Tristan Trémeau et moi venons d'achever la rédaction d'une contribution aux débats entourant les pétitions auxquelles ont donné lieu la démission d'Olivier Kaeppelin de sa mission de responsable du projet du Palais de Tokyo.
Parfois, pour y voir clair, il faut en savoir long. Aussi ce texte est-il long et nous vous conseillons de le copier-coller pour le lire à votre aise. Nous le publions sur nos blogs respectifs, en espérant contribuer à la clarification des débats. Au plaisir de lire commentaires et réactions.
Depuis l'annonce de la démission d’Olivier Kaeppelin de son poste de responsable de définition du projet du Palais de Tokyo (Le Monde, 30 avril 2011, http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/04/30/le-palais-de-tokyo-perd-son-responsable-des-projets-olivier-kaeppelin_1515115_3246.html), plusieurs pétitions circulent dans les réseaux de l'art contemporain en France. Ces pétitions témoignent de positions contradictoires quant au destin de ce lieu et à l'identification des stratégies et enjeux de visibilité de la «scène artistique française ». Essayons d'y voir plus clair en résumant l'affaire et les arguments des différentes pétitions, en relevant les enjeux esthétiques et institutionnels sous-jacents à partir d'une proposition de décorticage d'une partie de l'histoire récente et complexe de l'art contemporain et de ses institutions en France, avant de tirer de tout cela des interprétations qui pourraient éclairer et nourrir les débats qui entourent le rôle actuel et à venir du Palais de Tokyo.
La première pétition en date, intitulée « Nouveau scandale à la Culture : le Palais de Tokyo », dénonce une démission forcée qui serait le résultat d'une « série de pressions et d'obstacles bureaucratiques visant à rendre impossible la réalisation du projet » d'Olivier Kaeppelin, «dans des conditions qui ont le soutien du plus grand nombre d'artistes ». Cette pétition réclame par ailleurs le maintien d'Olivier Kaeppelin dans ses fonctions et la reconnaissance par Frédéric Mitterrand de ses compétences à mettre en œuvre un projet pour lequel il avait été missionné en 2009 par l'ancienne Ministre de la Culture, Christine Albanel. Un projet qui, selon les auteurs de la pétition, devait pallier l'absence de « lieu spécifique » dévolu à Paris à la visibilité et au soutien institutionnels de la « scène artistique française occultée depuis plus de trente ans ». Initiée par des artistes (Christian Bonnefoi, Bernard Moninot, Sylvie Turpin, Alain Fleischer) et un historien de l'art (Jean-Louis Schefer), cette pétition a recueilli à ce jour plus de 800 signatures d'artistes de différentes générations et d'obédiences esthétiques très diverses, d'historiens de l'art et de critiques d'art, de galeristes et de collectionneurs, de conservateurs de musées et de responsables de centres d'art. Un article d'Harry Bellet et de Philippe Dagen dans Le Monde du 4 mai (« Olivier Kaeppelin largement soutenu », http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/05/04/olivier-kaeppelin-largement-soutenu_1516784_3246.html), puis une tribune de Catherine Millet dans Libération du 5 mai (« Arts : Un Ministre sans signature », http://www.liberation.fr/culture/01012335496-arts-un-ministre-sans-signature) ont vite relayé ces accusations de pressions et de manipulations bureaucratiques et ce soutien au projet d'Olivier Kaeppelin.
Quelques jours plus tard, une « contre-pétition » (« Une nouvelle dynamique pour l'art français »), émanant directement des services du Ministère de la Culture et diffusée par voie d'e-mails au sein de ces services, fit long feu. Ce texte salue une « reconnaissance internationale inédite » des artistes français appartenant à une « génération qui a construit, en l'espace de quinze ans, parfois dans une réelle difficulté financière et politique, des outils modernes, branchés sur le monde, qui fonctionnent enfin ». Parmi ces outils, le Palais de Tokyo tel que nous le visitons aujourd'hui, c'est-à-dire le site de création contemporaine créé par Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans en 2001, à qui a succédé Marc-Olivier Wahler en 2006, et dont ce texte défend le rôle efficace pour la visibilité internationale des jeunes artistes français, en raison d'une politique de «mixité (artistes de toute génération, de toute nationalité, de tout médium» et d' « ouverture (partenariats avec des institutions étrangères, des fondations privées, des galeries et des collectionneurs, accueil de commissaires étrangers, présence sur les foires et les biennales internationales) ».
Une publication partielle et éphémère de ce texte sur internet, sous un nouveau titre (« Un nouvel élan pour l'art français »), n'a été suivie d'aucune annonce ou signature — pas même celles de leurs auteurs. Le jour où cette contre-pétition disparut d'internet, un nouveau texte, intitulé «Ce n'est pas notre histoire », parvint par e-mail, de forward en forward, aux acteurs des réseaux de l'art contemporain en France. Sans signataires mais annoncé comme une «Lettre ouverte au Ministre de la Culture » diffusée par trois journalistes des Inrockuptibles (Jean-Max Colard, Claire Moulène, Judicaël Lavrador) et par Patrice Joly (directeur de Zoo galerie à Nantes et des magazines 02 et 04), ce nouveau texte est une version largement revue et amendée de la contre-pétition émanant des services du Ministère de la Culture. Ce nouveau texte moque d'abord la position de « sauveur » ou de « messie » de la scène artistique française que s'arrogerait Olivier Kaeppelin et que lui reconnaîtraient ceux qui le soutiennent, puis il reprend les arguments de la contre-pétition issue des services ministériels en saluant la reconnaissance internationale d'artistes exposés « de San Francisco à Karlsruhe, de la Tate Modern de Londres au KW de Berlin » et en faisant valoir les « acteurs qui œuvrent au quotidien (…) dans les écoles d'art, les centres d'art, les musées et les Frac, dans les galeries, et via le réseau ouvert des commissaires indépendants, de plus en plus nombreux ». S'inquiétant ensuite, sans jamais le nommer, que le projet de Kaeppelin consiste à « combler les lacunes anciennes du Centre Pompidou et à y organiser (au Palais de Tokyo) des sessions de rattrapage pour des artistes délaissés », voire à défendre une « simple visée identitaire avec des artistes français confirmés », cette contre-pétition revendique au contraire une « idée autrement plus complexe et dynamique de la scène française, hétérochrone, intergénérationnelle, aux acteurs nombreux et divers (…), et surtout traversée par une mondialisation dont certains ici semblent n'avoir encore pas pris la mesure ». Enfin, ce texte demande au ministère qu'il procède à un appel d'offre « ouvert et international » soumis à la définition et à l'évaluation d' « une commission indépendante d'experts français et étrangers » afin de rétablir « un projet discrédité par tant d'intrigues et de guerres de tranchées ».
