lundi 28 juin 2010

Erwan Ballan, Dans tous les sens où ça se machine

It takes two to tango, vue de l'exposition

L’œuvre d’Erwan Ballan a bénéficié ces derniers mois d’une actualité renouvelée : deux expositions monographiques viennent de s’achever, à la Galerie municipale de Vitry-sur-Seine et à la Galerie Réjane Louin (Locquirec), qui font suite à celle, intitulée It takes two to tango, que lui avait consacrée l’Espace d’art contemporain Camille Lambert de Juvisy-sur-Orge. Ces manifestations, ainsi que les publications qui les ont accompagnées, permettent aujourd’hui d’envisager de façon plus globale cette œuvre et les questions qu’elle met en jeu.

À Vitry, la présentation resserrée d’un nombre restreint de pièces tenait compte des particularités architecturales du lieu, dans un parti pris efficace privilégiant les contrastes et ruptures dans le rythme d’accrochage, sans toutefois nuire à l’unité du propos et à sa compréhension par le visiteur. L’exposition plus conséquente de Juvisy favorisait en revanche la circulation, les connexions, glissements et basculements entre les œuvres, qui bénéficiaient aussi des qualités d’espace et de lumière de l’endroit.

Les publications répondent à ces parti pris respectifs. Dans le catalogue de Juvisy, l’essai de Marion Daniel « Une peinture (presque) plate » permet, parallèlement à l’analyse des œuvres et l’exposé de leur processus de conception, de resituer la démarche en convoquant le champ référentiel et historique qu’elle mobilise et travaille. La peinture d’Erwan Ballan se révèle ainsi hantée par des figures tutélaires : celle de Mondrian, à qui il emprunte ses structures géométriques, qu’il matérialise et déploie dans des configurations proliférantes ; celle de Pollock, dont il retient l’ambivalence du geste, incarnant la peinture et la mettant à distance simultanément ; celle de Duchamp aussi, qui l’a conduit à abandonner une pratique et des matériaux « traditionnels », et à déplacer sa pratique picturale, notamment en intégrant des matériaux provenant de l’industrie, du bâtiment et du monde médical. Cet héritage de Duchamp croise ainsi celui des déconstructions du tableau initiées par Supports-Surfaces, et nourrit l’interrogation de la fonction spéculaire de la peinture, de son caractère rétinien et de sa dimension haptique. Ainsi, comme l’écrit Marion Daniel, « devant ces œuvres, nous sommes dans le même temps renvoyés vers le dehors du tableau ou vers notre propre image (miroir), et projetés à travers et au-delà de l’écran, vers une matière colorée et vers le mur, laissé visible à travers la vitre. Ce mouvement d’avancée et de recul, d’attraction-répulsion, place le spectateur dans une situation inconfortable, puisqu’il doit constamment revoir sa propre position face à l’œuvre. »
Un précédent catalogue, paru en 2006 (1), témoigne de ces préoccupations en reproduisant, en vis-à-vis des œuvres, une série de dessins détaillant les relations entre objet-tableau, surface picturale, corps et regard du spectateur. Ces dessins, par ailleurs, ne sont pas sans rapport avec les schémas dans lesquels Christian Bonnefoi analysait le dispositif du tableau (2) — dévoilant au passage, comme chez ce dernier, une dimension d’ordre phénoménologique et psychanalytique dans la conception des tableaux-miroirs d’Erwan Ballan.

 Deux œuvres de la série Matuvu, 2008

Ses œuvres mettent en scène de façon ambivalente la présence et la mise à distance du corps : celui de l’artiste agissant, déroulant les calicots dans All o(b)ver, e.t.c…, pressant une poche remplie de silicone dans Peinture Plastic, disposant les châssis d’aluminium de Dans tous les sens où ça se machine, e.t.c… ; le corps de l’observateur, dont l’image renvoyée par les surfaces réfléchissantes des œuvres perturbent son regard ; enfin le corps de l’œuvre elle-même, à laquelle le choix de matériaux a priori non picturaux (blocs de contreplaqué dont la tranche est exposée, pattes de fixation métallique, vis, débordements de silicone coloré, rubans, fils de plastique, vitres et miroirs…) confère une forte présence matérielle, accentuée dans certaines d’entre elles par la perception de leur résistance manifeste à l’action de la gravité (dans la série Enfer, terre, ciel & autres choses semblables (2005), les points de fixation au mur, en nombre restreints, sont souvent décentrés).

