(paru dans (…) artifices, monographie parue à l'occasion de l'exposition au 19, Centre Régional d'Art Contemporain, Montbéliard, 2006)
Dans Les villes invisibles[1], Calvino prête au voyageur Marco Polo les descriptions de cités toutes plus étranges les unes que les autres, effilées, continues, dissimulées, dédoublées… Les œuvres de Catherine Melin pourraient, de dessins en vidéo et dispositifs spatiaux, façonner l’image mouvante, incertaine, de l’une de ces villes invisibles et multiformes : une cité des marges, qui ne serait constituée que de ses propres ruines, espaces résiduels, lieux de transit, jachères et périphéries. En effet, ces œuvres semblent renvoyer constamment à des espaces dont l’usage s’est perdu, n’est pas — pas encore — déterminé, ou à des lieux dont la fonction est d’être traversés, ou occupés temporairement plutôt que réellement et durablement habités. D’un dessin à l’autre se rencontrent et s’articulent ainsi friches industrielles, terrains de jeux et équipements balnéaires, zones de chantier et engins de constructions, rues et espaces péri-urbains — autant d’espaces déclassés, excentrés ou en attente, qui paraissent exister hors de toute planification ou au contraire, être générés par ses propres limites et impensés. Ces « paysages entropiques », explorés, décrits et photographiés par Robert Smithson dans les années 1960[2], Catherine Melin les appelle « interstices du bâti »[3] : l’espace y est pensé comme intervalle entre des éléments de passage. Il ne s’agit pas pour l’artiste d’établir dans ses dessins et vidéos un constat objectif ni un compte-rendu de tels sites, ni d’en user comme support de narration — pas plus que leur présence ne participe d’une quelconque esthétique ou poétique de la ruine, ou d’une approche nostalgique. L’interrogation porte d’abord sur l’échelle de tels lieux, et sur la nature de l’espace qui résulte de leur vacance provisoire ou durable. L’appréhension passe par leur saisie, via l’appareil photographique ou le dessin à l’aide d’une chambre spécialement construite à cet effet. Les activités des rares figurants qui transitent par ces lieux sont plus volontiers retranscrites par la vidéo. Ils sont la plupart du temps occupés à des activités d’arpentage, de mesure, de repérage ; ou encore, il peut s'agir d'enfants absorbés dans leurs jeux (autre moyen d’appropriation par l'imaginaire, de détournement de la fonction initiale d’un espace devenu, durablement ou temporairement, vacant). L'échelle humaine, introduite également par divers éléments qui constituent autant d'interfaces avec le corps (échelles, portiques, sièges, abris, balançoires et manèges), permet de penser ces lieux (ou non-lieux) comme des « espaces praticables ».
Courtes séquences sans véritable amorce ni chute, les vidéos de Catherine Melin déjouent toute instauration d’un mode narratif. L’action semble avoir débuté avant et se poursuivre après ; sa finalité comme l'objet qui la motive ne sont pas vraiment saisissables, ce qui accentue la perception de ces œuvres en tant que prélèvement et montage. Ce que la vidéo montre acquiert une dimension nouvelle : simple activité et mesure du corps à l’espace. Appropriation et détournement par le jeu des enfants traduisent une autre mesure de l’espace et du temps ; l'activité prélevée et isolée par la vidéo paraît déjà dissociée de tout but, finalité, aboutissement, ou achèvement. Des objets trouvés deviennent prolongement du corps, armes symboliques et inoffensives ; lignes, marques au sol ou pentes d'un terril se transforment en un circuit ; l’espace vide devient lui-même l’adversaire invisible d’un combat imaginaire…
Les prises de vue préalables à tout travail de dessin signalent un premier déplacement, celui de l’artiste hors de l’atelier et de l’espace d’exposition. Celles-ci permettent la constitution d’une sorte de fonds de documentation iconographique du travail, ensemble de prélèvements ensuite isolés, montés, superposés, tressés les uns aux autres, avant que l’homogénéité du dessin ne vienne conférer à l’ensemble une nouvelle unité, fragile et temporaire — ce que l'artiste décrit comme des « lieux ré-assemblés en une fausse linéarité ».