Comme l'écrit un commentateur de cette contre-pétition sur Facebook, celle-ci en dit à la fois trop et pas assez, et semble surtout commandée par un esprit de fratrie. Ce qui nous a quant à nous frappés lors de sa lecture est la dimension de déni que manifeste son titre (« Ce n'est pas notre histoire ») : déni des dimensions politiques de la démission de Kaeppelin, due à des dysfonctionnements graves de la démocratie en France, déni d'une histoire complexe de l'art contemporain et de ses institutions en France depuis une trentaine d'années. Or, ce sont précisément ces deux points cruciaux qui nous ont conduit, ainsi que la majorité des pétitionnaires, à signer la pétition « Nouveau scandale à la Culture : le Palais de Tokyo ». Avant de confronter nos positions à celles des contre-pétitionnaires et de discuter les intérêts et faiblesses du projet que porte Olivier Kaeppelin pour contribuer aux débats qui touchent au rôle que pourrait avoir le Palais de Tokyo, il nous faut d’abord, comme on disait naguère, préciser « d’où l’on parle » et énoncer les raisons pour lesquelles nous avons signé la pétition « Nouveau scandale à la culture : le Palais de Tokyo ».
Les raisons d'une pétition
Tout d'abord, la démission forcée d’Olivier Kaeppelin de ses responsabilités de définition du projet du Palais de Tokyo est selon nous révélatrice de dysfonctionnements scandaleux de la démocratie en France. Cette mission, qui lui avait été confiée par la précédente Ministre de la Culture, Christine Albanel, lui a été, dans les faits, rendue impossible à finaliser. Comment? La signature, par Frédéric Mitterrand, de la nomination d'Olivier Kaeppelin en tant que Président du Palais de Tokyo n’a pas été transmise et retranscrite au Journal Officiel, étape nécessaire à la validation de cette nomination. Comme l’écrit ironiquement Catherine Millet (Libération, 5 mai), le commissionnaire a « sans doute glissé sur une peau de banane» sur le chemin qui le conduisait du ministère au Journal Officiel. Cette histoire minable s’ajoute à une longue liste de décisions opaques et arbitraires — songeons à la récente affaire du remplacement d’Olivier Py par Luc Bondy au Théâtre de l’Odéon — qui disqualifient à la fois l’actuel Ministre de la Culture, son cabinet et plus généralement les organes démocratiques français. Les affaires de nomination et de dé-nomination, d’annonces de nomination et de démentis d’annonces de nomination par voix de presse — et on en passe — pourrissent en effet tous les domaines de l’action politique en France (les exemples se sont multipliés dans les secteurs artistiques, judiciaires, télévisuels, industriels, bancaires…). Ceci a pour effet principal de décrédibiliser les choix politiques en raison d’une absence de transparence des procédures démocratiques.
L’autre conséquence est de donner de la démocratie française l'image d'une administration minée par les intérêts personnels et de clans. C’est ce que laisse entendre l’article de Philippe Dagen et Harry Bellet (Le Monde, 4 mai). Les auteurs y citent les propos de deux artistes, Olivier Blanckart et Éric Corne, qui attribuent un rôle de flingueur ou de porte-flingue à Mark Alizart, ancien directeur-adjoint du Palais de Tokyo et actuel conseiller de Frédéric Mitterrand « pour les arts plastiques, les industries de la mode et du design, les métiers d'art et le patrimoine immatériel ». On apprend également dans cet article que Mark Alizart aurait diffusé auprès de la presse des informations partiales sur le projet de Kaeppelin afin de le décrédibiliser et de le ringardiser. L'article d'Emmanuelle Lequeux annonçant le « départ » d'Olivier Kaeppelin du Palais de Tokyo pour la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence (Le Monde du 30 avril, http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/04/30/le-palais-de-tokyo-perd-son-responsable-des-projets-olivier-kaeppelin_1515115_3246.html) se trouve ainsi soupçonné de relayer les manipulations d'Alizart en parlant d'un « projet pour artistes déjà consacrés, ou qui sont un peu oubliés, voire qui sentent la naphtaline pour certains ». Dans ce même article, on apprend que Hans Ulrich Obrist, ancien curateur au Musée d'art moderne de la ville de Paris et actuellement directeur de la Serpentine Gallery à Londres, «ferait partie des candidats pressentis pour programmer le Palais ». Qu'elles soient légitimes ou non, ces accusations traduisent une perception désastreuse de l’état de la démocratie en France : l’absence de transparence des procédures de sélection et de nomination des responsables d’institutions conduit à soupçonner toute sorte de manigance et de manipulation possible. Et tout ceci nourrit autant le rejet populaire « des politiques » et « de la politique », désastreux pour la démocratie, qu’une perception négative du monde de l’art contemporain comme un monde de connivences et de concurrences de clans.
Une autre raison pour laquelle nous avons signé cette pétition est que nous y avons reconnu l'expression d'une exaspération légitime d'artistes confrontés à un nouvel épisode de destruction d'un projet que portait Olivier Kaeppelin, certes, mais aussi et surtout d'un projet qui date de douze ans et qui n'a jamais abouti en raison de guerres intestines permanentes au sein du Ministère de la Culture et des principales institutions d'art contemporain à Paris. Ce qui, par exemple, est passé sous silence dans les trois contre-pétitions évoquées est la bataille qu'a menée Olivier Kaeppelin, quand il dirigeait la défunte DAP (Délégation aux Arts Plastiques), contre les tentatives de préemption par le Centre Pompidou des 9 000 m2 d'espaces vacants du Palais de Tokyo. Ce afin d'enfin concrétiser le second volet, laissé en souffrance depuis 2001, de consacrer ces espaces à ce que l'artiste Olivier Blanckart nomme des «galeries nationales d'art contemporain propres à exposer, dignement, et de leur vivant, les excellents artistes de toutes origines qui travaillent dans ce pays ». De fait, le projet de Kaeppelin ne remet pas en cause l'existence du site de création contemporaine (premier volet dont les maîtres d'œuvre furent en 2001 Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans), il consiste à enfin mettre en œuvre le second volet qui avait pour starter, à l'instar du premier, la mobilisation d'artistes signifiée en 1999 par une pétition-manifeste du « Collectif les artistes». Cette pétition de 1999, adressée à Catherine Trautmann, alors Ministre de la Culture du gouvernement Jospin, initiée et signée par des artistes alors majoritairement trentenaires (http://lecollectif.free.fr/lettre1.html), revendiquait la prise en charge de la définition et de la direction du projet du Palais de Tokyo par un comité d'artistes, arguant du fait que le secteur des arts plastiques est le seul parmi tous ceux de la création qui ne compte pas d'artistes parmi les responsables de ses institutions (contrairement au théâtre, à l'opéra, au cinéma, à la danse…).
