En novembre 2010, à l'invitation de Tristan Trémeau, Hervé Le Nost et Yvan Le Bozec, professeurs à l'École Supérieure d'Art de Quimper, j'ai participé au colloque intitulé Bernard Lamarche-Vadel, en marche, qui s'est tenu au Théâtre Max Jacob. Lamarche-Vadel avait en effet enseigné aux Beaux-Arts de Quimper vingt ans auparavant.
Je reproduis ici le texte de ma contribution. Elle est aussi disponible, tout comme l'ensemble des communications de ce colloque, sur le site: http://www.colloque-lamarche-vadel.fr/
Aborder la question des choix de
BLV en matière de sculpture, et ce que ces choix révèlent ou traduisent de ses
conceptions en la matière, c’est d’abord se confronter à la difficulté de se
saisir du « corps » de cette question, malgré les nombreux écrits
qu’il lui a consacrés ; c’est se confronter à la difficulté d’établir,
même, la validité d’un « sujet » qu’on intitulerait « BLV et la
sculpture ».
D’une part en effet, BLV n’a pas
développé de théorie générale de la sculpture. Comme pour la peinture et la
photographie, sa conception de la sculpture — si conception globale il y
a — se trouve disséminée dans l’ensemble de ses écrits :
comptes-rendus d’exposition, entretiens avec des sculpteurs, essais thématiques
et monographiques parus dans la presse (principalement dans les pages de la
revue Artistes), et dans les catalogues
monographiques ou d’exposition. Tenter d’approcher, de saisir les contours de
sa conception de la sculpture s’aparente donc à un véritable jeu de piste.
D’autre part, la longue liste des
sculpteurs auxquels il s’est intéressé et à propos de l’œuvre desquels il a
écrit, ne donne ni une description exhaustive d’une quelconque
« scène » constituée, ni ne dessine un horizon d’attente clair ou une
« ligne esthétique » évidente. Au tournant des années 1970-1980, s’y
côtoient des figures déjà reconnues internationalement et des artistes, souvent
plus jeunes, dont l’œuvre a alors bénéficié d’une visibilité moindre :
Arman, Joseph Beuys, Peter Briggs, César, Erik Dietman, Gilbert & George,
Roni Horn, Per Kirkeby, Micha Laury, Hervé Le Nost, Mario Merz, Bernard Pagès,
Richard Serra, Keith Sonnier, Ger Van Elk, Bernar Venet… De nombreux autres
viennent encore alonger la liste, si l’on ajoute les noms de ceux auxquels Artistes, sous la plume de tel ou tel collaborateur, a
consacré un article, selon toute vraisemblance « commandé » par BLV,
et les jeunes sculpteurs auxquels il s’est intéressé plus tard, comme Jason
Rhoades.
La simple énumération de tous ces
noms, si elle n’aide pas à préciser son parti pris vis-à-vis de la sculpture,
signale toutefois d’emblée chez BLV une double capacité, ou double
qualité : à la fois se faire le « passeur » en France de l’œuvre
d’artistes souvent déjà reconnus ailleurs (Grande-Bretagne, Italie, Allemagne,
Etats-Unis), et accomplir un travail de « défricheur » auprès de
jeunes artistes français (ou travaillant en France) pas encore, ou nouvellement
représentés dans les milieux marchands et institutionnels, souvent par son
intermédiaire, d’ailleurs.
Les choix de BLV en matière de
sculpture (comme dans les autres média) ne s’arrêtent donc ni à tel ou tel
mouvement, telle ou telle tendance ; ni à des critères de nationalité ou
de géographie ; ni au degré de reconnaissance des artistes. À cette
ouverture s’ajoute le fait que la sculpture elle-même est abordée avec le même
intérêt que les autres pratiques (peinture, photographie) ; elle n’est,
pas plus que ces dernières, l’enjeu exclusif de sa critique.
Il peut être tentant, par
économie ou par paresse, de qualifier cette approche d’éclectique, et de la
mettre sur le compte d’une attitude postmoderne, voire d’une posture de
non-choix. Et ce d’autant plus que BLV, dans sa critique, ne cherche pas, à la
différence d’autres (Greenberg, Restany, Pleynet…) à construire un récit
téléologique ou à échafauder un « système » esthétique : pareil
projet semble devenu obsolète à ses yeux.
