Cet article est initialement paru dans la revue L'Art Même n°56 (3ème trimestre 2012), à l'occasion de l'exposition de Didier Vermeiren, Sculptures-Photographies, à la Maison Rouge.
Les
occasions de voir des ensembles conséquents de l’œuvre du sculpteur Didier
Vermeiren (né en 1951 à Bruxelles, où il vit et travaille) sont plutôt rares en
France : la dernière, après la grande exposition que lui avait consacrée
le Jeu de Paume en 1995, remonte à 2006 au Musée Bourdelle.
© Marc Domage/ Didier Vermeiren/ La Maison Rouge, 2012
Bien
qu’elle n’occupe à la Maison Rouge qu’un espace relativement restreint,
l’exposition Sculptures-Photographies témoigne de l’ambition de la recherche entamée par Vermeiren il y plus
de trente ans, et dont l’esthétique classique et rigoureuse s’est constamment
maintenue à l’écart du spectaculaire démesuré que consacrent aujourd’hui, du
Grand Palais au Turbine Hall, de Versailles au Guggenheim, les grandes
manifestations dédiées à la sculpture contemporaine.
Dès
le début des années 1980, l’œuvre de Vermeiren se caractérise par une réflexion
et une méditation constantes sur la sculpture à travers son histoire et les
œuvres de ses figures canoniques — au premier rang desquelles Auguste
Rodin —, et par une grande attention portée à ses modalités d’existence,
nourrie par les expériences du minimalisme.
À
la Maison Rouge, l’artiste, comme à son habitude, a apporté un soin rigoureux à
l’installation de ses œuvres, tirant parti des qualités spatiales propres aux
deux espaces qu’occupe l’exposition, reliés entre eux par une plateforme et un
escalier. L’exposition présente en effet deux temps, auxquels correspondent
deux salles, réunis par un troisième espace intermédiaire — la plateforme
par laquelle on entre.
Comportant
à la fois des sculptures récentes et d’autres plus anciennes, l’exposition
opère la confrontation de deux moments de l’œuvre — en même temps qu’elle
tend à montrer que la seule approche chronologique est insuffisante à en saisir
les enjeux.
Dans
la première salle sont rassemblées, selon une trame orthogonale, neuf
sculptures réalisées entre 2007 et 2010, notamment Étude pour la pierre #1 (2007) et Étude pour l’urne #2 (2008). Contrairement aux œuvres plus anciennes, ces
dernières ne se présentent pas sous la forme de « socles » nus, mais
témoignent de l’évolution du travail de Vermeiren qui, depuis le début des
années 2000, associe des « objets » sculptés (modelés en plâtre,
assemblés en bois) aux « socles » qui les supportent. Elles contrastent
aussi avec des œuvres plus silencieuses comme Terrasse (2010), un simple « socle » bas en plâtre
moulé, auquel le plissement des flancs confère une belle densité plastique.
Hormis cet exemple, les œuvres récentes paraissent, d’une façon générale, plus
sophistiquées dans le traitement et l’association des matériaux : la
multiplication des éléments intermédiaires (bases, ressauts, corniches…) et
l’application de peinture et de patines leur confèrent un caractère parfois un
peu maniériste, alors que les sculptures plus anciennes ne s’encombraient pas
de tels raffinements, au profit d’une plus grande radicalité.
Lorsque
l’on déambule au milieu des sculptures, on est surpris de constater une
certaine neutralisation des tensions entre elles : pleins et vides sont
équivalents et, en dépit des variations de matériaux et de hauteurs, toutes les
pièces semblent se conformer à une même échelle et nourissent difficilement le
dialogue attendu. L’installation est en revanche beaucoup plus convaincante dès
que l’on se tient au seuil de la pièce, et qu’on l’observe depuis
l’extérieur : cadrée par la large ouverture rectangulaire, elle se mue en
une image parfaitement composée et équilibrée. Les sculptures alors se
répondent, le regard circule entre elles, les vides s’animent. Rien n’indique
que l’artiste ait délibérément pris ce « parti de l’image », mais les
propos qu’il tenait en 1987 permettent de le penser : « Il y a une
chose qu’il faut dire et c’est vrai pour toutes les sculptures mais c’est
peut-être plus vrai pour certaines sculptures que d’autres, c’est que la
sculpture dit où l’on doit se mettre, où le spectateur, le regardeur, doit se
mettre. » (1)
Ce
qui nous renvoie à la suite de l’exposition : l’espace intermédiaire
— la plateforme — abrite deux photographies « en relief »
ainsi qu’une maquette à échelle réduite des espaces d’exposition et des œuvres
qui y sont installées (l’exposition elle-même semble fidèlement reproduire
cette préconception). Cette maquette permet une observation surplombante et
englobante de la totalité de l’exposition, ce qui n’est évidemment pas possible
autrement. Les photographies en relief, qui peinent à faire oublier le côté
« gadget » du procédé, montrent des sculptures disposées dans
l’atelier de l’artiste ; les déplacements du spectateur les animent
légèrement en produisant une sensation de profondeur — guère convaincante.
