(paru dans Artistes ou lettrés ? Marc Devade & pratiques contemporaines, Camille Saint-Jacques et Eric Suchère (dir.), Collection Beautés #1, LienArt éditions, Montreuil 2009)
Ce bref essai constitue la synthèse d’échanges avec plusieurs artistes — Gabriele Chiari, Thierry Costesèque, Olivier Filippi, Ron Johnson, Bernard Joubert, Sylvie Mas, Miquel Mont, Xavier Noiret-Thomé, Arnaud Vasseux — sollicités à propos leur éventuel intérêt pour l’œuvre picturale et théorique de Marc Devade. Il se propose d’en extraire quelques éléments d’analyse de la situation actuelle, ainsi que de pointer les aspects par lesquels les œuvres retenues me semblent pouvoir entretenir un dialogue à distance avec Devade. Il sera donc moins question d’influence, au sens où l’histoire de l’art en recherche souvent le jeu à travers des signes évidents, que d’échos, de résonances souvent indirectes, parfois même inconscientes, d’attitudes et de préoccupations. Le choix des artistes ne correspond à aucun « mouvement », aucune tendance ni classification particulière, aucune communauté de pensée ou de démarche, si ce n’est le total engagement de chacun d’entre eux dans les directions spécifiques de leurs œuvres respectives, entamées — à une exception près — après 1990, l’intérêt que ces dernières suscitent chez moi depuis souvent plusieurs années, et l’intuition de l’existence de rapports avec l’œuvre picturale et/ou théorique de Marc Devade.
Sans prétendre en être la suite ou l’extension, cet essai s’inscrit dans la perspective d’un autre. En effet, la complexité des relations de filiation et de distance critique d’artistes vis-à-vis du groupe Supports/Surfaces dans son ensemble a été exposée en 1998 par Eric Suchère, dans sa contribution au colloque organisé à la Galerie Nationale du Jeu de Paume(1). Son titre, « La peinture polymorphe, une réponse à Supports/Surfaces », nommait une voie possible de poursuite de la peinture (en quelque sorte hors d’elle-même, de ses limitations conventionnelles) chez Philippe Richard, Christophe Cuzin et Egide Viloux, tout en indiquant les proximités et écarts avec le dernier mouvement d’avant-garde français. Rappelons en succinctement les termes essentiels : Supports/Surfaces occupe dans les années 1980-1990 une place importante dans l’enseignement et la pensée de la peinture, surtout au regard de la relative disparition (sur ce terrain au moins) des autres mouvements artistiques français de cette époque (Nouveaux Réalisme, BMPT, Figuration Narrative). Le rapport des jeunes artistes à Supports/Surfaces est surtout un rapport aux œuvres actuelles de ses anciens membres, c’est-à-dire, à l’exception de Devade, auquel se sont depuis ajoutés Grand, Valensi et Pincemin, d’artistes vivants et actifs. La réaction d’adhésion ou de rejet par rapport à Supports/Surfaces est donc d’abord une réaction à un travail en train de se faire, et à ce titre les appréciations sont diverses. Les positions esthétiques et idéologiques du groupe sont évaluées à l’aune du travail actuel, lequel fait l’objet, parfois, de jugements sévères. Quant aux positions elles-mêmes, elles sont pour le moins mal connues, ou plutôt connues sous la forme simplifiée et unitaire que l’histoire de l’art français a bien voulu leur conférer, gommant trop souvent et le substrat historique et politique sur lequel elles se fondaient, et les lignes de fractures pourtant profondes qui se sont rapidement dessinées entre les différentes « factions » composant le groupe d’origine.
Motifs d’une absence
À toutes ces raisons, d’autres s’ajoutent aujourd’hui, qui font qu’il est rare de pouvoir déceler chez des artistes ayant entamé leur œuvre dans les années 1990 où après quelque chose de l’ordre de ce que l’histoire de l’art appelle une « influence » de l’œuvre pictural et théorique de Marc Devade.
