(paru dans L'art même #30, 1er trimestre 2006)
Au-delà d’une question de hiérarchie, comment penser les relations qu’entretiennent beaux-arts et arts appliqués ? Si chaque époque voit celles-ci infléchies des préoccupations esthétiques et politiques différentes — synthèse des arts, œuvre d’art totale, abolition des limites entre l’art et la vie, critique ou adhésion à la société de consommation, art « relationnel » —, l’exemple américain au sortir de la Seconde guerre mondiale semble concentrer à lui seul les multiples enjeux encore à l’œuvre aujourd’hui.
Aux Etats-Unis, la 2nde moitié des années 1950 est le théâtre de remises en cause des modèles esthétiques dominants. L’expressionnisme abstrait, tel que l’envisagent les artistes de la nouvelle génération, tend à se figer en formules académiques après avoir largement contribué à la construction d’une identité artistique américaine, tandis que la sculpture construite, en dépit du passage à une plus grande échelle, ne parvient pas à se dégager des modèles hérités du cubisme. Deux types de discours les accompagnent : une vision « existentielle » (Rosenberg) dans laquelle la subjectivité de l’artiste est essentielle ; et l’approche formaliste (Greenberg), axée sur la réflexivité et l’autonomie de l’œuvre d’art. Y répondent, d’une part, une volonté renouvelée de fusion des arts au travers des performances et happenings (Kaprow, dans une double filiation Pollock-Duchamp) et d’interrogation des limites de l’art et la vie (Rauschenberg), et d’autre part, la formulation de propositions qui ne relèvent « ni de la peinture ni de la sculpture »[1] (Judd) mais revendiquent leur caractère d’objet. L’ambiguïté des « nouvelles œuvres tridimensionnelles » correspond à ce qu’Adorno décrit, en 1966[2], comme des phénomènes d’effrangement des arts les uns avec les autres ; elles substituent leur présence intramondaine à l’espace transcendantal de l’art moderniste autonome, au sein de ce « continuum entre les beaux-arts et les arts populaires », intégrant les produits de la société de consommation, qu’a décelé Lawrence Alloway[3].
L’influence des avant-gardes européennes s’y fait encore sentir, en raison notamment de l’influence de l’enseignement dispensé par des artistes et architectes que la Seconde guerre mondiale a contraints à l’exil : Ozenfant, Albers, Moholy-Nagy, Breuer… Le Purisme, dont Ozenfant partage la paternité avec Le Corbusier, valorise les formes archétypales de la production mécanisée — l’œuvre de Lichtenstein, qui fut son élève, est un exemple de l’influence de cette esthétique. Les théories et méthodes d’apprentissage du Constructivisme et du Bauhaus, diffusées par Albers, Moholy-Nagy, Gabo, font le lien entre formes artistiques et production industrielle, ce qui infléchit le cours d’œuvres émergeant au cours des années 1960, parmi lesquelles celles d’Artschwager (élève d’Ozenfant en 1949), Serra (qui fut celui d’Albers en 1962) ou Morris (dont les écrits témoignent de la connaissance du Constructivisme de Tatline et Rodchenko ou du Café pittoresque de Yakoulov, sans adhérer à leur idéal productiviste). Les années 1950 correspondent également à une nouvelle phase de réception de Dada : la jeune génération (en particulier Cage, Kaprow, Cunningham, Rauschenberg) découvre notamment Duchamp, installé à New York mais dont l’activité est demeurée jusque-là plutôt discrète[4].
Le recours à des formes, matériaux et techniques en provenance du champ des arts appliqués est également lié aux activités professionnelles des artistes : si nombre d’abstraits expressionnistes ont bénéficié des aides accordées par le Federal Art Project entre 1935 et 1943, la nouvelle génération doit subvenir seule à ses besoins, et nombreux sont ceux qui ont un emploi alimentaire dans le domaine des arts appliqués ou de la construction. Des passages s’ouvrent ainsi d’un champ à l’autre : l’activité artistique se nourrit de nouveaux matériaux, gestes, processus ou images.