Débâcle
de socles
Le
second espace, situé en contrebas et ouvert sur les précédents, propose une
actualisation de l’installation que l’artiste avait imaginée pour l’exposition In
extremis en 2004 à Toulouse (2). À la Maison Rouge, cette pièce, très réussie,
mérite à elle-seule le déplacement. L’espace a conduit Vermeiren à adopter une
disposition plus ramassée pour ses « sculptures retournées »
(1995-1999), réunies en un groupe compact au centre de la salle. Celles-ci sont
des contre-moules de volumes reproduisant à l’identique les dimensions des
socles appartenant à des chef-d’œuvres de l’histoire de la sculpture,
mentionnés dans leurs titres : Cariatide à l’urne, Monument à Victor Hugo, Ugolin…
et dont les originaux sont l’œuvre de Rodin, Carpeaux ou Canova. Les sculptures
retournées exhibent un intérieur vide ; la plus basse de toutes, placée au
centre du groupe, présente une surface interne peinte d’un noir mat qui semble
y ouvrir un gouffre. L’instabilité suggérée par l’inclinaison de ces sculptures
sur leur base contredit la fonction d’origine de leurs modèles. Cette
« débâcle de socles » fait écho à la captation du mouvement de
balancier imprimé à Cariatide à la pierre dans la suite des 32 photographies disposées sur trois murs de la
salle. Les contours et la matérialité de la sculpture y tendent à se brouiller
— nécessaire contrepartie de cette saisie et de la multiplication des
points de vue. L’ensemble associant ces photographies et les sculptures
retournées offre ainsi au visiteur une méditation sur l’intrication des
dimensions spatiales et temporelles propre à la sculpture.
La
présence insistante de photographies de différents types (vue de L’atelier à
quatre heures du matin et suite sur
la Cariatide à la pierre en
noir-et-blanc, images en couleurs et « en relief », au châssis épais
et à la surface brillante et striée) et la conception même de l’exposition (la
manière dont sont « cadrées » les sculptures) traduisent l’importance
du « point de vue » et de sa construction. Et l’on sait que la
question du point de vue, depuis l’époque baroque jusqu’à l’atelier en
mouvement de Brancusi (3) et les sculptures
« pedally haptic » de
Carl Andre, en passant par le XIXème siècle de Baudelaire (4), Hildebrandt (5) et
Rodin (6), a occupé une place centrale dans la manière de
concevoir la forme sculptée dans son rapport au regard et au corps.
© Marc Domage/ Didier Vermeiren/ La Maison Rouge, 2012
Depuis
la « passerelle » surplombant la seconde salle, le point de vue du
spectateur sur les sculptures retournées rejoint, à travers le temps et les
médiums, celui de l’obervateur de dos qui, dans plusieurs tableaux de Caspar
David Friedrich, contemple la puissance chaotique de paysages grandioses et
désolés. L’idée de romantisme peut paraître loin de l’élégante austérité des
sculptures de Vermeiren, et pourtant ces dernières la rejoignent, à travers les
motifs récurrents de l’absence, et d’une forme de convocation d’un temps révolu
d’où sont prélevées références et citations multiples. De là à y déceler une
dimension mélancolique, il n’y a qu’un pas, que l’on peut franchir devant les
polyèdres complexes des Études pour la pierre, qui évoquent irrésistiblement celui que Dürer a
figuré dans sa célèbre gravure Melancholia (1514).
Figures
du creux et fétichisation du socle
Le
caractère constamment référentiel de la sculpture de Vermeiren, sa réduction au
seul socle ou l’introduction de figures du « creux » : urne,
maison (7) ; le recours à la photographie qui déplace et
diffère la présence de l’œuvre — tout cela signale, on l’a dit, quelque
chose de l’ordre de la perte et de l’absence (8).