Prenant acte de ce que l’on a
appelé la « fin des avant-gardes » (c’est-à-dire de la fin de
« l’originalité », des grands récits, de l’Histoire) et d’une
certaine « mort » de la peinture moderne incarnée par ses ultimes
réductions monochromes, il tire les conséquences de la seule attitude possible
pour lui : la recherche et la mise en avant de démarches singulières,
d’individualités. C’est ce qu’il exprime en 1986 dans l’essai d’introduction du
catalogue Qu’est-ce que l’art français ? : le rôle du critique est d’« opposer un acte
exemplaire de sélection intransigeante d’individualités dont l’existence est
vraiment consacrée à une grande idée, inéchangeable, inhumaine et souveraine de
l’art, c’est-à-dire consacrée à la fois à la transcendance du sens et
l’exigence de la liberté, sans souci aucun d’être admis dans le cercle vicieux
des significations instituées. À la morale, cette action prétend ; d’abord
parce que cette action de désigner qui est en propre celle du critique d’art,
de l’expérimentateur prophétique, tend à se situer à la fin d’une certaine
histoire, celle des avant-gardes, des corps constitués, des dogmatologies, des
astuces rétiniennes, et la fin de cette histoire ne va pas sans une morale qui
consacre à mes yeux le sujet, l’individu, la performance personnalisée d’une
vision excentrique. »
Ce passage résume, au-delà de la
seule question de « l’art français », l’attitude critique de BLV.
Mais « exemplarité », « liberté », « éclectisme »
et « individualités » sont des idées et des termes trop faciles et
trop galvaudés, trop vagues et tributaires de l’air du temps pour rendre
réellement compte de ce qui structure les choix de BLV : pourquoi ces
individualités là plutôt que d’autres ? Et d’abord, qu’entendre au juste
de ce terme, si propice à justifier un complet arbitraire ?
Il me semble qu’il faut prendre
en compte le fait que les positions de BLV — et, singulièrement, ses
positions en matière de choix sculpturaux — sont élaborées d’une part en
fonction de facteurs d’ordre général ou extérieurs, et d’autre part, de
questionnements particuliers et qui appartiennent en propre à la personnalité
du critique (ses inclinations, fantasmes et obsessions avec lesquelles les
sculptures retenues entrent en résonance). Mais il ne s’agit pas pour autant
réduire ces choix à une projection psychologique et narcissique du critique.
Il est important en effet de les
resituer, ces choix, par rapport à la place de la sculpture dans le processus
d’écriture de l’histoire de l’art du XXème siècle et au sein des débats
critiques (singulièrement en France) dans les années 1970.
Rejet de la double hégémonie
de l’art américain mainstream et
de la tradition « post-matissienne » française
Les sommaires des premiers
numéros d’artpress au début des années
1970 et jusqu’en 1979 (début de la parution d’Artistes) sont révélateurs du climat artistique et
intellectuel français, partagé entre enthousiasme pour l’art américain dont la
réception critique, pour être tardive, n’en domine pas moins les pages de la
revue (un article ou entretien sur deux est consacré à un artiste américain
(minimaliste ou conceptuel) dans les numéros des deux ou trois premières années
de publication) ; et soutien à une peinture abstraite française (BLV
aurait dit « post-matissienne »), incarnée par Supports-Surfaces et
servant de support à une production critique et théorique, dominée par la
figure de Marcellin Pleynet, et fortement marquée par le marxisme et la
psychanalyse dessinant la grille interprétative des œuvres.
En 1978-1979, l’époque a changé,
et artpress, à ce moment-là, fait passer
au second plan l’art minimal et conceptuel (passés de mode ? Seuls
quelques comptes-rendus (souvent le fait de Patrick de Haas) font état des
exposition de Burgin, Snow, Andre, Shapiro, Ruthenbeck, Samaras, Nonas) pour
consacrer presque exclusivement ses pages aux « suites » plus ou
moins institutionnalisées de Supports-Surfaces, à une abstraction picturale
très « française » (c’est-à-dire réintégrant un héritage diffus de
l’École de Paris). La sculpture contemporaine est pratiquement absente de ces
pages ; l’ouverture se situe plutôt hors des arts plastiques, comme en
témoigne la place importante consacrée aux sciences sociales, à la littérature,
au théâtre et à la danse contemporaine.