Cette situation s’enrichit d’apports vernaculaires, anciens ou contemporains. B. Rose a décelé une source commune au Pop et à l’Art minimal dans le Précisionnisme de Sheeler ou Murphy[5] (synthèse américaine du cubisme et du purisme). Comme ces derniers, les artistes des années 1960 puisent dans un répertoire de formes élémentaires, d’objets ordinaires ou industriels, renvoyant à une réalité américaine spécifique, qu’incarnent également, à leur manière, le mobilier et l’artisanat des Shakers[6] depuis le XIXe siècle. Leurs caractéristiques (simplicité, fonctionnalité, grande qualité de fabrication) anticipent le dépouillement, la rigueur de conception et de réalisation des objets minimalistes, en particulier chez Judd, collectionneur de mobilier Shaker. Parmi les sources « locales » plus récentes, citons l’aménagement de la galerie de Peggy Guggenheim par F. Kiesler en 1942 ou le mobilier néoplastique de l’atelier new-yorkais de Mondrian ; les expérimentations de Charles et Ray Eames sur le contreplaqué et la fibre de verre (années 1940) ; le mobilier moderne et élégant de Knoll (Credenza, 1961) ou plus « pop » de Nelson (canapé Marshmallow, 1956). Il faut encore signaler l’impact des théories du design formulées notamment par Raymond Loewy[7], qui rompent avec le fonctionnalisme au profit d’une conception de l’objet comme signe ou image de la fonction. Les formes dévaluées de la modernité suscitent également un intérêt critique chez Artschwager et Oldenburg : références au mobilier de chambres de motel (Bedroom ensemble, 1963), emploi de matériaux considérés comme vulgaires (Formica, fourrure synthétique, vinyle…).
Du bricolage à la phase industrielle
Au début des années 1960, la mise en œuvre relève fréquemment du bricolage — plus rarement, d’une activité artisanale élaborée : ainsi les sculptures de Smith et LeWitt fabriquées en contreplaqué assemblé et peint ; les premières œuvres tridimensionnelles de Judd, en 1961-62, dont la présence matérielle est accentuée par l’introduction d’objets de remploi (verre armé, disque de cuivre, moule à cake, tuyau), remplacés à partir de 1963-64 par des matériaux neufs (plexiglas, aluminium, panneaux de bois, acier galvanisé, laque) ; les sculptures d’Andre (Cedar piece, 1959), recourant à des techniques élémentaires de menuiserie et d’assemblage, alors qu’Artschwager bénéficiant en revanche de son savoir-faire considérable en ébénisterie, construit des structures géométriques, simulacres de meubles marquetés de Formica.
Mise en œuvre et matériaux recourent très vite aux moyens de production industrielle. Ainsi Flavin puise dans la gamme d’une entreprise de matériel électrique ; Judd supervise les schémas techniques et la fabrication des pièces qu’il délègue à l’entreprise Bernstein. Artschwager procède à la reconversion de sa menuiserie en atelier de sculpture en conservant ses ouvriers. En 1966, est créée la Lippincott Inc. : son unique activité est la fabrication de sculptures métalliques de grandes dimensions (œuvres d’Oldenburg, Sugarman, Morris…). Ce type de collaboration modifie le rapport des artistes au processus de conception et de fabrication, en raison de la précision requise pour le façonnage et l’assemblage — Judd s’est souvent plaint de la difficulté de trouver de bons fabricants — ou des contraintes liées aux dimensions et au poids des pièces — dans le travail de Serra en aciérie au début des années 1970. Il fait aussi, parfois, l’objet de critiques amusées : The Store d’Oldenburg (1961) ne proposait à la vente que des objets « faits-main », périssables, inutilisables, « anti-design ». L’approche ironique des modes de conception, de fabrication et de diffusion des œuvres, proches de ceux de n’importe quel objet manufacturé, est différente dans le projet Hybrid de Laing et Phillips (1966)[8]. Ils conçoivent et réalisent une sculpture sur le modèle d’un produit de grande consommation : étude de marché, échantillons de matériaux et couleurs, prototype aligné sur le goût moyen, vente de maquettes singent les différentes étapes de conception et de mise sur le marché d’un objet conçu en fonction de contraintes économiques.