Or, comme l’a montré Rosalind Krauss (9), ce qui a
été perdu ou laissé pour compte dans la sculpture moderne, c’est le
monument : c’est-à-dire qu’avec l’accroissement de la valeur d’exposition
des œuvres dû à l’essor des Salons au XIXème siècle, et avec l’œuvre de Rodin
(figure tutélaire de Vermeiren), la sculpture perd sa fonction mémorielle,
commémorative, voire cultuelle. La disparition progressive du socle (support de
l’inscription gravée, séparation et articulation de la représentation sculptée,
de son site et de son histoire), est le signal le plus manifeste de cette
déchéance. Comme le rappelle Hubert Besacier : « Le socle est ce
qui isole du sol, met en exergue, désigne le lieu spécifique de la sculpture,
et partant, la légitime ; ce qui l’exhausse jusqu’au statut de monument. » (10) La
sculpture est ainsi devenue « nomade », sans destination voire sans
« origine », et Krauss quant à elle voit en l’œuvre emblématique de
Rodin, la Porte de l’Enfer
— une porte dépourvue du bâtiment auquel elle était destinée —, le
premier exemple de cette perte de site. À l’autre extrémité de cette
perspective historique, on pourrait placer la belle suite des « socles »
et les « cages » sur roues que Vermeiren réalise dans les années
1980-90. Soient des œuvres dans lesquelles le socle se substitue à une
sculpture absente, seulement manifestée par l’énoncé de son titre — quand
le socle n’est pas lui-même, et à son tour, sujet à disparition, cantonné dans
l’épure de ses arêtes.
Dans
les « cages » comme dans les « sculptures retournées », le
socle existe dans un état de semi-absence : à sa masse cubique se
substitue un volume identique d’air. Les possibilités de duplication, de
superposition, de renversement ainsi ouvertes ont largement été explorées par
Vermeiren, qui n’envisage pas le socle comme un simple ready-made, mais qui s’attache à le figurer — le sublimer
presque — dans tous les matériaux de la sculpture. Cette fétichisation et
cette multiplication des simulacres de socles sont le signe répété — et,
par là, le symptôme — d’un impossible deuil : celui d’une sculpture
monumentale, mémorielle, lieu de survivance auratique (11). Celui, aussi, de l’histoire dont elle était
l’expression.
Notes :
1 123 plans sur la sculpture de Didier Vermeiren, film réalisé par Elsa Cayo, Tri
Film, Paris 1987.
2 Collection de solides, Printemps de septembre, Toulouse, 2004. Cf. le
compte-rendu de l’exposition par Bernard Marcelis, L’art même #25, novembre 2004.
3 Sur l’atelier en mouvement de Brancusi et sa dimension
cinématographique, lire notamment le récent ouvrage de Deny Riout, Constantin
Brancusi, L’Hélice et l’Oiseau, collection Ateliers imaginaires, Nouvelles Éditions Scala,
Paris, 2012
4 Charles Baudelaire, à qui l’on doit notamment ce texte essentiel :
« Pourquoi la sculpture est ennuyeuse », paru dans son Salon de
1846.
5 Adolf von Hildebrandt (1847-1921), sculpteur et théoricien allemand,
contemporain de Rodin. Auteur d’un ouvrage intitulé Le problème de la forme (1893) dans lequel il privilégie
une sculpture organisée, comme un tableau, selon un point de vue frontal
structurant une succession de plans en profondeur.
6 À l’opposé d’Hildebrandt, Rodin a développé une « théorie »
dite « des profils », selon laquelle il travaille sa figure sous tous
les angles à la fois, en tournant autour. Cf. Auguste Rodin, L’Art.
Entretiens avec Paul Gsell, Les Cahiers Rouges, Grasset, Paris 1911.
7 La Maison #2, 2009 (plâtre et bois peint), qui comporte également une citation de One
Ton Prop (1969) de
Richard Serra.
8 Ce qui a conduit Georges Didi-Huberman à déceler une survivance du
motif du tombeau dans la sculpture minimaliste. Cf. Ce que nous voyons, ce
qui nous regarde,
Collection « Critique », Éditions de Minuit, Paris, 1992. Dans son
compte-rendu de l’exposition, Philippe Dagen parle quant à lui de « l’état
spectral » de la sculpture de Vermeiren. Cf. Philippe Dagen, « La
sculpture à l’état spectral », Le Monde, 19 juillet 2012.
9 Rosalind Krauss, « Échelle/monumentalité,
Modernisme/postmodernisme. La ruse de Brancusi », Qu’est-ce que la
sculpture moderne ? catalogue de l’exposition, Musée National d’Art Moderne – Centre
Georges Pompidou, Paris, 1986. Thierry De Duve adoptera un point de vue
similaire dans « Ex situ », Les Cahiers du Mnam #27, Paris, printemps 1989.
10 Hubert Besacier, notice des œuvres de Didier Vermeiren appartenant au
Frac Bourgogne, in Le génie du lieu, catalogue de l’exposition, Musée des Beaux-Arts de Dijon,
2005 ; consultable sur le site web du Frac Bourgogne :
http://www.frac-bourgogne.org/scripts/album.php?mode=data&id_artiste=40
11 Telle que Walter Benjamin l’a définie dès la première version de
« L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935), Œuvres,
Folio essais, vol.
III, Gallimard, Paris, 2000.
Didier Vermeiren,
Sculptures-Photographies
Jusqu’au 23 septembre
2012
La Maison Rouge
10, Boulevard de la
Bastille, 75012 Paris
+33 (0)1 40 01 08 81