(paru dans Archistorm #31, mai-juin 2008)
Ce n’est pas l’une des moindres qualités de l’exposition Champs d’expériences – L’art comme expérience que d’être parvenue à réunir des artistes d’origines et de générations différentes, dont les pratiques relèvent de médiums, d’histoires et d’enjeux différents.
Le titre signale deux fonds de provenance des démarches présentées. L’un renvoie à la singularité de l’expérience constituée par l’acte performatif de création et le moment de réception esthétique (de l’expressionnisme aux happenings). L’autre convoque une approche scientifique reposant sur des protocoles précis, le matérialisme et l’objectivité des observations, et le retrait de l’artiste devenu opérateur, suivant le modèle d’une figure tutélaire de la modernité artistique et architecturale : l’ingénieur, le scientifique (dont les avatars ne manquent pas, des Constructivistes à Supports-Surfaces, de Moholy-Nagy au Process-art, du Corbusier à Olafür Eliasson).
Ce titre renvoie aussi à l’essai du philosophe américain John Dewey, dont la pensée fit l’objet d’une réception considérable, des avant-gardes russes à l’Expressionnisme abstrait puis au Minimalisme. Soulignant l’existence d’un continuum entre les activités « ordinaires » et l’expérience esthétique octroyant par la puissance de l’imaginaire une intensité accrue aux premières, Dewey précise : « L’expérience concerne l’interaction de l’organisme avec son environnement, lequel est tout à la fois humain et physique, et inclut les matériaux de la tradition et des institutions aussi bien que du cadre de vie local » (1). À quoi fait écho cette déclaration du sculpteur Toni Grand : « J’ai des visions d’objets finis, c’est l’imaginaire. Mais dès que l’action devient réelle, que les matériaux sont là, la réalité de la fabrique devient beaucoup plus importante que la vision que j’ai pu avoir ; l’un remplace l’autre. » Le congre, étrangement apparu dans son œuvre vers le début des années 1980 et repris de manière obsessionnelle, enduit de résine et servant de module variable à ses sculptures, illustre parfaitement cette articulation entre « vision » et logique du « faire ».
Le choix d’œuvres repose en grande partie sur l’exploration des pistes ouvertes par cette articulation : photogrammes de grands formats, en noir et blanc et couleurs, de Pierre Savatier ; « machines à voir » recelant des architectures habitées de peintures de Jean Laube ; sismogrammes des déplacements du brésilien Cadu ; enfouissement et archéologie dans les objets pris dans la résine de Bernard Guerbadot ; compulsion et hasard des perforations du papier opérées par Dominique de Beir ou des accumulations de « restes » de peintures par Al Martin ; « collections » d’objets trouvés réinvesties dans des sculptures jouant de l’accumulation ou de la prolifération (Patrick Condouret, Gilles Oleksiuk) ; sculptures et dessins de Richard Monnier, Arnaud Vasseux et Wilson Trouvé basés sur des matériaux et opérations simples (moulage, empilement…) auxquels ils font subir un déplacement léger mais significatif.
Autant que le résultat final importe le processus de transformation impliquant l’artiste attentif au cours des choses. Le « faire » n’est pas réduit à la seule « exécution », mais constitue un moment de la pensée. À l’image de l’élégante et fragile sculpture intitulée Associer, d’Arnaud Vasseux, les œuvres de ces artistes rendent particulièrement sensibles, pour le spectateur, les qualités de l’espace et du temps qu’elles travaillent et dont elles rendent visible la cristallisation provisoire.
(1) John Dewey, L’art comme expérience (1ère publication en 1934), Éditions Farrago, Université de Pau 2005.
Champs d'expériences (L’art comme expérience)