C’est d’abord, je crois, à
l’omniprésence de l’art américain (moderniste, pop, minimaliste) et de
Supports-Surfaces que va réagir BLV à la fin des années 1970. Certes, il a
auparavant contribué à plusieurs revues au cours des années 1970 (Opus, Cimaise,
artpress), et consacré de
nombreux textes à des peintres d’obédiances variées (Télémaque, Jaccard,
Gasiorowski, Messager, Monory, Kermarrec, Devade, Dolla, Barré). Mais il est
clair que la création de la revue Artistes en octobre 1979 marque un tournant dans ses choix esthétiques et une
affirmation de leur singularité.
L’éditorial du premier numéro
trace comme il se doit les grandes lignes des orientations et des ambitions de
la revue. Il y transparaît une attitude « de combat » perceptible (au-delà
de la question qui nous occupe ici ; voir le compte-rendu destructeur
qu’il donne de l’exposition de Pleynet Tendances de l’art en France 1968-1978 dès le n°1) jusqu’en 1982 et le désengagement puis
le départ de BLV (la ligne de la revue demeure fidèle à ces premières prises de
position, tout en intégrant de nouvelles figures). D’une part, relevant le fait
que « peu d’informations sont alors disponibles sur ce qui ne
correspond pas à la tradition picturale française et à l’intérêt qu’elle a
suscité pour la peinture américaine en particulier », BLV entend que la nouvelle revue puisse « combler
le retard accusé par la France dans la présentation des courants non picturaux
de l’art international. ». D’autre
part, il prône un changement méthodologique qui est une attaque en règle du
jargon critique et théorique de l’époque, dominé par les formules marxistes et
psychanalytiques : « Il m’a semblé que par le passé, et le
plus récent parfois, la construction théorique, l’élaboration doctrinale, a
supplanté, voire même dissout, la position, l’identité complexe du sujet engagé
au plus vif de la production artistique. »
Il conclut en revendiquant la « position d’écoute des sujets » qui
sera celle d’Artistes.
Ces déclarations d’intention ont
directement à voir avec l’intérêt de BLV pour les pratiques et les formes les
plus contemporaines de la sculpture, ce que ce médium est devenu, au niveau
international, depuis l’exposition Quand les attitudes deviennent formes organisée par Harald Szeeman en 1969 à Berne. Nombre
des sculpteurs auxquels BLV s’intéressera et à qui il consacrera un ou
plusieurs textes figurait dans cette exposition.
Les numéros d’Artistes, au cours de la première année de parution, ouvrent ainsi leurs pages, sous la plume de BLV et
des critiques réunis autour de lui (Catherine Lampert, Claude Gintz, Michel Enrici,
Bernard Blistène…) à Mario Merz, Keith Sonnier, Barry Flanagan, Richard Long et la
sculpture britannique, à Bernar Venet, Joseph Beuys, Robert Smithson, Christo,
Giuseppe Penone, Mel Bochner, Bernard Pagès… Soit beaucoup de sculpteurs dont
les œuvres, au regard de leur importance respective, sont pour le moins
fréquemment sous-exposées dans la presse artistique française.
Rattraper ce retard, combler ce
manque, peut ressembler à un choix stratégique : quoi de mieux pour battre
en brêche la réthorique de Supports-Surfaces et l’héritage moderniste que
d’aller puiser dans les pratiques sculpturales contemporaines, par nature
étrangères à ces questions ? Il est amusant, à cet égard, de relever la parution, dès le début de
l’année 1980 (soit dans la foulée de la première livraison d’Artistes), d’un numéro spécial d’artpress (n°35) consacré à la sculpture. Le sommaire hésite
entre exhaustivité impossible d’un état des lieux, approche historique et parti
pris esthétique. Y cohabitent notamment Rodin, Gonzalez, David Smith, Anthony
Caro, Tim Scott, Mickael Steiner, Donatello, Barnett Newman, Ed Kienholz, Ulrich
Rückriem, Alian Kirili, Côme Mosta-Heirt, David Clareboudt, Richard Tuttle.