Revendiquer une « prise de pouvoir » par les artistes signifiait en creux une défiance vis-à-vis des institutionnels français, soupçonnés de n'agir qu'en fonction de leurs propres intérêts — et non de l'intérêt des artistes et de l'intérêt général. Ce soupçon, très vivace et tenace dans les milieux de l'art en France, est nourri d’une part par la permanence des «tentatives de putsch » et « guerres d'usures intestines » que reconnaissent aussi les contre-pétitionnaires de l'actuelle « Lettre ouverte au Ministre de la Culture», et qui traduisent une confiscation des débats sur les missions des institutions au profit de personnalisations des enjeux, et d’autre part, par l'attitude d'un grand nombre d'institutionnels arrivés aux affaires au début des années 1980 : comme le rappelle assez justement Catherine Millet (Libération, 5 mai), un « complexe d’infériorité » caractérise, depuis le tournant des années 1980, « un certain nombre de nos fonctionnaires de la culture qui rougissent d’appartenir à des institutions qui ont, c’est vrai, en grande partie raté le dernier train des avant-gardes historiques dans les années 1960-1970 et qui, pour être sûrs de ne pas se tromper cette fois, attendent leur légitimation de l’étranger ». Ce fut sans doute le double effet de la défaite de Roger Bissière face à Robert Rauschenberg pour l’attribution du Grand Prix de la Biennale de Venise en 1964 (épisode archi-connu en lequel se lit communément la confirmation du déplacement de Paris à New York du centre du monde de l’art) et de l’inconsistance quasi générale de la critique d’art et de l’histoire de l’art contemporain en France dans les années 1950 à 1970 — en comparaison avec les États-Unis notamment — qui conduisit à une «intériorisation de l’ignorance dans laquelle la scène internationale a tenu les artistes français » et à une possible transformation « en mépris » de ces derniers par une nouvelle génération d'institutionnels.
Exemplaire de ce complexe d’infériorité, de cette intériorisation de l’ignorance internationale et de ce mépris fut l’exposition Manifeste qui, en 1992 au MNAM-Centre Georges Pompidou, représenta l’histoire de l’art contemporain à partir d’un choix opéré dans les collections du musée. Les artistes français y occupaient, pour la période 1960-1990, une place dérisoire, ultra minoritaire. Ce qui fit scandale, et conduisit l'année suivante le MNAM à opérer une séance de rattrapage en assimilant pathétiquement les productions artistiques réalisées en France à un récit secondaire signifié par le titre de l'exposition : Manifeste 2, une histoire parallèle (1960-1990). Comme le rappellent Olivier Kaeppelin au sujet de son projet et les pétitionnaires qui le soutiennent, une telle situation est inimaginable dans les autres pays et ne cesse d’étonner les conservateurs, critiques et artistes étrangers. Les artistes allemands, britanniques, espagnols, italiens, américains, belges et autres ont de la chance : ils n'ont pas à réclamer d'être pris en considération par les responsables des musées de leurs pays, ils y apparaissent toujours majoritaires. En France, les artistes peuvent vivre cette situation d'occultation ou de mépris comme une double peine : non seulement ils se retrouvent obligés de réclamer une représentation correcte de leurs créations dans les institutions de leur pays, mais ils peuvent aussi, en raison de cette revendication, se voir soupçonnés — accusés même — de visées identitaires et nationalistes !
Hallucination ? Mauvaise foi ? Poids des « débats » et des politiques identitaires perverses de l'actuel gouvernement ? Confusion avec les pathétiques discussions sur des quotas de binationaux à la FFF ? Restons-en aux faits. La pétition « Nouveau scandale à la Culture : le Palais de Tokyo » a été signée par de nombreux « binationaux » de l'art, Allemands, Anglais, Autrichiens, Belges, Italiens, Espagnols… (Jan Voss, Peter Briggs, Mick Finch, Miquel Mont, Gabriele Chiari, Éric Duyckaerts, Veit Statmann, pour n’en citer que quelques-uns), venus travailler en France pour se confronter à des productions artistiques et à un contexte théorique qui s'est constitué depuis les années 1960, qu'ils jugeaient passionnant et qu'ils s'étonnent toujours de voir si peu reconnus et soutenus. Cette pétition a également reçu la signature de galeristes et de collectionneurs, de critiques et historiens de l'art, de responsables d'institutions publiques et privées difficilement soupçonnables d'une quelconque « préférence nationale » dans leurs écrits et choix de programmation (Antoine de Galbert, Yve-Alain Bois, Georges Didi-Huberman, Thierry de Duve, Éric de Chassey, Thierry Raspail, Philippe Cyroulnik, Joëlle Pijaudier-Cabot, Ulrike Kremeier…). On trouve également parmi les signataires le philosophe anglais Philip Armstrong qui fut, avec les Américains Stephen Melville et Laura Lisbon, le commissaire de la seule exposition importante (As Painting : Division and Displacement) qui ait, à l'échelle internationale, confronté les situations de la peinture en France, en Allemagne et aux États-Unis depuis Martin Barré, Robert Ryman et Gerhardt Richter jusqu'à Christian Bonnefoi, Imi Knoebel et Polly Apfelbaum. C'était en 2001, au Wexner Center for the Arts à Colombus, dans l'Ohio, et le catalogue édité par MIT Press, vite épuisé, est devenu la référence internationale pour avoir un accès à une histoire de la peinture issue du modernisme non limitée à une partie entre les USA et l'Allemagne. Le critique d'art américain Saul Ostrow, l'artiste et critique d'art anglais Mick Finch, également signataires de la pétition, effectuent aux USA et en Angleterre le même travail que très peu d'historiens de l'art et critiques d'art français osent produire en raison du peu de capital symbolique que procureraient des recherches et des écrits sur l'art produit en France depuis les années 1960.
On touche là à un autre point important : cette pétition de soutien au projet de Kaeppelin de faire du Palais de Tokyo un lieu de reconnaissance et de promotion de la création en France depuis les années 1960-1970 rappelle que, pour tout artiste, l'accès à une reconnaissance symbolique par son inscription dans l'histoire de l'art est, à un moment, une visée évidente et légitime. Or, à quelques exceptions près (Daniel Buren, Christian Boltanski, Annette Messager, Sophie Calle…), aucun artiste français né entre 1935 et 1960 n’a connu, au-delà de la France, de reconnaissance importante, tant en termes d’expositions muséales que d’intégration à une histoire de l’art envisagée à l'échelle internationale.