Le travail se déploie et s’articule donc en différents moments, en multiples strates et glissements. À une première étape de prélèvement et de collecte d'images par la photographie, la vidéo ou le dessin « à la chambre » succède une phase de sélection et de montage. Instruments à réinvestir, photographie et vidéo constituent le déclencheur d’une démarche opératoire qui fait subir aux images un déplacement — topologique, temporel, sémantique —, questionnant tout à la fois les médiums, leur pratique et l'objet dont ils ont contribué à la saisie. Isoler, couper, coller sont autant d’opérations physiques et mentales : l’artiste se ressaisit de leur produit par le transfert dessiné, qui opère une véritable mise à plat des phases antérieures, modifiant les rapports du bâti et du non bâti avec le corps de l’observateur, et retournant à l’imprécision tactile du dessin au fusain après une étape de filtrage numérique, jouant et déjouant simultanément l’illusionnisme d’espaces, de volumes et de profondeurs virtuels : « Combinant virtuel et réel dans sa constitution, l’image numérique induit la superposition, le réemploi », notamment par le traitement en calques successifs. « La bidimensionnalité induite propose une lecture de l’image et de son contenu dans un mouvement et un rythme différents de la scène perspective, des fragments du dehors sont réarrangés en ensembles constitués. »
Constamment, les dessins muraux jouent avec l’illusion de la troisième dimension, mais l’écart provoqué par le dessin produit une forme d’aberration qui éloigne de la « magie » de l’image technologique trop évidemment efficace. Les collages, traduisant la recherche d’un « composite des matériaux », participent de la création de cet espace scénique artificiel, mais simultanément dérèglent la géométrie et la perspective du dessin.
Dans les dessins antérieurs sur papier (2001-2002), de formats importants, ces perturbations sont aussi provoquées, discrètement, par les marges et la réserve qui affleure. Comme a pu l’écrire Jacques Norigeon, Catherine Melin travaille l'espace et le temps « par les marges, par les failles, par les blancs »[4]. Dans ces dessins sur papier, le geste œuvre à sa propre disparition, semblant par endroits à la recherche d’un rendu presque photographique. C'est l'étagement subtilement gradué des valeurs de gris qui y assure la cohésion de l’ensemble et les passages entre les strates. Le déploiement de ces dessins à une plus large échelle, qu’a inauguré en 2001 l’exposition à Sallaumines[5] motive un traitement graphique différent qui a, davantage qu’auparavant, recours à la ligne. Associée au plan du mur, c’est la ligne qui produit la continuité.
Les éléments représentés sont réduits à leurs contours, au dessin de leur structure, pratiquement sans ombre, par un tracé au fusain, sorte de ligne claire qui laisse, là aussi, à la réserve, au blanc du mur, un rôle important à jouer dans la mise en relation des différents éléments rapportés entre eux et avec l’espace environnant. Cette simplification modifie les rapports d’échelle initiaux, constamment remis en cause par l’hétérogénéité — de provenance, de fonction, de dimension — des éléments rassemblés dont, par ailleurs, la fonction première tend à perdre sa lisibilité. Ainsi qu'elle l'écrit, ce qui intéresse l'artiste, c’est « la ligne et le plan dans leur croisement, l’ambiguïté que révèle leur cohabitation. Comme l’arête, le squelette de l’image, son armature, sa découpe. Ce qui traverse les dessins, c’est ce discontinu qui quoique non-inscrit (alors que le tracé force une continuité), les structure. » La perspective et ses effets de trompe-l’œil sont utilisés et mis à mal par les « fausses linéarités » liées aux collages et glissements du point de fuite. L’espace est « construit en leurre » : il s’agit davantage ici d’une « idée » de la perspective, qu’un véritable recours à celle-ci : montage et remontage impliquent de constants déplacements, et produisent « une étendue où le centre est inexistant ». La structure discontinue qui traverse les dessins fait écho au caractère particulier des lieux choisis pour modèles : jachères, parenthèses, traversées.
Le trouble provoqué par ces décalages est à la mesure de la présence insistante de perspectives aux lignes de fuites parfois fortement accentuées. D’un point de vue historique, l'élaboration de la perspective répond au souci d’unification de l’espace et du récit (la storia) à l’intérieur de l’espace du tableau. Formellement, elle assigne le spectateur à un point virtuel, unique et fixe, que signale et auquel répond symétriquement le point de fuite vers lequel convergent les lignes et objets représentés[6].
