompidou, il a dû sacrifier à l’attente institutionnelle et « montrer des pièces », alors que son projet initial ne comprenait « que » l’agencement des salles suivant une grille modulaire[3]. De cet aménagement d’une proposition radicale résultait une suite de variations sur le thème de l’échantillonnage rétrospectif, davantage ludique que véritablement critique.
Au Guggenheim, l’exposition ne put voir le jour qu’au terme d’un long processus : l’artiste avait dans un premier temps envisagé de déborder sur l’espace extérieur par une structure, supprimée pour des raisons de sécurité. Pour autant, l’œuvre réalisée correspond bien à la traditionnelle démesure américaine : telle une proue de navire, un angle recouvert de miroirs occupait, sur toute sa hauteur, la partie centrale de la spirale de Wright, entièrement vidée de ses œuvres pour l’occasion. Buren occupe seul cet espace, et avec une seule pièce — revanche sur la censure dont avait fait l’objet sa grande Peinture-sculpture en 1971 par certains minimalistes américains qui en avaient obtenu le démontage avant l’ouverture de l’exposition. En contrepartie de ce privilège concédé à un artiste — moins connu aux Etats-Unis qu’en France — par un musée qui prend le risque commercial de rester « vide » non seulement durant l’exposition mais aussi pendant les semaines de montage et démontage, Buren joue le jeu de la démesure et du spectacle, en renvoyant à l’architecture et au public leur propre reflet.
À Tours, la pièce réalisée use moins de ce ressort spectaculaire. La réponse aux sollicitations du lieu est plus directe et plus simple, sans esbroufe ni recherche de pittoresque. En dépit d’une simplicité quasi didactique (dedans-dehors, ouvert-fermé, recto-verso, contenant-contenu, unité-fragmentation…), l’œuvre provoque une forme de désorientation lente. Ce que l’on sait n’est pas illustré par ce que l’on voit : le triangle n’est jamais perçu en tant que tel, sauf à se trouver à proximité de l’un de ses angles — mais alors la perception n’est que parcellaire. Cet écart est comparable à celui décelé par Yve-Alain Bois dans les œuvres de Serra et Smithson[4], entre plan et élévation, entre une lecture gestaltiste de l’œuvre et une approche phénoménologique dans laquelle le jeu des parallaxes est essentiel. Le temps de l’expérience n’y est pas représenté, mais produit par l’écart, contrairement à la pièce intitulée justement Le temps de la peinture présentée lors de la dernière Biennale de Lyon. L’évolution de ce dispositif était indexée, en résonance ou illustration de la thématique proposée, sur la durée effective de l’exposition : fixés sur des tubes d’échafaudage balisant verticalement l’espace, de larges panneaux de plexiglas colorés étaient quotidiennement ôtés, jusqu’à disparition. L’expérience de ce dispositif, somme toute attendu, ne laissait que peu percevoir cette dimension temporelle, à moins de n’envisager l’exposition que comme un espace de narration.
L’œuvre de Buren semble aujourd’hui relever de problématiques liées à l’architecture et la sculpture, qui se manifestent à travers une propension récurrente à « vider les lieux ». Cette attitude oscille entre deux pôles : tantôt elle incline vers une conception du musée et de l’exposition comme un espace de narration et de spectacularisation du public, et rencontre sur ce versant des échos chez des artistes comme Jeppe Hein, dont le Labyrinthe invisible[5] subissait des modifications quotidiennes similaires à celles du Temps de la peinture, ou Tiravanija substituant, lors de sa récente rétrospective[6], la description à la présence matérielle des œuvres, usant d’une forme ready-made du musée envisagée comme un théâtre.
Tantôt, l’œuvre apparaît plus proche des formes et enjeux présents dans les œuvres minimalistes et post-minimalistes (de Flavin à Turell, de Serra à Matta Clark), dont elle réactive à Tours les effets de présence et la capacité à produire un lieu spécifique. C’est peut-être, curieusement, à travers ce minimalisme tardif que l’œuvre de Buren questionne le plus efficacement et le moins complaisamment l’espace — architectural et institutionnel — qui l’accueille, ou qu’elle transforme pour produire le lieu d’une expérience de l’espace et du temps, sans recourir aux grosses ficelles littéralistes de la narration et du spectacle.
[1] J’ai abordé sous un angle critique les relations entre artiste, collectionneur et institution dans un compte-rendu de la rétrospective Daniel Buren, Une traversée, Peintures 1964-1999, au Musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq (« Une fable au pays des rayures », Ddo n°39, mars/mai 2000).
[2] Le musée qui n’existait pas, de Gilles Coudert, Sébastien Pluot et Xavier Baudoin (2002, 30 min.) et Buren et le Guggenheim, de Stan Neumann (2005, 52 min.).
[4] Yve-Alain Bois, « Promenade pittoresque autour de Clara-Clara », in Richard Serra, catalogue de l’exposition au Mnam, Paris 1983.
[6] Une rétrospective (Tomorrow is another fine day), Musée d’art moderne de la Ville de Paris/ARC au Couvent des Cordeliers, février-mars 2005. Voir au sujet de cette exposition Frédéric Wecker, « Quand les usages deviennent forme de vie », Art 21 n°1, janvier 2005.