dimanche 8 juin 2008

Lent impact

(paru dans le catalogue Olivier Filippi, exposition des lauréats de Novembre à Vitry, 2007-08)



Une des définitions canoniques du tableau se fonde sur des données matérielles : une toile tendue sur un châssis le plus souvent rectangulaire, et cernant le lieu de la pratique picturale. Attachée à la tradition moderniste, elle témoigne d’une conception de la peinture comme discipline autonome (dans sa relation à l’espace et au monde), réflexive (dans ses moyens et ses visées critiques), et détachée (des produits aliénés des industries culturelles).

Un regard hâtif sur les tableaux d’Olivier Filippi pourrait — à tort — les identifier à cette conception. Ces œuvres, d’une abstraction autant dépouillée dans ses moyens (des éléments forts en nombre restreint) qu’efficace dans ses effets (une image one shot), convoquent inévitablement les antécédents des peintures du Color Field, de l’abstraction hard-edge et minimaliste américaines. Sans nier leur existence et leur importance parmi les « sources » du travail d’Olivier Filippi, cette assimilation réduirait singulièrement — tant sur le plan conceptuel que formel — la complexité et les enjeux d’œuvres qui se nourrissent tout autant d’emprunts à la photographie, à l’imagerie numérique en trois dimensions, au graphisme agressif des cartoons et des logos publicitaires.
Toutefois, si elles suscitent ces associations avec les produits et images de la société de consommation, ces œuvres n’y prélèvent jamais d’images ou de signes ready-made. Elles sont au contraire issues d’un lent processus d’élaboration. Empruntant aux peintres du modernisme tardif la logique déductive régissant leurs tableaux, Olivier Filippi la détourne d’un même mouvement : le tableau, bien que construit « depuis ses bords », n’en accentue ni n’en répète la clôture. Le peintre semble chercher à fixer les trajectoires toujours fluctuantes d’hypothétiques objets vivement colorés, traversant le champ pictural sans s’y arrêter, bondissant d’un bord à l’autre de manière imprévisible, opérant de brusques voltes ou dessinant des courbes paraboliques, laissant une trace colorée comme sous l’effet de la persistance rétinienne.
Ces mouvements ainsi saisis dans leur instantanéité confèrent au tableau une dimension temporelle. La sensation de vitesse qui y domine est en réalité produite avec lenteur, par l’étirement du temps du « geste », de l’inscription à la surface. Ces trajectoires, ces figures provisoires ne sont simples qu’en apparence : les lignes n’en sont jamais tirées « d’un coup », mais résultent d’ajustements patients de leur épaisseur et de leur galbe, de constants « réglages » des tensions de leur courbe, de l’intrication quasi-géologique des multiples couches superposées. La surface n’est pas prise comme une donnée a priori ou une limite. Elle est construite progressivement par la ligne séparant (de son tranchant) ou fusionnant (par le jeu des dégradés) une « figure » colorée et curviligne et un « fond » monochrome le plus souvent d’un blanc métallique, mais parfois d’une couleur provoquant un fort contraste avec la première. Il en résulte que figure et fond demeurent fréquemment indécidables, quelquefois susceptibles de réversibilité. Il ne s’agit pas tant pour le peintre d’inscrire une figure préalablement dessinée à la surface d’une toile tendue sur un châssis, que de produire et « tendre » la surface du tableau par un registre volontairement restreint d’opérations : ancrer les courbes aux bords du tableau ou en prendre la tangente, faire rebondir la trajectoire ou suggérer sa poursuite « hors champ », étirer ou comprimer sa courbure, produire ou non une profondeur de champ en associant limites « nettes » et « floues ». Ces tableaux résultent d’une sédimentation du temps passé devenu invisible, objet d’une conversion concentrant en une image fixe, immédiate et efficace, la lente énergie déployée au long de leur élaboration.

Les dessins procèdent en revanche d’un mode de conception et de réalisation très différent — ce qui induit une matérialité et un effet produit eux aussi spécifiques. De dimensions réduites, d’apparence fragile (au contraire des tableaux qui se caractérisent par une très grande qualité de « fini »), ces dessins sont réalisés « en série », comme une suite de variations à l’intérieur du même format où la réserve joue un rôle important. La gamme d’outils choisis (crayon de couleur ou graphite, feutre, stylo, marqueur) sert une écriture spontanée et immédiate (courbes, ponctuations, graffitis), sans reprise possible, intégrant volontiers les accidents (taches, points, fragments de tracés provenant de dessins précédents), acceptant aussi l’irruption toujours possible d’allusions figuratives incomplètes, souvent humoristiques ou enfantines (fleurs, têtes, nuages stylisés).
En regard des tableaux, ces dessins entretiennent un autre rapport au temps. Annotations répétées, situations provisoires, ils déploient dans l’espace démultiplié de l’ensemble qu’ils constituent les strates condensées dans la surface feuilletée des tableaux.

Suivant deux modes distincts, les œuvres graphiques et picturales d’Olivier Filippi mettent à l’épreuve la vitesse de l’image, l’évidence commerciale du design graphique héritier du Pop, le caractère de pures surfaces des productions culturelles de masse. Les dessins démantèlent le processus visant, dans les tableaux, à atteindre par une voie lente et intuitive, une force d’impact similaire à celle de l’image publicitaire et technologique. À ce titre, par l’espace et le temps d’improvisation et de «désordre» qu’ils s’autorisent, et par leur fragilité même, ils associent à la grande maîtrise dont témoignent les tableaux récents la manifestation du souci profond et réfléchi de renouvellements prochains et de devenirs inattendus.

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