Il n'est donc pas étonnant de retrouver parmi les pétitionnaires de nombreux artistes dont les œuvres, extrêmement diverses dans leurs parti-pris esthétiques (de Christian Bonnefoi à Orlan, de Bernard Moninot à Jean-Luc Moulène, de Daniel Dezeuze à Vincent Corpet, de Pascal Convert à Pierre Ardouvin, d'Alain Fleischer à Gilles Barbier, de Martine Aballéa à Fabrice Hyber, de Robert Combas à Paul Pouvreau...), n'ont pas accédé à cette reconnaissance internationale et qui voient dans le projet d'Olivier Kaeppelin une chance, un « espoir ». On retrouve aussi parmi ces pétitionnaires la majorité de ceux qui avaient signé la pétition de 1999 appelant à une prise en charge par les artistes de la destinée du Palais de Tokyo. Au total, ce sont des représentants importants de deux générations d'artistes qui s'engagent aujourd'hui, celle apparue au tournant des années 1960-1970 et celle apparue au tournant des années 1980-1990. Des artistes qui, pour le coup et pour une fois, accordent leur confiance à un institutionnel, Olivier Kaeppelin, qui a pourtant fait toute sa carrière au sein du Ministère de la Culture et qui appartient à cette génération d'institutionnels épinglés par Catherine Millet. Comment comprendre cette confiance ? Outre la reconnaissance de ses qualités — au premier rang desquelles sa connaissance approfondie de l'art en France, sa proximité avec les artistes et son absence de dogmatisme —, les pétitionnaires voient en Olivier Kaeppelin, dans sa bataille pour que le Palais de Tokyo ne soit pas accaparé par le Centre Pompidou et dans son projet pour le Palais de Tokyo, la garantie de réalisation d'un projet que les artistes ont non seulement soutenu mais initié.
Résumons. Comme le rappelle l'artiste Olivier Blanckart dans un texte qui circule actuellement par voie d'e-mails, en 1997 fut lancée par des artistes l'idée de créer dans le 13ème arrondissement parisien alors en rénovation (en l'occurrence rue Cantagrel), un centre d'art dont la vocation eut été de soutenir les artistes travaillant en France, souffrant d'une carence de visibilité dans le contexte difficile d'un marché de l'art peu dynamique. Blanckart détaille même une scène : en janvier 1997, lors d'un «vernissage d'une exposition organisée à la Cité Internationale des Arts… par Olivier Kaeppelin », l'artiste Djamel Tatah avait interpellé le Ministre de la Culture de l'époque, Philippe Douste-Blazy, pour que l'État s'engage à soutenir un projet de lieu d'exposition parisien appelé à représenter la scène artistique française dans sa diversité. Le tout dans un contexte où les milieux de l'art contemporain se désespéraient de voir les Galeries nationales du Jeu de Paume, sous la direction de Daniel Abadie, opérer des séances de rattrapage consécutives aux manquements du Centre Pompidou (cf. ce que nous rappelions au sujet des deux expositions Manifeste) en consacrant des expositions monographiques à des artistes pourtant déjà inscrits dans l'histoire internationale de l'art (Alechinsky, Zao-Wu-Ki, Arman, Spoerri, Stämpfli…) en lieu et place du projet initial du lieu qui était à la fois rétrospectif et prospectif. L'idée de créer un centre d'art parisien consacré à la visibilité de la création en France ne connut pas de suites sous cette forme, en ce lieu et avec ses initiateurs (les artistes), mais elle fit son chemin et aboutit à la création en 2001 du site de création contemporaine du Palais de Tokyo. Un lieu qui s'est depuis imposé à l'échelle internationale comme une étape incontournable de la scène artistique contemporaine internationale. Néanmoins, comme le rappelle encore Blanckart, « l'autre volet du projet qui avait été souhaité dès l'origine par et pour les artistes travaillant en France n'avait jamais été réalisé ». D'où « la crainte et l'ardeur pétitionnaire des artistes par centaines » qui soutiennent aujourd'hui Olivier Kaeppelin.
Face à cette revendication émanant d'artistes de générations différentes et de parti-pris esthétiques hétérogènes, les deux versions de la contre-pétition issue de services ministériels et la « Lettre ouverte » diffusée par les journalistes des Inrockuptibles se montrent singulièrement oublieuses de cette histoire et condescendantes vis-à-vis de ses acteurs (« des sessions de rattrapage pour des artistes délaissés ? »), voire insultantes («une simple visée identitaire ? »). Surtout, ces contre-pétitions traduisent une lecture strictement générationnelle de l'histoire récente de l'art et de ses institutions en France, en saluant une « nouvelle génération d'artistes français (qui) réussit à s'exporter et à surmonter les difficultés qu'avaient rencontré leurs aînés », ce dont témoignent « des monographies à Los Angeles, New York, Berlin, à la Tate Modern ou à la Fondation Pinault, (…) des prix internationaux et des pleines pages dans le New York Times ou les couvertures d'Artforum ». Ces artistes ne sont pas nommés, mais on devine que les auteurs évoquent ceux associés aux théories de l'esthétique relationnelle et de la post-production élaborées par Nicolas Bourriaud, à la programmation du Palais de Tokyo, ainsi que ceux promus — par les diffuseurs de la « Lettre ouverte » — dans le livre French Connection, édité en 2008 aux Presses du réel et dont l'ambition est de «dresser le portrait d'une scène artistique française, dont le dynamisme, la prolixité, sont aujourd'hui manifestes ». La critique des Inrockuptibles en était élogieuse, et présentait l’ouvrage comme « un panorama ultracomplet et bien agencé des dix dernières années en matière d’art contemporain français ».
Quelle « scène artistique française »?
Que l'on adhère ou non aux choix et parti-pris esthétiques de la programmation du Palais de Tokyo depuis 2001, des auteurs et diffuseurs de ces contre-pétitions, force est de reconnaître que les artistes — et notamment les artistes travaillant en France — ayant bénéficié du soutien et des réseaux de cette institution sont effectivement ceux qui ont atteint aujourd'hui une visibilité internationale. Mais au Palais de Tokyo comme dans les pages de nombre de magazines, contrairement à l'ouverture et à l'exemplarité annoncées (il faut « construire une idée autrement complexe et dynamique de la scène française, hétérochrone, intergénérationnelle », dit la « Lettre ouverte »), ce soutien — réel — à un certain nombre d’artistes français est sous-tendu par des critères esthétiques et idéologiques, jamais énoncés dans ces contre-pétitions, mais visibles dans les choix de leurs auteurs et diffuseurs comme lisibles dans leurs écrits : une esthétique néo-pop et une posture mélancolique vis-à-vis du modernisme, une idéologie post-politique et un rapport dépolitisé à l’art. Au final, l'élément le plus significatif de la « Lettre ouverte », la plus complète des trois contre-pétitions qui répond à la pétition de soutien à Kaeppelin, est incontestablement, comme nous l’évoquions déjà plus haut, son titre : « Ce n'est pas notre histoire ». Rédigé en forme d’hommage à l’exposition Notre Histoire au Palais de Tokyo en 2006 (bouquet final de l’ère Bourriaud-Sans), ce que ce titre suggère, c’est bien la volonté de passer sous silence ce qui, dans la production artistique contemporaine, ne semble pas « cadrer » avec le mainstream de la représentation de l'art actuel — en clair, « On s’en fout ».