Sans que l’on puisse toujours parler d’influence, des correspondances apparaissent entre les démarches des artistes et les expérimentations menées, principalement en Italie, par les designers contemporains. Le Radical Design[9] explore les possibilités offertes par le ready-made : la simplicité d’association dans les sièges Mezzadro et Sella de Castiglioni (1957) est proche de celle d’œuvres de Flavin, comme Barbara Roses (1962-64), constituée d’un pot de fleurs et d’une ampoule électrique plutôt kitsch. Il propose aussi de nouvelles relations à l’espace et au corps : les canapés curvilignes et modulables à volonté de Joe Colombo (Additional living system, 1967-68 ; fauteuil Tube, 1969-70) ou Verner Panton (Pantower, 1968-69), font écho, le confort en plus, aux recherches de Morris (relation de la sculpture à l’échelle du corps dans Box for standing, 1961). Au rejet de la structure rigide du meuble (siège Sacco, 1968), correspondent les recherches sur les formes du mou (Oldenburg, Morris, Kusama). Formes et images inédites exploitent les propriétés des matières plastiques (Chaise Panton, 1959-60, moulée d’un seul bloc ; les sièges Pratone (Gruppo Strum, 1966-70), et Marylin (Studio 65, 1972), en mousse de polyuréthane moulée, agrandissements très « pop », d’un carré de pelouse et de lèvres pulpeuses, ou encore le fauteuil d’enfant Spotty en carton plié (Peter Murdoch, 1963), reprenant la forme d’un cornet de frites, sont proches, par le travail sur l’échelle et leur fétichisme humoristique, des productions d’Oldenburg ou Warhol.
L’espace partagé
Minimalistes ou « pop », ces œuvres manifestent la volonté d’instaurer une continuité avec l’espace physique quotidien du spectateur — ce que Marcia Tucker nomme en 1976 un « espace partagé »[10]. D’une échelle généralement proche de celle du corps, les œuvres de Judd, Morris, Oldenburg, Artschwager, Grosvenor, Andre, accentuent la relation à l’architecture : posées directement au sol ou en très haut-relief sur le mur qui les supporte, appuyées contre un angle ou suspendues au plafond, elles explorent des dispositifs non-conventionnels mais proches de l’ameublement. Trop proches, en tout cas, aux yeux de Greenberg, à qui les œuvres minimalistes semblaient si élégamment dessinées qu’elles convoquent le souvenir de l’exposition Good design qui s’est tenue au Moma en 1952[11]. Pourtant, Judd, qui a lui-même une activité de designer à partir du début des années 1970, se défie de ces proximités : en 1965, il déplore que les sculptures d’Artschwager ressemblent trop aux meubles dont elles s’inspirent[12]. Le design est pour Judd une activité séparée de la sculpture : il insiste sur les différences de proportions, de construction, et surtout sur l’absence de fonctionnalité de la sculpture. La position d’Artschwager est des plus intéressantes : « Je fabrique des objets en vue d’un non-usage », déclare-t-il[13]. Ce curieux terme correspond bien au double mouvement animant ses œuvres : celles-ci semblent solliciter le spectateur, par leur familiarité, leur apparente ergonomie, et simultanément se retrancher, par de singuliers écarts (proportions, détails de construction, évocation de possibles rituels…) de l’espace du quotidien qu’elles évoquent. Difficilement réductible à une tendance (minimaliste, pop, hyperréaliste…)[14], la sculpture d’Artschwager pointe peut-être le nœud opératoire des objets spécifiques minimalistes : jouer d’une accointance, d’un point de contact avec l’espace « réel », sans pour autant y adhérer totalement.