Dans le travail de Catherine Melin toutefois, la perspective n’est pas construite à partir d’un système géométrique ; elle est obtenue par — ou trouve un équivalent dans — la prise de vue photographique ou vidéo : au point de fuite de la perspective classique répond le point de vue monofocal de l’appareil de prise de vue (chambre noire, appareil photo ou caméra). Pour l'exposition au 19, de nouveaux développements, expérimentaux, du dessin mural viennent saper encore un peu plus les fondements de la perspective classique : un dessin stéréoscopique, c’est-à-dire perçu « en relief » a été réalisé avec la collaboration de l'artiste Christl Lidl. Le tracé y est double et coloré : une ligne bleue et une ligne rouge courent sur les murs, suivent des chemins voisins, se croisent, se brouillent, produisant à distance une sensation de flou lorsque les tracés deviennent plus denses. Une fois chaussées les lunettes à verres colorés — les mêmes que celles distribuées lors de projections de films « en relief » —, le dessin paraît se décoller des murs : angles et rambardes des quelques constructions représentées (choisies à échelle humaine pour accentuer l’effet recherché) surgissent et semblent s'avancer vers le spectateur en fonction de ses déplacements . Ceux-ci en effet infléchissent fortement sa perception du dessin : en fonction de l’angle de vue, celui-ci se contracte ou au contraire semble s’ouvrir et se rapprocher, provoquant l’envie de tendre la main pour se saisir d'une balustrade qui semble à portée. Au-delà du caractère ludique du dispositif, il faut souligner son pouvoir déstabilisant pour le corps et le regard : les limites de la pièce paraissent constamment fluctuer, et l’œil doit faire un effort pour s’adapter à ces conditions particulières de vision. La perspective, à la fois convoquée et sapée par les dessins muraux au fusain, est ici remplacée par un mode de représentation qui reproduit la perception humaine du relief et de la profondeur. Cette représentation stéréoscopique constitue également un modèle de représentation de l’espace concurrent à celui de la perspective classique fondée sur un point de fuite et un point de vue uniques et symétriques. L’élaboration d’une vue stéréoscopique suppose l’ubiquité du point de vue, c’est-à-dire son déplacement instantané d’un angle de vue à l’autre. Aucune nostalgie donc, dans cet emploi par Catherine Melin d’un procédé archaïque (les vues stéréoscopiques ont été inventées au milieu du XIXe siècle, et sont l’ancêtre des projections en trois dimensions) : ce recours témoigne avant tout de l’intérêt qu'elle porte aux modèles de représentation et aux appareils optiques permettant de saisir les apparences du réel.
Dans tous les cas l’œuvre, en dépit des différents filtrages et « lissages » dont elle fait l'objet, ne dissimule rien de son artificialité, des collages, montages et trucages qui la font tenir : pour l’artiste, « il s’agit de travailler à la mise en tension des perceptions, comme si l’œuvre pouvait induire une réévaluation de la certitude perceptive ou se substituer à son incomplétude, dans le souci d’intensifier des expériences du monde. » À cette fin, « des éléments composites sont ré-assemblés pour former une image panoramique qui fonctionne en continu et en discontinu. »
La configuration particulière de ces dessins se déployant sur l’ensemble des murs, s’accrochant et se pliant dans leurs angles, évoque en effet le dispositif du panorama, très en vogue au XIXe siècle : de vastes toiles peintes, installées à l’intérieur de rotondes construites à cet effet, offraient au regard des spectateurs, depuis une plate-forme centrale l’illusion de paysages lointains, de villes, ou des scènes de bataille[7]. La réalité semblait s’y déployer en un coup d’œil circulaire, toute entière tournée vers un spectateur dont la position centrale signalait l’importance et la capacité à dominer le monde. Le recours à un tel dispositif panoramique n’est motivé, chez Catherine Melin, ni par une semblable volonté de soumettre le monde au regard d’un spectateur omniscient, ni par une inclination particulière pour le spectaculaire. Au contraire, l’illusionnisme propre au panorama n’est ici sollicité que pour être déjoué de l’intérieur. Là où les peintres de panoramas redoublaient d’astuces pour dissimuler les inévitables décalages perspectifs provoqués par la juxtaposition des vues, Catherine Melin joue des hiatus et ruptures, qu’elle provoque et accentue, prenant également en compte la configuration et les particularités architecturales du lieu (qui n’est pas la rotonde panoramique) ainsi que les possibles mouvements du spectateur (qui n’est