Soit, mais quelle est donc « leur » histoire ? Essentiellement une histoire qui repose sur une lecture générationnelle de l’art. Issu de la sociologie des années 1960, rapidement récupéré par le marketing, le concept de «génération » — de « nouvelle génération », même — occupe une place essentielle dans ce discours dominant. En fait de « nouvelle génération », de qui parle-t-on ? De la poignée d’artistes (dont l’engagement et la qualité du travail ne sont pas en cause ici) qui ont connu la gloire des couvertures d'Artforum, des colonnes du New York Times et des foires internationales ? Que quelques-uns soient parvenus à tirer leur épingle du jeu suffit-il à les désigner comme exemples valant pour l'ensemble ? Leur degré de visibilité suffit-il à en faire la « nouvelle génération », quand tant d’artistes talentueux et singuliers sont d’emblée écartés ? Ne nous décrit-on pas l’arbre qui cache la forêt ? Se cramponner ainsi à la réussite internationale de quelques-uns, c’était aussi l’attitude du jury des risibles Art Awards décernés par Beaux-Arts Magazine durant l’hiver 2005. La collusion d'intérêt entre membres du jury et élus y régnait de façon éclatante, les congratulations satisfaites et les légitimations réciproques y étaient érigées en système : est-ce par un tel cirque que l’art doit être promu ?
Par ailleurs, les contre-pétitionnaires ont beau évoquer le rôle des centres d'art, des Fracs et des écoles d'art dans l'émergence de la dynamique qu'ils saluent, ils n'envisagent manifestement pas que ces structures doivent énormément à plusieurs générations d'artistes, de critiques, d'amateurs et d'activistes culturels. Ainsi des réseaux de centres d'art qui s'appuient, historiquement, sur le travail réalisé en régions, dès la fin des années 1960, par des artistes et des activistes qui comblèrent des manques sidérants de lieux de visibilité de « l'art vivant », comme on le nommait à l'époque, puis de l'art contemporain ou actuel, en créant des lieux associatifs, parfois subventionnés, devenus ensuite des institutions prises en charge par des villes, des départements, des régions et l'État. Ainsi des Fracs, dont le projet de définition a été, dans les années 1970, porté par des artistes. Ainsi enfin des écoles d'art, dans lesquelles ont enseigné ou enseignent toujours des pétitionnaires qui soutiennent le projet Kaeppelin (de Daniel Dezeuze à Pierre Savatier, de Bernard Moninot à Paul Pouvreau, de Joël Kermarrec à Sylvie Blocher, d'Ange Leccia à Bernard Lallemand, de Noël Dolla à Olivier Nottelet…) et où ont étudié celles et ceux qui, de la « nouvelle génération », ont «réussi » en bénéficiant à la fois des politiques des Fracs, des centres d'art et des écoles d'art. Des politiques qui sont par ailleurs aujourd'hui menacées par une volonté manifeste de l'État français de casser les missions publiques de démocratisation, de décentralisation, de coopération et de mutualisation que portent ces institutions. Avec la pression budgétaire, le nombre d'expositions programmées dans les centres d'art et les Fracs se réduit ces dernières années, tandis que la durée des expositions s'accroît — ce qui a pour effet de réduire le nombre d'artistes représentés. Quant aux écoles, elles vivent actuellement l'obligation de devenir administrativement autonomes et de soumettre leur pédagogie à des impératifs de recherche et de professionnalisation comme une menace pour leur survie (http://www.youtube.com/watch?v=R_p4f6rpKxU).
Négliger cette situation peut revenir à s'aveugler complètement sur un enjeu politique majeur aujourd'hui et qui peut se formuler ainsi : veut-on vivre une « scène artistique française » dont l'unique moteur et dynamique serait la libéralisation violente du « marché des visibilités», uniquement dictée par la concurrence et marquée par des volontés hégémoniques ? C'est en quelque sorte ce qui sous-tend les propos dénonciateurs d'Éric Corne, artiste, commissaire d'exposition et fondateur du centre d'art Le Plateau à Paris, rapportés dans Le Monde du 4 mai : « Alizart (rappel : le conseiller de Frédéric Mitterrand auquel est prêté le rôle de porte-flingue visant le projet porté par Kaeppelin) incarne la communication et les valeurs de la mode dans toute leur brutalité, que subit depuis trop longtemps la création contemporaine en France ». Ces valeurs, on peut en dater l'émergence à la fin des années 1990, lorsque des acteurs de l'art en France conçurent un complexe face à l'efficacité du dispositif marketing et médiatique qui entoura l'invention et la promotion des YBAs (Young British Artists) par le collectionneur et galeriste anglais Charles Saatchi. Comme l'écrivait en 2001 le critique d'art François Piron dans un essai publié dans le catalogue de l'exposition Traversée au Musée d'art moderne de la Ville de Paris (essai dans lequel il s'interroge de façon très précise sur la demande qui lui était faite de parler de la « situation de la scène artistique française »), un effet de ce complexe fut que le musée, en tant qu'institution « par excellence de la validation artistique », semblait désormais «vouloir faire la preuve, constamment réitérée, de son audace, de sa souplesse et de sa flexibilité, autant de termes liés intrinsèquement à un imaginaire libéral, et non plus de sa compétence et de sa scientificité, valeurs de travail désormais vouées aux gémonies ». Dans ce contexte, un « chorus harmonieux » galvanisé par une croisade pour la défense de la création française (Jérôme Sans déclarait en février 2002 dans un entretien paru dans L'Œil que Nicolas Bourriaud et lui voulaient « être les ambassadeurs à l'étranger des artistes français présentés au Palais de Tokyo »), modélisée sur la promotion des YBAs, définissait ainsi l'art français : « Aujourd'hui, c'est dans la musique et les arts plastiques que s'opère la révolution la plus fondamentale », expliquait le dossier de presse de l'exposition Propice, organisée à l'Espace Paul Ricard à Paris en 1999. « Entre les deux, nombreuses sont les passerelles (…) Un certain esprit français se fait jour, où dominent l'humour, la dialectique et le rythme. Un esprit français s'exporte et flamboie dorénavant sous l'appellation de « French Touch ». Une French Touch que Ricard s'associe naturellement et qu'il célèbre en jaune et de multiples manières ».
De la French Touch à Fresh Théorie, le marketing générationnel occupe en effet depuis une quinzaine d'années le devant de la « scène » en prétendant à l'hégémonie culturelle d'un courant esthétique et intellectuel, marqué par une sémillante idéologie post-historique et post-idéologique, arrogante et postmodernement cynique, qui renvoie « l'autre » — même le plus semblable — au négligeable, à l'inadaptation partielle ou chronique — qu'on le traite, lui ou son œuvre, de ringard, de has been, de naphtaliné, de hors-contexte ou d' « imbitable ». Alors, oui, face à cette conception marketing et générationnelle de l'art produit en France, il nous semble primordial de faire valoir une vision intergénérationnelle, ouverte sur un plan esthétique et consciente de son histoire complexe et plurielle, un projet solidaire, mutualiste et coopératif, que le projet porté par Olivier Kaeppelin pour le Palais de Tokyo peut permettre. Il a des défauts, mais après tout pourquoi ne pas proposer aujourd'hui de l'amender en certains points. Comme le dit Denys Zacharopoulos (ancien directeur du centre d'art de Kerguéhennec et ancien inspecteur à la création artistique), dans une discussion sur Facebook, « le problème n'est pas Olivier Kaeppelin qui a tous les mérites du monde pour ce qu'il a pu faire sous ses différentes fonctions et profils pour effectivement soutenir la création et la diffusion de l'art en France, et que pour ces mêmes raisons nous avons tous soutenu et que nous soutenons encore. Le vrai problème est de trouver le sens même de la mission du Palais de Tokyo, de ses espaces et de son statut, ainsi que de toute institution publique. Il est urgent de voir une institution artistique et culturelle naître pour servir un vrai cahier des charges qui lui soit propre plutôt que pour éclairer le profil de l'homme politique qui l'institue ou la destitue par sa lettre de cachet ».