Comme s’il fallait, dans la précipitation, corriger la quasi absence de
traitement des problématiques liées à la sculpture dans les précédents numéros
— précipitation dont témoignent quelques « oublis »
regrettables : Constantin Brancusi, Toni Grand, Joseph Beuys, Richard
Serra…
Manœuvre stratégique de BLV,
donc ? Peut-être, mais pas seulement. Car les orientations de BLV, qu’il
imprime à la revue, sont fondées sur une réflexion critique portant sur la
contruction du récit historique relative à la sculpture. Sortir de la double
clôture du modernisme américain et de la déconstruction matérielle et
idéologique opérée par Supports-Surfaces, c’est s’écarter de discours qui sont les
derniers avatars du parangon : une définition de l’Art fondée sur le
modèle de la peinture. Alors que la sculpture occupe une place de choix pour
des pans entiers de l’histoire de l’art classique, médiéval, antique,
paléolithique ; qu’elle se voit, à la Renaissance, devenir le modèle idéal
copié par la peinture, elle est nettement le « parent pauvre » de
l’histoire de l’art moderne (de Manet et Cézanne à Pollock et
Supports-Surfaces), dans un mouvement amorcé au cours de la seconde moitié du XIXème
siècle. Le contre-exemple offert par la réception et le succès de l’œuvre de
Rodin ne fait que souligner le peu d’intérêt général pour la sculpture, et
rendre assourdissant le silence sur le sujet dont font preuve les « grands
récits » de la modernité — le modernisme greenbergien en tête. Dans
les années 1970, cette position marginale de la sculpture
— j’entends : dans la réception critique, non dans les
pratiques — est encore de mise, en France tout au moins.
Les tentatives de « mise à
jour » en sont d’autant plus périlleuses : dans son compte-rendu (Artistes n°6, 1980) de l’exposition intitulée La
sculpture au XXème siècle qui se tient à
Bâle en 1980, BLV formule un jugement sévère. S’il salue la beauté de certaines
œuvres exposées (figurent dans l’exposition des œuvres de Lipchitz, Puni,
Modigliani, Fontana, César, Caro, Saint-Phalle, Kirili, Beuys, Spagnelo,
Takis…), il critique au passage l’intrusion des marchands d’art dans
l’organisation d’une manifestation présentée comme « publique ». Il
relève surtout l’absence de figures essentielles à ses yeux dans l’écriture de
l’histoire de la sculpture du XXème siècle : Archipenko, Schwitters, Man
Ray, Klein, Manzoni, Lo Savio, Flavin, Hesse, De Maria, Smithson, Heizer, Merz,
Kounellis, Flanagan, Broodthaers, Gilbert & George, Long, Zorio, Pagès,
Panamarenko… Cette longue liste est étonnante car elle est ouverte à des
artistes dont l’œuvre n’est pas exclusivement ni principalement sculpturale, et
surtout, car elle est composée de figures en marge des grands « courants »
artistiques, et de personnalités fortes et singulières. BLV enfonce le
clou : pour lui le titre de l’exposition n’est qu’un leurre grossier. Il
ne s’agit pas d’une histoire de la sculpture du XXème siècle, mais de « la
présentation prestigieuse et incomplète d’un regard seulement formaliste de
l’histoire de la sculpture. »
L’exemple montre aussi que l’ouverture représentée par l’introduction d’un
discours sur la sculpture dans le champ critique français est d’autant plus
grande que la sculpture est alors un champ très dynamique de pratiques et de
formes en profonde mutation depuis les années 1950-60, et donc un champ très
difficile à définir et à circonscrire — ce que la critique américaine
Rosalind Krauss a tenté de faire dans son essai « Sculpture in the
Expanded Field » paru en 1979 (October n°8, été 1979).
Un autre aspect de la
« méthode BLV » consiste à procéder à la relecture de l’œuvre de
sculpteurs (Arman, César, David Smith, Merz…) habituellement perçus à travers
le prisme du mouvement artistique auquel ils sont, à tort ou à raison, attachés
— ce qui tend évidemment à égaliser les propositions. Ainsi dans
« César, d’un bloc » (Artistes,
n°6, octobre-novembre 1980), BLV affirme : « l’œuvre de
César est un jalon essentiel de la discipline qui l’occupe ». Il cherche comme à son habitude le
« principe fondamental » qui anime l’œuvre, ne se préoccupe
aucunement du Nouveau Réalisme, approche l’œuvre en terme de « langage
sculptural ». Il replace ainsi les Compressions dans la proximité du « all over » de
Jackson Pollock (1947-1951), des Black Paintings de Frank Stella (1962-63), et des feutres découpés
de Robert Morris (1969) — c’est-à-dire au sein des diverses stratégies
anticompositionnelles de l’art. C’est donc logiquement qu’il réfute
l’association de César et de John Chamberlain, basée sur une ressemblance
superficielle (l’emploi de pièces de carrosserie automobile). Pour BLV,
Chamberlain n’est qu’« un bon sculpteur de compositions
post-cubistes ».