plus assigné à un seul espace central). Les déformations, anamorphoses et décalages qui résultent du déploiement des dessins dans l’espace architectural perturbent la possibilité d’une vision unifiée et continue. Le spectateur, sans cesse déplacé par les trajectoires et tracés qui se prolongent d’un mur à l’autre, est constamment en recherche de nouveaux points de vue : mais à mesure qu’apparaissent des configurations inédites, d’autres se défont et disparaissent. À aucun moment il n’est possible de saisir l’image de façon unitaire et instantanée : échelles décalées et perspectives variables, suscitent, accompagnent et surprennent les déplacements du visiteur, défont ici l'illusion qu'elles recomposent ailleurs. Les manipulations que l'image subit dès la prise de vue semblent donner raison à cette déclaration à l'emporte-pièce de Smithson : « Les appareils photo et les caméras ont quelque chose d'abominable, qui tient à leur pouvoir d'inventer de nombreux mondes »[8]. Si le terme « abominable » trahit sans doute, au passage, le goût de l'artiste américain pour le cinéma fantastique, il peut révéler, dans le travail de Catherine Melin, un aspect inattendu : ses constructions, ses montages sont des monstres d'architecture, d'urbanisme et de perspective. Littéralement, l'image photographique, isolée, scrutée, triturée, bricolée, « invente » ces mondes : c'est-à-dire qu'elle les imagine et les fabrique (si l'on s'en tient à la définition courante du terme) mais surtout (si l'on emploie le terme dans son sens archéologique) qu'elle les découvre et les met à jour.
Toutes ces images ont voyagé entre la « boîte » de la camera obscura, l’appareil photo ou vidéo et l'autre boîte, blanche, du cube d'exposition, sur les murs duquel sont projetées, pour être retranscrites au fusain, les silhouettes saisies sur le terrain. Cet acte de projection trouve un écho dans le dispositif qui accompagne, dans l'exposition de Montbéliard, les dessins muraux et les vidéos. Quatre panneaux-écrans en bois sont posés au sol, soutenus par un système de piètement élémentaire, comme d'archaïques éléments de décor de théâtre. Sur l'une de leurs faces est reproduit le motif des bardeaux de bois qui garnissent la charpente métallique du bâtiment. Le prélèvement et le déplacement d’éléments in situ (ici : de leur simulacre) convoque le souvenir de la démarche de Gordon Matta-Clark (Splitting house, 1974), lequel procédait à la découpe d’éléments architecturaux (réinstallés ailleurs), redessinant, dans un entrecroisement de relations entre architecture, sculpture et photographie, des bâtiments en déshérence. Dans le dispositif mis en place par Catherine Melin, le cône lumineux d'un projecteur posé au sol et éclairant la face « ornée » de ces écrans, projette sur les murs l'ombre amplifiée et déformée de ces silhouettes. Celle-ci est soutenue, approfondie par son double, réalisé au fusain frotté sur le mur, formant une silhouette abstraite, dont la géométrie complexe rappelle les dessins de Jean-Luc Vilmouth dans les années 1970 (lesquels amplifiaient le contour d'objets par des tracés concentriques), certains dessins muraux de Richard Serra, par le poids visuel, la présence quasi sculpturale de ces figures autour desquelles s'articulent et se déploient les perspectives faussées. À l'inverse, le jeu combiné de la lumière et de l'architecture, l'ambiguïté ainsi produite (sombre bloc, obscure trouée?) renvoient aussi au détail des découpes géométriques opérées par l'architecte Louis Kahn dans les murailles de son extraordinaire Parlement du Bengladesh à Dacca (1962-1983). Mais le procédé auquel recourt Catherine Melin évoque surtout, par son caractère volontairement rudimentaire, le principe du tracé des ombres « au flambeau », tel que l'a décrit Abraham Bosse au XVIIe siècle[9]. Des objets sont interposés entre la flamme d'une chandelle et le mur ; les ombres s'y dessinent suivant une projection conique. Là où Bosse proposait un modèle rationnel issu, comme la perspective, de la géométrie, Catherine Melin use d'un procédé empirique, dont la simplicité même renvoie, loin en amont, à l'un des mythes fondateurs des arts de la représentation, relaté par Pline dans son Histoire naturelle[10] : « En utilisant lui aussi la terre, le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme ; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne ; son père appliqua l’argile sur l’esquisse, en fit un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher. » On remarquera que l’anecdote elle-même tresse les thématiques du dessin, de la photographie et de la sculpture, et que la projection y joue un rôle déterminant.