La première de ces raisons, la plus évidente en même temps que la plus contingente, est la relative absence de visibilité de sa peinture — absence elle-même liée à la disparition précoce de l’artiste, et, sans doute, à une carence dans les collections publiques. Elle est aussi le fruit d’un phénomène de nostalgie des « années Pompidou », qui se manifeste à grand renfort d’expositions signant le retour en grâce de mouvements au contenu plus évidemment sociologique (Nouveau Réalisme et Figuration Narrative par exemple) puisque véhiculé par une imagerie porteuse de l’air du temps — là où les préoccupations politiques de Supports/Surfaces se manifestaient simultanément dans des œuvres abstraites d’un matérialisme radical et des écrits théoriques exigeants dont la phraséologie marxisante s’accorde mal avec la volonté actuelle de solder l’héritage de Mai-68. Aussi il n’est guère étonnant en un pareil contexte qu’une peinture telle que celle de Devade y soit pour ainsi dire invisible — « versée au compte du rien parce que trop », disait déjà Marcellin Pleynet en 1981(2).
La « scène » artistique actuelle — dont le fétichisme de l’objet, le goût pour la narration et la projection dans des « mythologies personnelles » sont en partie légitimés par les expositions historiques dont il vient d’être question — a tendance à subir la réduction du champ des pratiques artistiques à ce qui est susceptible d’être absorbé dans le spectacle du marché de l’art et du barnum des grand-messes de l’art contemporain. Le marché et la critique qui s’y adosse ont fait leur la logique d’obsolescence accélérée propre aux industries technologiques et à la mode : l’actualité et l’air du temps sur lesquels se calquent nombre de pratiques artistiques aujourd’hui ont pour effet double une visibilité dont l’importance est proportionnelle à la vitesse de l’oubli qui lui est consécutif.
La seconde raison tient à une assimilation fréquente et sans nuance de Devade aux positions de Supports/Surfaces, dans une méconnaissance ou un oubli des écarts et des lignes de fracture parfois profondes au sein même du groupe. L’évocation de Devade suscite fréquemment la formulation de réserves critiques envers les positions théoriques du groupe — ou plus exactement : envers l’écart croissant entre la radicalité dogmatique des engagements initiaux et l’évolution ultérieure (ou l’absence d’évolution) de l’œuvre de certains de ses anciens membres. S’ajoute à cela le fait que certains artistes ont été formés par ces derniers devenus enseignants en Ecoles des Beaux-Arts : à la distance critique se joint le conflit générationnel qui pousse les premiers à se dégager de l’influence des « pères », et à les juger parfois sévèrement. La reconnaissance de la qualité de leurs premières œuvres, de l’émotion qu’elles pouvaient susciter ou, au moins, de leur incontestable importance historique, n’empêchent pas les critiques, parfois vertement formulées, portant essentiellement sur la répétition obsessionnelle de solutions formelles figées (Viallat), sur l’évolution « régressive » de la peinture de Bioulès ou Cane, ou sur le pouvoir complaisant des galeries et des institutions qui ont assuré la diffusion et le succès de signes critiques devenus des marques de fabrique. Pour autant certaines œuvres suscitent toujours l’admiration des artistes interrogés : ainsi de celles de Viallat, Buraglio et Dezeuze pour Xavier Noiret-Thomé ; de Cane (les toiles libres) pour Gabriele Chiari ; de Toni Grand pour l’ensemble des artistes, en particulier les sculpteurs Sylvie Mas et Arnaud Vasseux. Dans ce « panthéon », Devade semble tout à la fois invisible et omniprésent, comme une figure à part, intouchable en quelque sorte parce trop tôt disparue, et dont l’œuvre, pour être la plus mal connue du groupe Supports/Surfaces, n’en suscite pas moins un certain respect.