Le travail de réévaluation
critique n’est pas toujours à l’avantage de l’artiste qui en est l’objet :
un des derniers articles de BLV pour Artistes (n°12, août-septembre 1982) est une revue à la baisse de la sculpture
de David Smith, « père » de la sculpture américaine et figure
incontournable de l’histoire de l’art moderniste. Pour BLV, cette œuvre procède
au « bouclage de l’atelier européen », associant, synthétisant, « digérant » les apports de Gonzalez, Brancusi, Picasso,
Mirò, Ernst et l’abstraction russe — apports qu’elle transpose à l’échelle
du paysage américain et des lofts new-yorkais. BLV reconnaît les « qualités
réelles » de cette œuvre, mais
soutient qu’elles ne « lui appartiennent pas en propre », parlant même « d’originalité
douteuse ». Au final, il la réduit au
statut d’œuvre de transition, dont le « fils prodige » est Anthony Caro. BLV est encore plus dur
avec ce dernier, qui ne fait selon lui que sophistiquer et esthétiser un peu
plus le legs, comme une « femme de ménage débarrassant (l’œuvre de Smith) de toutes les
rugosités, scories et excentricités encore trop surréalistes ». Revenant à la sculpture de Smith, BLV en
évalue le dégré d’importance à l’aune de l’usage commode que peuvent en faire
les historiens de l’art soucieux de trouver une solution de continuité entre
l’assemblage cubiste et l’art minimal dans le récit « mainstream » de
l’histoire de l’art moderne.
Au cours d’un entretien avec
Richard Serra (Artistes n°7,
janvier-février 1981), BLV avait déjà abordé le rôle de l’œuvre de David
Smith : « Comment situez-vous votre travail, après ce socle
qui semble incontournable, du père de la sculpture américaine, David
Smith ? » demande-t-il à Serra.
Mais c’est pour mieux entendre dire par ce dernier sa distance avec l’œuvre de
Smith ; dire que Caro n’en est pas le véritable héritier mais que son
œuvre est un retour aux valeurs académiques ; que les vrais héritiers sont
Stella et Judd parce qu’ils sont comme lui dégagés du poids de l’histoire
européenne ; que Smithson, Hesse (et lui-même), bien que sculpteurs, se
réclament plutôt de Pollock.
Prendre le parti de
l’excentrique et de l’hétérogène
L’intérêt réel de BLV pour ces
artistes (Serra, Smithson, Hesse…) nuance les positions très tranchées énoncées
dans le premier éditorial d’Artistes,
dans lequel il fustige « la rémunération sensorielle
capitalistique qu’il (l’art américain)
diffuse, son caractère anticulturel au sens où nous, européens, vivons la
culture. Essentiellement parce qu’il est un art de la surexposition, l’art
américain est morne, peu inventif dans ses thèmes parce qu’exclusivement
préoccupé du pouvoir de ses moyens sur la puissance de ses effets, transitif et
mécanique. »
La critique porte en deux points
distincts. d’abord, BLV rejette la domination de l’art américain sur la scène
et le marché au niveau international (reflet de la domination politique,
économique et culturelle des Etats-Unis sur l’Europe depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale. Ensuite, il critique le tribut que cet art
(essentiellement le Pop et l’art minimal) doit au récit moderniste dont il est
l’aboutissement (au grand dam de Greenberg) — c’est-à-dire le fait qu’il
tire une partie de sa légitimité et de ses effets de son inscription dans le
« tracé régulateur » d’une histoire de l’art
« mainstream ». D’où l’intérêt de BLV pour les pratiques des jeunes
sculpteurs américains (Serra, Hesse, Smithson, Sonnier…) qui « mettent en
crise » les modèles pop et
minimaliste.
D’où, aussi, son intérêt pour
d’autres généalogies : dans « La marche dans le paysage
anglais » (Artistes, n°2, décembre 1979-janvier
1980), BLV pointe l’impasse que constitue, dans l’histoire de l’art, le schéma
grossier de l’opposition Matisse / Duchamp, qui aboutit à « l’objectivation
d’un conflit de ses culminations ».