Enfer, terre, ciel & autres choses semblables, 2005

Mais le « corps » de la peinture fait également l’objet d’une mise à distance : le silicone, matériau industriel mais renvoyant aussi au corps via la chirurgie plastique et la pornographie (où il fonctionne comme substitut du corps), est utilisé en masses colorées écrasées derrière une paroi de verre, dont la surface réduit le corps du spectateur à une image fuyante dans les reflets déjà évoqués.
Dans cette stratification se tressent, se confondent et se perturbent l’espace pictural, les données architecturales du lieu d’exposition et, pris dans ce réseau dont il participe, le corps percevant et simultanément perçu du spectateur. Ainsi l’œuvre d’Erwan Ballan, bien que s’appuyant sur des bases duchampiennes, ne ressasse aucunement la prétendue mort ou l’impossibilité de la peinture aujourd’hui. Si elle puise ses références parmi les « icônes » de la modernité, ce n’est pas dans une posture cynique ni une attitude de réitération mélancolique : au contraire, ces emprunts agissent comme autant de moteurs d’une exploration de ses possibles déploiements processuels et spatiaux.
« C’est, écrit l’artiste, plein de complexes ou plutôt volontairement conscient de la suite des impossibilités ayant été faites à chaque peintre en suivant un autre qui fermait derrière lui une porte (et ils furent nombreux ceux-là au long du XXème siècle) que j’envisage ma pratique, loin de l’absolu cynisme postmoderne. »

Le texte court et dense d’où est extraite cette déclaration est reproduit en introduction du catalogue de Vitry. Erwan Ballan n’y expose pas les procédures et questions plastiques à l’œuvre dans son travail, mais soulève avec une certaine force d’engagement la question des fondements économiques et implications politiques qui l’animent, en envisageant son activité de peintre par rapport au champ de la production, dominé aujourd’hui par la disparition du « faire » liée à la délocalisation des appareils de production.
Il fallait saluer ce genre trop rare de déclaration et de prise de position, qui pointe la nécessité d’une réflexion sur les conditions économiques et politiques de l’activité picturale — questionnement dont s’est amplement saisi un nombre considérable de démarches artistiques, et au sujet duquel le trop fréquent silence des peintres aujourd’hui  cède le terrain aux critiques arguant de l’inactualité et du caractère bourgeois de la peinture.


It takes two to tango, vue de l'exposition (Dans tous les sens où ça se machine, 2010)


1) Erwan Ballan, Hors Champ, École Régionale des Beaux-Arts, Nantes, 2007.
2) Notamment dans « La fonction Albers », in Christian Bonnefoi, Écrits sur l’art 1974-1981, La part de l’œil (http://lapartdeloeil.be), Bruxelles 1997 (p51-58), et plus récemment dans le catalogue Collages, Galerie Municipale de Vitry-sur-Seine, 2000.

It takes two to tango (13 mars-16 avril 2010), Espace d’art contemporain Camille Lambert, 35 avenue de la Terrasse, Juvisy-sur-Orge / www.portesessonne.fr
Erwan Ballan, exposition des lauréats de Novembre à Vitry 2009 (22 mai-27 juin 2010), Galerie Municipale de Vitry-sur-Seine
Dans tous les sens où ça se machine, (13 mai-27 juin 2010), Galerie Réjane Louin, Locquirec / http://www.galerierejanelouin.fr

lundi 21 juin 2010

Catherine Melin, Montagnes Russes


Vue de l'exposition à artconnexion

Montagnes Russes consiste en un dispositif mettant en scène les œuvres (vidéo, dessins sur papier et dessins muraux, structures tridimensionnelles) réalisées par Catherine Melin (née en 1968) au cours et à la suite de séjours à Moscou, Perm et Ekaterinbourg en 2007-2008.
À Lille où elle était présentée jusqu’au début du mois de juin, l’exposition s’articulait en deux espaces distincts. Le rez-de-chaussée d’une maison du Vieux-Lille (1) accueillait ainsi, posée au sol, une structure mobile faite de tubes de métal multicolores, rappelant un portique de jeu pour enfant, rendu toutefois inutilisable par l’ajout d’une longue tige horizontale surdimensionnée qui en bloquait partiellement le mouvement potentiel. Sur les murs se déployaient plusieurs dessins réalisés au fusain, associant d’autres éléments de structures de jeu, déformés par leur projection jouant avec un espace à l’architecture compliquée de recoins et de châssis de fenêtres. Si le spectateur était bien entendu invité à y pénétrer, l’ensemble fonctionnait également très bien lorsqu’il était observé depuis la rue, par les deux fenêtres par lesquelles dessins et structure s’associaient, se prolongeaient et se contredisaient à l’intérieur d’une sorte de cube scénique.