Ainsi la réception de l’œuvre de Devade aujourd’hui est en grande partie fondée sur un malentendu, qui conduit souvent à lui faire endosser les mêmes réserves et critiques que les anciens « Supports/Surfaces » toujours actifs, sans connaître le fait que bien souvent, les mêmes critiques étaient formulées par Devade dès le début des années 1970. Paru en 1973 dans Peinture, cahiers théoriques, son essai intitulé « Note sur la situation idéologique et politique en peinture »(3) constitue sans doute l’une des charges les plus violentes contre ce qu’il qualifie alors de « niaiserie mécanique et pléonastique de Supports/Surfaces, qui de support à des luttes théoriques et politiques, est devenu symbole de surface sociale ». Il anticipait pour une bonne part le contenu des critiques actuelles s’appuyant sur le décalage entre les discours politiques et idéologiques d’alors et les œuvres produites aujourd’hui.
Du retrait, du refoulé et du retour
Toutefois un autre décalage, à un autre niveau, mérite d’être signalé. Il ne tient pas tant à la parole et à l’attitude — hier et aujourd’hui — des « Supports/Surfaces » qu’à celles des peintres aujourd’hui. En effet, tandis que l’activité de Supports/Surfaces associait pleinement expérimentations picturales (et sculpturales) et travail théorique — les premières rapidement assimilées par un réseau institutionnel et marchand, le second diffusé sous forme de revues, manifestes et pamphlets, et relayé par la presse spécialisée — l’attitude de nombreux peintres aujourd’hui (et d’aussi nombreux sculpteurs) se caractérise plutôt par un fréquent retrait, un silence sur lesquels il faut s’attarder un peu.
C’est que ce silence est, en quelque sorte, double : il est tantôt subi, tantôt désiré — parfois simultanément subi et désiré. Au sein du champ discursif actuel, la discrétion des peintres (au moins d’une grande partie d’entre eux) pourrait être causé par la place accrue accordée par les institutions et la critique aux « nouveaux médias » (dont la nouveauté, au passage, commence à dater quelque peu). Cet intérêt fait fonction d’amplificateur à des pratiques et des discours qui, tout comme Supports/Surfaces en son temps, cherchent à construire leur propre histoire et légitimer leur position par des stratégies de rupture et de nouveauté empruntées aux avant-gardes historiques.
Dans un contexte dominé par la vitesse des flux d’informations où les dispositifs communicants priment souvent sur le contenu, la parole « silencieuse » des peintres paraît en outre à contretemps, comme frappée d’inactualité — aussi bien dans les récits de la prétendue « fin » de la peinture (à leur tour frappés d’inactualité), que chez certains peintres (dont il n’est pas question ici) qui la revendiquent « contre » les autres formes de création.
Plus globalement, c’est l’espace d’un véritable débat critique et théorique qui semble faire défaut, en France comme Outre-Atlantique, où règne la domination du marché dans le jeu d’équilibre des régimes de visibilités, dans ce que le philosophe Jacques Rancière a appelé « le partage du sensible »(4). Ces dernières années, la multiplication des périodiques culturels ne parvient que fort incomplètement à compenser ce manque — l’espace y étant majoritairement consacré à la promotion des grandes manifestations culturelles plutôt qu’au débat théorique de fond. Aussi les artistes prenant la parole publiquement courent-ils le risque d’adopter des postures « avant-garde », vidées de leur fonction réellement critique, pour tenir leur rôle dans un jeu de faux-semblants et d’autolégitimation, et assurer leur visibilité dans un champ devenu très concurrentiel — mais n’est-ce pas là, au fond, le risque qu’ont couru toutes les avant-gardes ?