L’important travail de Judd sur le plan de l’architecture révèle, sous un autre angle, l’attention portée à ce « point de contact ». On connaît ses griefs à l’encontre des conditions d’exposition au sein des institutions, et sa conception du musée idéal, qu’il concrétise, à partir de 1973, à Marfa (Texas)[15], concevant dans cette ancienne base militaire des espaces d’exposition, de travail et de vie, où s’articulent les relations entre ses œuvres, sa collection, le mobilier. La visibilité de l’œuvre est conditionnée par un aménagement adéquat de l’environnement, sans que l’œuvre elle-même y soit indexée ni qu’elle fusionne avec son cadre architectural.
Dès lors, la frontière est mince entre la conception et l’exposition d’une œuvre et un travail d’aménagement, voire de décorateur. Une fois franchie, émerge une nouvelle fonction de l’artiste en concepteur d’espaces. La présence récurrente de la figure de l’artiste en designer, des pratiques dites hybrides, indexées à l’espace ou au temps de l’exposition, autant que la recherche de nouvelles voies de production et de diffusion semblent aujourd’hui avoir fait l’objet d’une acceptation basée sur la valorisation de l’usage, la volonté de « désacraliser » l’art, ou au moins de le séculariser. Réfléchir aux conditions d’élaboration de cette situation, c’est à quoi ce texte a tenté d’introduire, en remontant la piste de ses filiations « pop » et minimalistes.
[1] Donald Judd, « Specific objects », Art Yearbook, 1965.
[2] Theodor Adorno, L’art et les arts, éd. Desclée de Brouwer, Paris 2002.
[3] Lawrence Alloway, « The arts and the mass-media », in Architectural design, 1958.
[4] Sur la réception de Dada aux Etats-Unis dans les années 1950, voir Judith Delfiner « Quelques gouttes de sauvagerie sur Manhattan », Les Cahiers du Mnam n° 93, automne 2005.
[5] Barbara Rose, « The politics of art, part II », Artforum, New York, janvier 1969.
[6] Sur ce sujet, voir notamment Les Shakers, vie communautaire et design avant Marx et le Bauhaus, Édition du CCI-CGP, Paris 1976.
[7] R. Loewy, La laideur se vend mal, 1963.
[8] Bien que britanniques, Laing et Phillips ont réalisé Hybrid à New York. Sur les rapports entre beaux-arts et arts populaires ou appliqués en Grande-Bretagne, je renvoie à mon compte-rendu de l’exposition Stroll on (commissariat d’Eric de Chassey, Mamco, Genève 2005), in Art 21 #5, décembre-janvier 2005-06.
[9] Cette tendance a fait l’objet d’une importante exposition, The new domestique landscape, (Moma, New York, 1972).
[10] Marcia Tucker « Shared space. Contemporary sculpture and its environment », in 200 years of american sculpture, Whitney museum 1976.
[11] Clement Greenberg, « Recentness of sculpture », Art International, avril 1967. Good design était une série d'expositions de mobilier moderne. Voir James Meyer, Minimalism, art and polemics in the sixties (Yale University Press, New Haven et Londres, 2001), en particulier le chapitre « Recentness of sculpture : minimalism and Good design » (p. 210-221).
[12] Donald Judd, « In the galleries : Richard Artschwager », Arts Magazine, mars 1965.
[13] « The object : still life », interview d’Artschwager par Jan McDevitt, Craft Horizons, sept-oct. 1965.
[14] Sur un aspect des descendances communes au minimalisme et au pop art, voir « Minimal pop » (Commissariat Petra Bungert & Friederike Nymphius), in Peinture : cinq regards, Éditions du regard, Galerie les filles du calvaire, Paris-Bruxelles 2005, ainsi que mon compte-rendu de cette exposition in L’art même #26, 1er trimestre 2005.
[15] Voir www.chinati.org
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