Face à cette objectivation stérile, « Picasso et Dubuffet
demeurent des doutes, non pas tant pour les œuvres mêmes, plutôt l’incapacité
en laquelle nous nous trouvons aujourd’hui de les insérer dans un continuum
formel logique, ou pour le moins ce qui nous apparaît logique, à savoir dans le
volontarisme d’une progression, d’un bénéfice, d’un progrès. » BLV procède alors à une mise en perspective
de la jeune « sculpture » anglaise (Richard Long, Gilbert &
George, Hamish Fulton, John Hilliard, Victor Burgin), qui est selon lui le
produit de l’histoire de la représentation cartographique du paysage en
Angleterre, des courants paysagistes dans la peinture depuis le XVIIIème siècle
(Wilson, Gainborough, Constable, Turner) et de l’enseignement dispensé à la
Saint-Martins School of Art au milieu des années 1960 par les sculpteurs Anthony
Caro, William Turnbull, Phillip King, William Tucker. Afin d’échapper au
formalisme, ceux-ci incitaient leurs élèves à « sortir de l’atelier »
et parcourir les paysages urbains et campagnards : à la différence de la
logique constructive et transformatrice du Land Art américain, la nouvelle
« sculpture » anglaise s’est ainsi fondée sur des vertus
contemplatives. D’où, peut-être, la production d’œuvres jouant différemment de
la notion et des effets d’échelle, et le recours fréquent à des modes de représentation
différée (photographie, vidéo, cartes…) des interventions pratiquées dans les
paysages parcourus. Ici comme dans ses autres articles, il s’agit pour BLV de
privilégier des formes « excentriques » par rapport aux grands
mouvements ou aux « styles », et de mettre en avant des pratiques se
situant à la confluence de problématiques et de médias : Keith Sonnier le
retient parce que son œuvre a renoncé à l’esthétique minimaliste, à la
stabilité de l’objet, pour exposer, par la lumière, la vidéo, le son et les systèmes
électroniques, des flux d’énergie plutôt que des formes inertes (Artistes, n°1, 1979). Il aprécie la capacité de Sonnier à
s’opposer à sa « génération » (Robert Morris, Donald Judd, Robert
Rauschenberg, Frank Stella, Jasper Johns), sa « force d’hétérogénéité » contre le « processus
d’homogénéisation ».
Cette force d’hétérogénéité,
c’est aussi ce qu’il relève de l’art de Mario Merz (Artistes, n°1, 1979). Il souligne son caractère
antiformaliste, ses gestes « lassés du caractère rhétoriquement
hygiénique du culte commentaire d’un style, fut-il le plus juste de son époque ». Pour BLV, Merz cherche à unifier un matériel
naturel culturel, social,
politique et économique dans une figure qui en assure la condensation.
En ce sens elle s’apparente à la production mythique — et voisine de fait
celle de Joseph Beuys avec qui BLV s’entretient aussi de ces questions de flux
d’énergie, du rapport entre nature et culture (Artistes, n°3, 1980). L’hétérogène chez Beuys s’initiant sans
doute dans la proximité de Fluxus, dont les « actions » ont offert un
cadre nécessaire à la construction du « sujet Beuys » — figure
mythologique, littéraire, au fond. BLV entame en effet l’essai qu’il consacre à
l’artiste sur la ou plutôt les
biographies de Beuys — réelles, supposées, fictives, mythiques —, ses
hantises, croyances, goûts et idées, « condensés dans la figure
chamanique ».