Enfin, contrairement à de nombreux artistes de la génération précédente qui, au-delà de Supports/Surfaces, ont choisi de préciser les enjeux de leur réflexion et de leur œuvre au travers d’écrits souvent denses (Buren, Bonnefoi, Kermarrec, Mosset, Judd, Serra, Smithson…), rares sont ceux qui aujourd’hui produisent du texte — ou qui, du moins, en publient. Il ne faut sans doute pas réduire cela à une absence de nécessité de théorie critique, qui renverrait en définitive à l’idée de la fin des idéologies et de l’histoire. Mais contrairement à ce qu’ont voulu faire, avec des niveaux d’implication différents, les peintres de Supports/Surfaces — et parmi eux, singulièrement, Marc Devade —, le discours critique ne semble bien souvent plus relever de la compétence des artistes, mais de celle des critiques et commissaires d’expositions, dans une sorte de redistribution des spécialisations.
Pour autant, si l’énergie qu’a pu mettre Devade dans le débat théorique ne semble pas avoir d’équivalent aujourd’hui, les préoccupations critiques et théoriques demeurent bel et bien ; si elles ne trouvent que peu de mises en forme écrites, elles se manifestent dans et par le travail plastique, sans que ce dernier puisse être considéré comme une réduction à la mise en application de principes théoriques. Les artistes réunis ici, chacun dans une voie spécifique, travaillent plutôt dans l’écart. L’œuvre est envisagée comme le lieu de production d’une pensée de la matière et du faire. C’est à travers cette praxis que le rapport à Devade se trouve réactivé : approche critique de la peinture et de la sculpture via le déplacement de gestes, matériaux et procédures ; interrogation de l’économie de sa production et de son exposition ; pensée de la peinture dans un rapport conscient à son histoire ; retour en acte de ce que Devade appelait le refoulé de la peinture(5) :
« …le refoulé de la peinture, c’est la philosophie. Rester dans l’empirisme du « discours sur la peinture », c’est permettre ce refoulement ; tenter de théoriser la peinture, à l’aide des sciences les plus actuelles, c’est dévoiler la philosophie idéaliste à l’œuvre à travers elle, c’est dialectiser son processus. Car la peinture vit de la philosophie idéaliste : tous les systèmes picturaux relèvent d’une philosophie ; elle est continuellement à travers l’histoire de ses modes de production en Occident la dérivation de la tradition religieuse judéo-chrétienne, et de la philosophie idéaliste qui l’a remplacée. Elle est continuellement application d’un dogme (qui chez les plus grands peintres occidentaux sera utilisé et subverti à la fois), dans un mouvement dialectique opposant une tradition idéaliste au « fond matériel » des hommes, comme dirait Matisse, et au fond matériel de la peinture elle-même, l’ensemble produisant des transformations révolutionnaires de la pratique picturale (…) ; application d’un dogme ayant lui-même comme refoulé le social, c’est-à-dire la politique du maître et de l’esclave. Et c’est lorsque l’« esclave » de la pratique matérialiste prend le pas sur le « maître » idéal, que la peinture se trouve radicalement transformée : la « vérité » de la peinture se trouvant dans sa pratique matérialiste concrète et non dans l’Idée absolue que l’on s’en fait. La « vérité » du « maître » se trouvant chez l’« esclave » ; il n’y a de vérité que pratique. »
(1)Eric Suchère, « La peinture polymorphe », Colloque Supports/Surfaces (1998), Éditions du Jeu de Paume, Paris 2000.
(2)« Marc Devade, Entretien avec Marcellin Pleynet », Marc Devade, Peintures 1979-1981, Éditions Peinture, paris 1982.
(3)« Note sur la situation idéologique et politique en peinture », Peinture, Cahiers Théoriques n°8-9, novembre 1973. Reproduit in Marc Devade, Écrits théoriques, présentés par Camille Saint-Jacques, Archives d’art contemporain n°3, Lettres Modernes, Paris 1989 (tome II).
(4)Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique-éditions, Paris 2000.
(5)« Notes préliminaires ou comment voir la Chine en peinture », Peinture, Cahiers Théoriques n°2-3, sept-oct-nov. 1971. Reproduit in Marc Devade, Écrits théoriques, présentés par Camille Saint-Jacques, Archives d’art contemporain n°3, Lettres Modernes, Paris 1989 (tome I).