It takes two to tango, vue de l'exposition
L’œuvre d’Erwan Ballan a bénéficié ces derniers mois d’une actualité renouvelée : deux expositions monographiques viennent de s’achever, à la Galerie municipale de Vitry-sur-Seine et à la Galerie Réjane Louin (Locquirec), qui font suite à celle, intitulée It takes two to tango, que lui avait consacrée l’Espace d’art contemporain Camille Lambert de Juvisy-sur-Orge. Ces manifestations, ainsi que les publications qui les ont accompagnées, permettent aujourd’hui d’envisager de façon plus globale cette œuvre et les questions qu’elle met en jeu.
À Vitry, la présentation resserrée d’un nombre restreint de pièces tenait compte des particularités architecturales du lieu, dans un parti pris efficace privilégiant les contrastes et ruptures dans le rythme d’accrochage, sans toutefois nuire à l’unité du propos et à sa compréhension par le visiteur. L’exposition plus conséquente de Juvisy favorisait en revanche la circulation, les connexions, glissements et basculements entre les œuvres, qui bénéficiaient aussi des qualités d’espace et de lumière de l’endroit.
Les publications répondent à ces parti pris respectifs. Dans le catalogue de Juvisy, l’essai de Marion Daniel « Une peinture (presque) plate » permet, parallèlement à l’analyse des œuvres et l’exposé de leur processus de conception, de resituer la démarche en convoquant le champ référentiel et historique qu’elle mobilise et travaille. La peinture d’Erwan Ballan se révèle ainsi hantée par des figures tutélaires : celle de Mondrian, à qui il emprunte ses structures géométriques, qu’il matérialise et déploie dans des configurations proliférantes ; celle de Pollock, dont il retient l’ambivalence du geste, incarnant la peinture et la mettant à distance simultanément ; celle de Duchamp aussi, qui l’a conduit à abandonner une pratique et des matériaux « traditionnels », et à déplacer sa pratique picturale, notamment en intégrant des matériaux provenant de l’industrie, du bâtiment et du monde médical. Cet héritage de Duchamp croise ainsi celui des déconstructions du tableau initiées par Supports-Surfaces, et nourrit l’interrogation de la fonction spéculaire de la peinture, de son caractère rétinien et de sa dimension haptique. Ainsi, comme l’écrit Marion Daniel, « devant ces œuvres, nous sommes dans le même temps renvoyés vers le dehors du tableau ou vers notre propre image (miroir), et projetés à travers et au-delà de l’écran, vers une matière colorée et vers le mur, laissé visible à travers la vitre. Ce mouvement d’avancée et de recul, d’attraction-répulsion, place le spectateur dans une situation inconfortable, puisqu’il doit constamment revoir sa propre position face à l’œuvre. »
Un précédent catalogue, paru en 2006 (1), témoigne de ces préoccupations en reproduisant, en vis-à-vis des œuvres, une série de dessins détaillant les relations entre objet-tableau, surface picturale, corps et regard du spectateur. Ces dessins, par ailleurs, ne sont pas sans rapport avec les schémas dans lesquels Christian Bonnefoi analysait le dispositif du tableau (2) — dévoilant au passage, comme chez ce dernier, une dimension d’ordre phénoménologique et psychanalytique dans la conception des tableaux-miroirs d’Erwan Ballan.
Deux œuvres de la série Matuvu, 2008
Ses œuvres mettent en scène de façon ambivalente la présence et la mise à distance du corps : celui de l’artiste agissant, déroulant les calicots dans All o(b)ver, e.t.c…, pressant une poche remplie de silicone dans Peinture Plastic, disposant les châssis d’aluminium de Dans tous les sens où ça se machine, e.t.c… ; le corps de l’observateur, dont l’image renvoyée par les surfaces réfléchissantes des œuvres perturbent son regard ; enfin le corps de l’œuvre elle-même, à laquelle le choix de matériaux a priori non picturaux (blocs de contreplaqué dont la tranche est exposée, pattes de fixation métallique, vis, débordements de silicone coloré, rubans, fils de plastique, vitres et miroirs…) confère une forte présence matérielle, accentuée dans certaines d’entre elles par la perception de leur résistance manifeste à l’action de la gravité (dans la série Enfer, terre, ciel & autres choses semblables (2005), les points de fixation au mur, en nombre restreints, sont souvent décentrés).
Enfer, terre, ciel & autres choses semblables, 2005
Mais le « corps » de la peinture fait également l’objet d’une mise à distance : le silicone, matériau industriel mais renvoyant aussi au corps via la chirurgie plastique et la pornographie (où il fonctionne comme substitut du corps), est utilisé en masses colorées écrasées derrière une paroi de verre, dont la surface réduit le corps du spectateur à une image fuyante dans les reflets déjà évoqués.
Dans cette stratification se tressent, se confondent et se perturbent l’espace pictural, les données architecturales du lieu d’exposition et, pris dans ce réseau dont il participe, le corps percevant et simultanément perçu du spectateur. Ainsi l’œuvre d’Erwan Ballan, bien que s’appuyant sur des bases duchampiennes, ne ressasse aucunement la prétendue mort ou l’impossibilité de la peinture aujourd’hui. Si elle puise ses références parmi les « icônes » de la modernité, ce n’est pas dans une posture cynique ni une attitude de réitération mélancolique : au contraire, ces emprunts agissent comme autant de moteurs d’une exploration de ses possibles déploiements processuels et spatiaux.
« C’est, écrit l’artiste, plein de complexes ou plutôt volontairement conscient de la suite des impossibilités ayant été faites à chaque peintre en suivant un autre qui fermait derrière lui une porte (et ils furent nombreux ceux-là au long du XXème siècle) que j’envisage ma pratique, loin de l’absolu cynisme postmoderne. »
Le texte court et dense d’où est extraite cette déclaration est reproduit en introduction du catalogue de Vitry. Erwan Ballan n’y expose pas les procédures et questions plastiques à l’œuvre dans son travail, mais soulève avec une certaine force d’engagement la question des fondements économiques et implications politiques qui l’animent, en envisageant son activité de peintre par rapport au champ de la production, dominé aujourd’hui par la disparition du « faire » liée à la délocalisation des appareils de production.
Il fallait saluer ce genre trop rare de déclaration et de prise de position, qui pointe la nécessité d’une réflexion sur les conditions économiques et politiques de l’activité picturale — questionnement dont s’est amplement saisi un nombre considérable de démarches artistiques, et au sujet duquel le trop fréquent silence des peintres aujourd’hui cède le terrain aux critiques arguant de l’inactualité et du caractère bourgeois de la peinture.
It takes two to tango, vue de l'exposition (Dans tous les sens où ça se machine, 2010)
1) Erwan Ballan, Hors Champ, École Régionale des Beaux-Arts, Nantes, 2007.
2) Notamment dans « La fonction Albers », in Christian Bonnefoi, Écrits sur l’art 1974-1981, La part de l’œil (http://lapartdeloeil.be), Bruxelles 1997 (p51-58), et plus récemment dans le catalogue Collages, Galerie Municipale de Vitry-sur-Seine, 2000.
It takes two to tango (13 mars-16 avril 2010), Espace d’art contemporain Camille Lambert, 35 avenue de la Terrasse, Juvisy-sur-Orge / www.portesessonne.fr
Erwan Ballan, exposition des lauréats de Novembre à Vitry 2009 (22 mai-27 juin 2010), Galerie Municipale de Vitry-sur-Seine
Dans tous les sens où ça se machine, (13 mai-27 juin 2010), Galerie Réjane Louin, Locquirec / http://www.galerierejanelouin.fr