C’est encore cette hétérogénéité
constitutive qui le pousse vers l’œuvre d’Erik Dietman (dans Qu’est-ce-que
l’art français en 1986, et dans la monographie
qu’il lui consacre en 1989). BLV souligne que le « silence » autour
de l’œuvre de Dietman est sans doute lié, d’une part, à la volonté de l’artiste
d’une extériorité consciente aux grands thèmes dominants de la « scène
artistique » dès les années 1960 ; d’autre part, à la formulation
dans ses œuvres de jeux de langages et d’énigmes ironiques. L’hétérogène chez
Dietman, c’est d’abord le caractère polyglotte de l’artiste — et donc de
son art, qui dans la polysémie des titres et leurs rapports à la sculpture,
joue constamment avec une autre langue que la sienne. Son « goût
pour les périphéries plutôt que les centres »
le conduit à prendre exclusivement parti en faveur du refoulé (de l’histoire
comme justification). Ce refoulé, c’est Dada, Duchamp, Picabia, Man Ray,
Schwitters — les refoulés des formalismes, du modernisme greenbergien
comme de la tradition matissienne actualisée par Supports-Surfaces. Préoccupé
non par l’adrese en direction d’un « public » mais par les processus
de création, le travail de sculpture de Dietman érige aussi des monuments à la fin, ou aux multiples fins,
de la peinture. La peinture — ou plutôt l’histoire moderne de la
peinture — a été symboliquement mise à mort dans un certain nombre de
pratiques picturales depuis les années 1950 (d’Erased De Kooning
Drawing de Rauschenberg aux monochromes IKB de Klein, des Achromes de Manzoni aux Black Paintings de Stella, et jusque dans le réalisme photographique
de Malcolm Morley). Quand BLV évoque le travail d’Hervé Le Nost en terme de
« sculpture de peintre »,
il faut sans doute y voir autre chose que la seule transposition en trois
dimensions de problèmes de composition, de surface, de couleur ou de gestes
picturaux. Ses constructions / destructions semblent le produit d’un
processus d’élaboration qui puiserait parmi les ruines de la peinture démembrée
— processus que l’on retrouve quelques années plus tard dans les
développements tridimensionnels de la peinture d’Edouard
Prulhière — ; ce sont aussi des figures précaires dont les
silhouettes compliquées suggèrent des présences totémiques.
On touche peut-être ici aux
motivations d’ordre plus intime de BLV, à ses obsessions, qu’il nous faut
envisager en faisant un détour par l’histoire de la sculpture. Dans le dossier
« Jeunes créateurs » (Artistes,
n°6, octobre-novembre 1980) figurent plusieurs textes consacrés à différents
sculpteurs : Berndt Lohaus par Bernard Marcellis, Peter Briggs par
Jean-Marc Poinsot, Jacques Vieille par Marie Lapalus, Micha Laury par BLV. Dans
son essai, BLV pointe d’abord l’absence d’une histoire générale de la scupture
du XXème siècle, et d’interrogation sur le concept même de
« sculpture ». il introduit alors une distinction importante,
fondamentale il me semble pour saisir ce qui lui « parle » à travers
la sculpture : BLV distingue la statuaire (reproduction édifiante d’un
modèle par le moulage) de la sculpture (qui procède de la dissolution
progressive du pouvoir de la statuaire). La sculpture abandonne la
représentation traditionnelle pour lui substituer la seule représentation
formelle des moyens infinis dont elle dispose. Depuis Picasso et Brancusi, la
sculpture moderne conserve toutefois — malgré elle — la mémoire de
traits archaïques issus de la statuaire (et ce, y compris au cœur des pratiques
formalistes, dont le minimalisme est le couronnement). Pour BLV c’est ce socle
historique (Andre, Judd, Morris, Serra) sur lequel travaille Micha Laury
(proche, en cela, d’Alice Aycock, Joel Shapiro ou Jene Highstein). Combinant
des éléments formels issus des réductions minimalistes et des éléments
figuratifs à caractère totémique, son œuvre donne à voir la dysfonction, le
refoulé, l’impensé du passage de la statuaire à la sculpture, « de
la reproduction programmée au territoire atopique ».
Cette survivance de la fonction
symbolique mémorielle de la statuaire dans une sculpture devenue territoire
atopique (c’est-à-dire déchue de sa prétention au monument) structure au moins
en partie, me semble-t-il, l’intérêt que manifeste BLV envers les œuvres aussi
différentes que celles de Richard Long, Joseph Beuys, Mario Merz, Erik Dietman
ou Richard Serra, pour n’en citer qu’une poignée. C’est aussi cette puissance
archaïque du mythe qui traverse le texte intitulé « Du Cancer au
Cosmos » qu’il consacre à l’œuvre de Peter Briggs (In situ, Centre Pompidou, 1982) : des pierres « ouvertes » de Briggs, de ces hélices, il souligne le
symbolisme occulte, la vision renouvelée de la Nature, la traduction du
mouvement du Cosmos.
En filigrane des mots par
lesquels BLV accompagne davantage qu’il n’analyse ou ne commente les œuvres de
Peter Briggs, se discerne peut-être enfin l’ambition humble, exigente et
généreuse qui a animé le parcours critique de BLV :
« Si nous ne pouvons
produire du temps, au moins aurons-nous su l’écouter. »