Nous partageons pleinement ces propos et c'est pourquoi nous voulons questionner, maintenant, les tenants et aboutissants du projet porté par Kaeppelin, les problèmes qu'il soulève et les perspectives qu'il nous semble légitime et nécessaire d'envisager pour le Palais de Tokyo.
Quelles perspectives?
Le projet d'Olivier Kaeppelin a pour ambition de restituer, en plus de l'actuel site de création contemporaine auquel il ne touche pas, une vision plurielle de la création artistique en France sur plusieurs générations, en consacrant les 9 000 m2 vacants à des expositions monographiques et collectives d' « artistes confirmés » mais qui n'ont pas accédé à une reconnaissance internationale ni intégré les livres d'histoire de l'art à l'échelle internationale. Dans la tribune de Catherine Millet, on apprend que Kaeppelin voulait « casser le ronron des rétrospectives » en les accompagnant « d'expositions satellites ». Ainsi, « Anne et Patrick Poirier, invités à présenter leurs œuvres récentes, confiaient eux-mêmes des cartes blanches à Werner Herzog et à Marc Augé sur le thème de l'utopie, et choisissaient de montrer l'œuvre d'Absalon qui avait été leur ami et assistant ». Par ailleurs, « de petites galeries devaient être confiées à des personnalités diverses, collectionneurs, critiques, artistes pour des tribunes libres ». Etc.
Tout cela est très intéressant et même louable, mais peut prêter le flanc à la critique lorsqu’on envisage cet aspect du projet dans son articulation avec l’actuelle mission du site de création contemporaine. Comme le remarque André Rouillé dans un récent éditorial (http://www.paris-art.com/art-culture-France/ressouder-la-scene-artistique/rouille-andre/356.html#haut), ce projet peut être perçu comme une vision qui «entérine, redouble, et ainsi cautionne sans l'interroger, le clivage de la création plastique en deux camps hermétiques, les « créateurs confirmés de la scène française » et la « création émergente française et internationale ». Et il donne même à ce clivage du champ de la création la consistance d'une expression spatiale et architecturale en envisageant de superposer les deux scènes : les jeunes-émergents au-dessus (dans l'actuel Palais de Tokyo), les confirmés au-dessous (dans les sous-sols promis à la réhabilitation). La superposition des lieux venant, de fait encore, renforcer la hiérarchie et la disjonction entre les deux scènes ».
On peut comprendre cette disjonction ennuyeuse comme un effet des efforts de diplomatie de Kaeppelin, donnant ainsi toutes les garanties de préservation du site de création contemporaine à son directeur, Marc-Olivier Wahler, qui selon des témoignages publiés dans la presse lui opposait une sorte de guérilla interne. Mais le résultat de ces tentatives d'arrangements diplomatiques — je ne marcherai pas sur vos platebandes, comme cela vous ne marcherez pas sur les miennes — est un projet qui sépare les générations. Les contre-pétitionnaires ont ainsi beau jeu de revendiquer l’approche intergénérationnnelle — et l’on ne peut qu’acquiescer à leurs revendications : « Parce qu'une "scène" est toujours le fruit d'une construction, intellectuelle, poétique, politique aussi, il faut aujourd'hui réaffirmer la nécessité d'un lieu où pourrait se dessiner une histoire élargie de l'art français. Un lieu où s'écriraient les multiples récits d'une scène française inscrite dans une dimension intergénérationnelle et internationale. » Mais ce seraient oublier qu’ils reconduisent, ailleurs, les clivages générationnels qu’ils dénoncent ici.
Oublions un instant ces petites histoires et considérons que les espaces vacants au «sous-sol » du Palais de Tokyo sont suffisamment lumineux (comme on le voit dans le bâtiment jumeau du MAMVP) pour ne pas être vécus comme dégradants, et suffisamment vastes pour accueillir des programmations à plusieurs voix et à plusieurs rythmes, portées par un souci de pluralité esthétique et générationnelle. On peut reconnaître à Olivier Kaeppelin de ne pas être dogmatique et de savoir inviter « à sa table » des commissaires porteurs d'appétences esthétiques à l'opposé des siennes et à l'opposé les uns des autres. Ce fut le cas lors de la première édition de La force de l'art qu'il avait gérée en tant que directeur de la DAP en 2006 : quatorze commissaires présentaient chacun leur parcelle d'art contemporain en France. À la lourdeur du dispositif de La force de l’art, qui offrait une vision quelque peu figée de la scène artistique contemporaine à travers ce qui pouvait être perçu comme une mosaïque de chapelles, s’opposant, se complétant ou s’ignorant, on pourrait préférer, au Palais de Tokyo, une forme plus ouverte et in progress. De jeunes critiques, curateurs et artistes pourraient, à travers des expositions et manifestations de formats multiples, rendre compte de l’intérêt de corpus monographiques d’œuvres passées ou récentes d’artistes de différentes générations ; proposer des lectures de « moments » particuliers de l’histoire de l’art, ou des approches transversales sous la forme d’expositions thématiques… le tout accompagné de tables rondes, colloques, conférences et débats propres à nourrir une évaluation renouvelée de l’art de ces trente dernières années.
Dans cette perspective, il est essentiel que la programmation favorise le caractère polyphonique et asynchrone des approches et des regards sur l’art aujourd’hui, à travers des temps de programmations plus rapides, et des projets plus ambitieux, associant les acteurs culturels de l’ensemble du territoire afin de sortir de l’éternel antagonisme Paris-Province. À l’heure où se multiplient les attaques à l’encontre de la politique de décentralisation et de démocratisation de l’accès à l’art, il nous semble essentiel qu’une institution comme le Palais de Tokyo se fasse la caisse de résonance des multiples actions menées à Paris et en régions par de nombreuses structures (associations, collectifs d’artistes, coopératives de curateurs…), et entretienne des relations privilégiées avec le réseau des écoles d’art. En effet, les premières comme les secondes ont l’expérience d’une action menée à la fois dans la proximité, à l’échelle locale et régionale, en direction des artistes comme des publics, et à une échelle européenne et internationale, en développant des réseaux et des échanges avec des structures équivalentes à l’étranger, favorisant la circulation des artistes, des œuvres et des approches de l’art contemporain. Il ne s’agirait pas de supplanter ces structures, qui ont généralement une connaissance du terrain, une souplesse et une réactivité auxquelles ne peut prétendre une structure institutionnelle de l’ampleur du Palais de Tokyo. Il s’agirait de «travailler avec », de s’appuyer sur ce qui a déjà lieu, de prendre la mesure de la pluralité des démarches et des discours, de « faire remonter » ces actions en leur offrant une visibilité nationale et internationale.