La confluence de deux dispositifs — celui de la fille de Butadès, celui d'Abraham Bosse — recouvre les multiples significations et usages du terme « projection » : Michel Frizot[11] y a vu, outre la « fonction projective (en acte dans un projecteur) », le mot désignant à la fois l'image qui procède de cette opération, ou en est le résultat, et le dispositif géométrique qui la soutient. Mais il note également que la projection semble toujours « venue de l'antériorité, comme de par-derrière la tête de celui (ou de celle) qui la conçoit », ce que le dispositif de la salle de cinéma illustre parfaitement. Pour Catherine Melin, la projection, envisagée à travers la pratique du dessin, a à voir avec les techniques de report qu'elle emploie (transfert à l'aide d'un projecteur), mais aussi avec l'anticipation nécessaire à tout déploiement des dessins dans l'espace d'exposition. Mais surtout, la projection est associée, via le dessin, à l'idée de « prospection », laquelle renvoie aux procédures d'arpentage, de repérage et de balisage d'une étendue, en vue, précisément, d'une hypothétique découverte — d'une invention, au sens archéologique.
Si le souci permanent du dessin (les desseins du dessin, pourrait-on dire) structure et unifie la pratique et l’œuvre de Catherine Melin, « le passage, le déplacement d’un médium, d’une pratique à une autre, le changement de point de vue, d’échelles, voir le heurt des perspectives dont il s’accompagne auraient pour effet de reconduire le sujet à un entre-deux dans lequel tout repère semble faire défaut. À la diversité des images s’ajoute l’écart entre les pratiques dans lesquelles l’artifice l’emporte. » La « machinerie » productrice de l’artifice (les ruptures perspectives et les éléments de collage, les décors et l'éclairage, les ombres redessinées et les vidéos), exposée, infléchit le parcours du visiteur. Les récents développements du travail révèlent un double mouvement à l’œuvre : déployer plus encore le dispositif dans l'espace (ce que matérialisent les « décors » posés au sol et leur éclairage spécifique, mais aussi les cônes de projection vidéo) ; inversement, ouvrir, d'une façon nouvelle, la troisième dimension au cœur même des dessins, creuser et gauchir le mur par le transfert de dessins stéréoscopiques.
La pratique multiforme de Catherine Melin se situe donc à des lieues des thématiques du dessin, récurrentes depuis quelques années : elle a peu à voir avec l'illustration ou le récit, l'autobiographie ou l'intime, ou encore l'onirisme fantastique. En revanche, et c'est là ce qui fait son originalité, sa pertinence et la richesse de ses propositions constamment renouvelées, cette œuvre parvient, en convoquant simultanément ou successivement des moyens techniques élaborés autant que rudimentaires, à nous déplacer en permanence, interrogeant les relations du corps à l'espace et le lieu de constitution du regard. Ces déplacements, dans l’œuvre et devant l’œuvre, se correspondent et se répondent, comme le point de fuite et le point de vue de la perspective classique mais de manière asymétrique. Ils révèlent une nouvelle fois le souci constant de l'artiste de modifier et de nourrir sa pratique en en décalant le centre de gravité, allant chercher, inventer dans les marges et effrangements[12] entre les médiums les matériaux et les espaces où pourront se déployer d'incertaines et nouvelles perspectives.
[2] Plusieurs textes de l’artiste américain ont été traduits et reproduits dans Robert Smithson, Le Paysage entropique 1960/1973, catalogue de l’exposition, Musées de Bruxelles et Marseille, 1994.
[4] Jacques Norigeon, « Trait pour trait », in Catherine Melin, La parcelle et les articulations, Carnet Sagace n°10, École supérieure des arts et de la communication, Pau, 2005.
[6] Sur les dispositifs perspectifs mis au point à la Renaissance et leurs implications sur la structure du visible, je renvoie le lecteur au dense ouvrage d’Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Champs-Flammarion, Paris 1987.
[7] Une fois encore, je recommande la lecture du passionnant ouvrage de Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Adam Biro, Paris 1993.
[8] Robert Smithson, « Art through the camera’s eye » (1971-1972), cité par Jean-Pierre Criqui, « Un trou dans la vie (Robert Smithson va au cinéma) », in Le paysage entropique, op. cit.
[11] Michel Frizot, « Un dessein projectif : la photographie », in Projections, les transports de l’image, catalogue de l’exposition, Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains, 1997.
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