Fort différente était l’installation à l’Espace Le Carré (2), où les structures métalliques colorées prenaient possession de l’espace et en organisaient la distribution autour des quatre piliers massifs qui caractérisent le lieu. Sur les murs alternaient en séquences soigneusement rythmées de petits dessins sur papier, où s’élaboraient des espaces urbains vrillés, tremblés, aux perspectives et équilibres impossibles, et des projections de vidéos montrant les aires de jeux ayant inspiré à l’artiste ses structures multicolores être occupées, utilisées, traversées, par des danseurs (classique et hip-hop) et des « traceurs » pratiquant le parkour, cet art du franchissement d'obstacle en milieu urbain.
Lors de ses séjours, Catherine Melin s’est intéressée — comme elle le fait dans son travail depuis plusieurs années — à des espaces un peu secondaires, en marge des axes de circulation majeurs où l’architecture est davantage pensée telle un décor, une image de la ville projetée par la ville même. Privilégier le regard du piéton l’a conduite dans les cours, espaces de repos et aires de jeux pour enfants attenant à des immeubles d’habitation collectifs pour classes moyennes — certains datant de l’époque soviétique, d’autres construits beaucoup plus récemment, mais tous de dimensions impressionnantes et conçus sans grande imagination. Ses dessins, vidéos, structures et installations recomposent ainsi, avec une certaine légèreté, les itinéraires alternatifs qu’elle a choisis, relevant au passage les signes des mutations de l’espace urbain et social de la Russie de ces dernières années.

Les vidéos intègrent des séquences filmées en 8mm et 16mm, reconnaissables à leur grain particulier, et qui surtout produisent, dans l’alternance du montage, un léger décalage de temporalité avec le tranchant de l’image numérique. Les danseurs et gymnastes y répètent leurs mouvements — c’est-à-dire qu’ils les préparent, autant qu’ils les reproduisent sous l’objectif de la caméra. La traversée ou le franchissement des portiques de jeux paraît ainsi se dilater sous la multiplicité des prises de vues, tandis que les dimensions réduites des jeux interdit toute dimension réellement spectaculaire du saut : l’un des protagonistes finit d’ailleurs par en jouer, réfléchissant et préparant longuement ses gestes pour aboutir à un résultat dérisoire, proche du burlesque à la Buster Keaton cher à l’artiste.

Une tension particulière s’est instaurée entre les images de ces vidéos, qui mettent l’accent sur la façon dont le corps est susceptible de se tenir et se mouvoir parmi des dispositifs contraignants, et les structures disposées dans l’espace. Bien que celle-ci soient en trois dimensions, l’artiste insiste pour ne pas les appeler « sculptures ». En effet, elles occupent moins un espace qu’elles ne le parcourent et le réorganisent. Surtout, elles paraissent, curieusement, moins « matérielles » que les portiques de jeux figurant dans les vidéos. Le visiteur s’en approche mais hésite à s’en saisir ou à les traverser : cette mise à distance du corps, à l’opposé de la sensation de proximité éprouvée face aux vidéos, est certainement le fruit du mode d’élaboration de ces structures. Elles ne reproduisent aucun portique de jeu existant, mais consistent en des associations et montages de plusieurs éléments. Ou plutôt : des montages d’images de ces portiques, détourés et isolés, qui servent également de modules pour les dessins. En définitive, ces structures sont construites à partir d’images, qu’elles projettent, en les matérialisant à peine sous leurs couleurs brillantes, dans l’espace du spectateur qui ne sait trop comment se tenir par rapport à elles.

C’est sur ce point, me semble-t-il, que ces structures « font retour » sur le sujet des vidéos. Dans ces dernières, les aires de jeux se substituent à l’espace urbain dont elles figurent une sorte de double — parfois littéralement, certains portiques copiant la silhouette des bâtiments à l’arrière plan. Même s’ils cherchent à se saisir de ces ersatz de bâti, et parviennent à les traverser ou les franchir, les danseurs filmés par Catherine Melin semblent toujours rejetés à la périphérie par une force centrifuge qui leur interdit d’occuper durablement un intérieur qui reste difficile à circonscrire. Le fait que ces aires de jeux se situent précisément à la jonction de la sphère privée et de l’espace public ne fait que rendre plus incertaine encore la possibilité d’habiter l’une comme l’autre.


(1) Au n°9, rue du Cirque, Lille. Cette maison abrite les locaux d’artconnexion, agence de production et de médiation d’art contemporain. +33 (0)3 20 21 10 51. artconnexion@nordnet.fr. www.artconnexion.org
(2) Espace Le Carré, à l’angle de la rue des Archives et de la rue de la Halle, Lille.

L’exposition a eu lieu en même temps que paraissait un catalogue intitulé Amorces, retraçant le travail que Catherine Melin a réalisé en 2007-2008 suite à une résidence au Domaine d’Abbadia 
F-64700 Hendaye. +33(0)5 59 20 37 20. abbadia@hendaye.com. www.abbadia.fr

Fin 2010, Montagnes Russes sera exposé au Musée d’Art moderne de Moscou, au NCCA d’Ekaterinbourg et au Musée d’art contemporain de Perm.