À notre sens, il est fondamental d'envisager et de promouvoir une telle perspective d'ouverture du projet et de la programmation du Palais de Tokyo, dans les 9 000 m2 vacants, aux pratiques et énergies des jeunes artistes, critiques, historiens et curateurs français en lien avec leurs réseaux européens. Le tout en lien avec la mission de mise en valeur de l'art produit en France sur plusieurs générations pour laquelle Olivier Kaeppelin s'était engagé à développer le projet, et en résonance avec la réalité dynamique des échanges internationaux vécus et développés au quotidien par les artistes, critiques et curateurs des jeunes générations. Il en va de même d'une nécessité de s'appuyer sur le travail de fond mené dans les écoles d'art, qui travaillent aussi désormais en réseau à l'échelle européenne et qui manifestent, au quotidien, un souci généreux de transmission intergénérationnelle, de solidarité, de mutualisation et de coopération. Ce que, d'ailleurs, la pétition de soutien au projet porté par Olivier Kaeppelin traduit, puisque les artistes initiateurs et signataires manifestent, pour le coup, une solidarité inédite qui dépasse les différends esthétiques qui peuvent les opposer dans leurs pratiques et choix idéologiques, cassant ainsi l'image traditionnelle d'un métier ultra individualiste marqué par des querelles d'égos.
Jusqu’ici, on a assisté à une bataille qui s’est jouée en grande partie à coup de noms jetés ici et là en pâture aux lecteurs. Il ne s’agit pas de cela en réalité, et on n’apportera pas d’eau à ce moulin, pas davantage qu’à celui de la valorisation exclusive de choix basés sur des critères générationnels et de marché — auxquels l’institution se range trop souvent, au détriment du véritable pluralisme que l’on est en droit d’attendre de sa part face à la diversité et la complexité d’une scène artistique contrastée, traversée de lignes de tensions et animées de différends esthétiques.
Il est essentiel que toutes les orientations esthétiques forts hétérogènes puissent avoir un droit de visibilité, afin qu’un vrai travail rétrospectif et prospectif, critique, analytique et évaluatif puisse se faire — afin que cette « histoire élargie de l’art français », et « les multiples récits d’une scène française inscrite dans une dimension intergénérationnelle et internationale », que les contre-pétitionnaires appellent de leurs vœux, puissent effectivement s’écrire, enfin.
Un des rares endroits à Paris où l'argent de la culture rock décadente noctambule, ou la défiguration de l'espace public (la verrue à fric sur le toit) n'aboutit pas dans la poche des groupes de luxe. Ce sera chose faite. Mais on cherche toujours l'Art dans tout cela.
RépondreSupprimer@Anonyme: J'avoue que votre commentaire me laisse perplexe. Vous semblez d'une part adhérer à ce que vous percevez comme une attitude de résistance du Palais de Tokyo aux "groupes de luxe", et de l'autre, rejeter en bloc sa programmation. Ce qu'enfin vous laissez entendre sur l'avenir supposé du Palais de Tokyo, et de son assujettissement aux "groupes de luxe" en question n'engage que vous. Une telle évolution est à des lieues de ce que nous proposons et développons dans cet article.
RépondreSupprimerMerci pour ce long mais sain rappel des faits qui ont aussi jalonné l'histoire de l'art contemporain en france.
RépondreSupprimerY aurait-il de quoi se réjouir? Que seule l'auto-éviction d'OK rende possible d'ouvrir le débat sur les enjeux du projet ? s'il en est ainsi, qu'il en soit ici remercié.
Incontestablement la mise en valeur du travail des artistes français ou étrangers résidant en france, le mérite. Car en effet "pour tout artiste, l'accès à une reconnaissance symbolique par son inscription dans l'histoire de l'art est, à un moment, une visée évidente et légitime" en France aussi.
On s'en rend compte ici, pour être de nouveau remis à une énième échéance, le besoin ne date pas d'hier.
Vous posez de vraies questions, en espérant qu'elles provoqueront les réponses adéquates, les remises en question, les mises à plat, les décisions ambitieuses nécessaires.
Même s'il y a de quoi en douter au vu des décisions actuelles prises par les responsables du ministère de la culture...de comité artistique déjà défunt dans les mains d'un producteur de cinéma, à la non reconduction d'un Olivier Py à l'Odéon, pour ne citer qu'eux.
D'abus de pouvoirs pour une succession de non sens...
Car c'est de cela dont nous manquons cruellement, de sens.
J'ajouterai simplement, s'il n'y a qu'en france où les artistes soient si mal représentés et soutenus, c'est en grande partie du selon moi, à deux facteurs principaux, et relativement récents:
1/ les galeries avaient pour rôle de découvrir les artistes inconnus et de mettre en valeur leur travail, c'est là que venaient faire leur marché les institutions, mais depuis les années 90's, l'inverse s'est produit, et les galeries sont allées faire le leur dans les institutions...grossière erreur, mais qui convient bien à ce qu'il convient justement d'appeler "l'art du marché" d'aujourd'hui.
2/ la presse et les médias spécialisés en art contemporain, les critiques à proprement parlé ayant pour ainsi dire disparus, manquent dramatiquement de partis pris, de tribunes ouvertes, et ne font que suivre l'actualité.
En exerçant une sélection, certes, une ligne éditoriale est souhaitable, ils ne sortent pas des sentiers battus, et l'on retrouve partout une sorte d'unilatéralité en manque drastique de contrastes, de reliefs donc, mais surtout d'investigation des champs de la création artistique plasticienne en france. C'est pourtant leur fonction, et ce qui devrait être leur raison d'être. Ils n'oublient pourtant pas qu'ils sont les portes à même de susciter l'intérêt voire, les incontournable de l'aide à la reconnaissance.
Il en reste des seuils à franchir pour une mise en visibilité du travail d'artistes français...importants et pourtant invisibles.
Ce ne sont sont pourtant pas les moyens qui manquent, si l'art n'était pas pris en otage.
france, no artist land
le paradoxe de cette situation étant évidemment l'engouement des foules pour l'art, des foules de moutons suiveurs, serait-ce inutile de souligner l'importance du besoin d'initiation...allez dans n'importe quelle exposition, et écoutez, c'est affligeant...
Créer, c'est résister.
Bien à vous, Charlotte G Dazin
@Charlotte: Merci pour vos réactions. À la marge de la question qui nous a occupé dans cet article, je souligne avec vous ce que vous appelez le "besoin d'initiation". Ce point important mériterait qu'on lui consacre un autre débat, portant sur les modalités de l'enseignement de l'histoire des arts dans le secondaire. Une seule remarque: il n'existe à ce jour toujours pas de CAPES en histoire de l'art.
RépondreSupprimerLe 3.07.2011
RépondreSupprimerBonjour,
Ces oppositions argumentées de part et d’autre, et votre exposé y contribue clairement pour la sienne, ne traduisent-elles pas une "congestion exponentielle de la culture" provenant d'un rapport quantitatif problématique dans l 'art d'aujourd'hui, entre capacités de digestion, capacités de diffusion, et capacités de production ?
J’ai l'impression que plus les surfaces d'exposition augmentent (les fameux "milliers de mètres carrés"...), plus le nombre d'artistes à exposer augmente, plus la difficulté « d'exposition » et simultanément celle d’y voir clair augmentent, comme un effet de saturation du feuillage en forêt amazonienne.
Parmi les signataires, figurent certainement des personnes espérant exposer dans un futur lieu, mais il y a déjà des centaines de signataires. Même à coup de brassage et de transversalité, la place ne va-t-elle pas aussitôt manquer et le programme s’échelonner sur des dizaines d’années ? Il faudra ouvrir encore d’autres lieux, qui susciteront d’autres convoitises et d’autres polémiques. Mais cela doit être un mal nécessaire.
Plus sérieusement, lors d’une table ronde sur le thème « qu’est ce que l’art contemporain ? » à la Maison rouge, il y a un an environ, les intervenants principaux, et dieu sait qu’ils n’étaient pas novices en la matière, ont tous sans exception dessiné un paysage de l’art qui ignorait parfaitement la financiarisation de l’économie permettant de créer ces mouvements de valorisation en grande partie issus du transfert d’argent lui-même issu du durcissement des conditions sociales économiques et environnementales. C’est-à-dire que l’argent du commerce de l’art dominant qui influe tellement sur la visibilité des artistes (cf. Raymonde Moulin) est en grande partie moteur et effet de l’aggravation des clivages et des menaces planétaires. Est-ce là aussi un mal nécessaire dont on doivent collectivement s’accommoder ?
Mais où se place l’art d’aujourd’hui dans ce mouvement général ?
Cette question ne fait que replacer le débat autour du palais de tokyo dans son contexte.
Joël A
@ Joël A: merci, votre commentaire ouvre simultanément plusieurs "chantiers" de réflexion auxquels il m'est difficile de répondre dans les limites de cette réponse. La "congestion" que vous évoquez n'est peut-être pas tant le fait d'un accroissement exponentiel du nombre d'artistes que les lieux d'exposition, si vastes soient-ils, ne sauraient absorber dans leur programmation, que le fait de problèmes anciens liés à des choix (ou des absences de choix) de politiques culturelles. Si tant d'artistes aujourd'hui réclament plus de visibilité à travers le souhait d'une programmation qui leur soit davantage ouverte au Palais de Tokyo, c'est que les précédentes institutions qui auraient dû promouvoir leur travail ont échoué à le faire. Comme nous le rappelons, le projet initial du Palais de Tokyo était bien d'en faire un lieu en phase avec les multiples aspects de la création contemporaine en France. Seule une partie a pour le moment été réalisée, l'autre est en cours. Espérons que cela résoudra l'essentiel des problèmes. Il y aura évidemment toujours des mécontents, mais je ne crois pas que l'on puisse craindre un "engorgement" tel qu'il nécessiterait la construction sans fin de nouveaux centres d'art…
RépondreSupprimer@ Joël A: L'autre point que vous soulevez est essentiel, mais il n'est pas nouveau: tout au long de l'histoire, l'art a été protégé, financé et utilisé par les puissances politiques, financières, religieuses. C'est une réponse facile me direz-vous. Sans doute, et c'est pourquoi j'aimerais prolonger ma réponse à travers la parole de Jacques Rancière, qui, dans un entretien paru en 2002 dans un hors-série de Beaux-Arts "Qu'est-ce que l'art aujourd'hui?", questionnait le rôle de l'art dans un contexte économique, politique et social qui a depuis encore empiré:
RépondreSupprimer« Ce qui me frappe, c’est une espèce de désertion de l’invention politique : comment inventer en politique des sujets, des dispositifs qui créent véritablement des formes de perception ou d’intervention nouvelles. Il y a aujourd’hui comme une caricature de ce qu’on pu être les actions symboliques des années 1960 et 1970, comme si une certaine forme de militantisme de la démonstration, du symbole, de l’action exemplaire, qui a quasiment disparu du champ de la politique, survivait sous forme de copie artistique. Je sors du Palais de Tokyo où on nous dit que chaque œuvre de chaque artiste questionne le monde contemporain, questionne les représentations, questionne la publicité, questionne le pouvoir. Qu’est-ce que ça signifie ? Pour ceux qui exposent et pour ceux qui créent les expositions, il semble aller de soi qu’en se servant des matériaux de la vie ordinaire ou de l’image publicitaire, les objets des artistes ont aussitôt une valeur polémique à l’égard du monde politique, marchand et ainsi de suite. Les artistes tiennent en quelque sorte un drapeau, ou la faucille et le marteau. Ils tiennent un peu les emblèmes du gauchisme. Mais ils les tiennent sous une forme qui est souvent de l’ordre de la parodie vide. (…) Il ne s’agit pas d’aller critiquer la naïveté des artistes qui croient faire de la critique, alors qu’ils sont les auxiliaires du capital. Ce n’est pas en ces termes qu’il faut poser le problème. Je pense que les mêmes procédures artistiques sont ou non assimilables selon qu’il y a lutte ou absence de lutte. Et il est vrai que l’art contemporain pâtit du déficit actuel de la politique. (…) On peut toujours dire que la loi du mélange généralisé (avec la mode, la publicité, l’industrie culturel et l’ordre marchand en général) c’est la loi du capital, la loi de la marchandise. Mais ces arguments sont absolument réversibles : il n’y a pas de correspondance établie une fois pour toute entre un état de l’art et un état de la domination. C’est possible mais je ne crois pas qu’il faut en faire une espèce de loi générale de correspondances en disant que la peinture, la musique, etc. perdent leurs frontières et tombent nécessairement dans l’assistance au capital. Il n’y a pas d’art intégré et d’art résistant définissables par des critères spécifiques. Il y a des moments où des formes d’actions, des formes d’objets repeuplent des mondes différents, dissensuels, énigmatiques, qui résistent. Le problème aujourd’hui, c’est de créer des résistances. Ce qui ne veut pas dire nécessairement de la critique. Mais créer des dispositifs, des processus sensibles un peu différents, soit sur le mode de l’affrontement, soit sur le mode de l’énigme. »