Promenade a été conçue par Richard Serra comme un dispositif révélant les qualités de « place publique » que revêt à ses yeux la verrière du Grand Palais. L’occasion de réinterroger les relations que son œuvre entretient aujourd’hui avec l’espace public.
L’œuvre de Serra, à ses débuts, se fonde sur une critique sans concession des conditions d’existence et de visibilité de la sculpture — donc de son articulation avec l’espace du spectateur, c’est-à-dire l’espace public et politique —, critique qui a conduit l’artiste à élaborer des formes austères et brutes, parfois perçues comme âpres et agressives. Si Promenade fait l’objet d’une réception largement favorable, il n’en a pas toujours été ainsi des sculptures publiques de Serra. L’artiste aurait-il cédé au consensus ?
Aujourd’hui, les collections les plus prestigieuses se doivent de comporter au moins un «Serra» (Torqued Ellipses à la Dia Foundation, Matter of time au Guggenheim de Bilbao, Single double torus au siège social de LVMH, Gates of paradise dans la collection personnelle de Bernard Arnault, Elevations for La Mormaire commandée par François Pinault pour le parc de son château de Montfort-L’Amaury…). Par l’échelle à laquelle il travaille (celle de l’architecture) et le matériau qu’il privilégie (l’acier), Serra entretient des relations étroites avec les géants mondiaux de la sidérurgie, au premier rang desquels Mittal — qui a annoncé il y a plusieurs mois, contre les promesses faites à l’époque de son OPA sur son concurrent français Arcelor, la fermeture du site de Gandrange en Lorraine, et provoqué la colère des ouvriers entamant une grève qui perdure aujourd’hui. Le sculpteur, qui affiche une sensibilité « de gauche » (opposant à la torture en Irak et à Guantanamo, et fervent supporter d’Obama), est-il aujourd’hui « vendu » au Capital, alors qu’il décrivait les conditions de travail particulièrement pénibles des métallos de la Ruhr en 1979, dans un film intitulé Steelmill/Stahlwerk, source d’une vive polémique à l’époque car considéré comme gauchiste?
L’économie de la réalisation de ses pièces, proche de celle de l’industrie cinématographique, le conduit à rechercher les soutiens politiques, financiers et techniques. Il est pourtant hâtif et excessif de n’y voir qu’une démonstration de puissance au service des commanditaires. C’est, d’abord, oublier qu’au cours des siècles passés, l’art le plus audacieux a pu être soutenu par des despotes (certes éclairés) ; c’est, ensuite, ignorer qu’une œuvre peut — doit — échapper au cadre de sa commande. La sculpture publique de Serra en fournit plusieurs exemples. Terminal, installée en 1977 à Bochum, fut vivement critiquée par le CDU qui voyait là un gaspillage des deniers publics par la Gauche. En 1989, Tilted arc, sur Federal Plaza à New York, fit l’objet d’un démontage nocturne ordonné par le Gouvernement Fédéral Américain, au terme d’un procès retentissant perdu par Serra. Quant au démontage de Slat, à La Défense, ce fut le fait du prince, en l’occurrence l’élu local présidant alors l’Epad (Établissement Public d’Aménagement de La Défense, propriétaire de l’œuvre), et l’on sait l’errance de Clara-Clara du Centre Pompidou aux Tuileries puis au Square de Choisy, et sa longue période de remise par la Ville de Paris.
La réception pour le moins contrastée de l’œuvre de Serra recoupe partiellement la typologie de ses pièces : installées dans un paysage naturel, elles sont le plus souvent ouvertes (blocs ou stèles balisant l’espace), selon une configuration que l’on trouve aussi dans les contextes où l’architecture est « anoblie » par sa dimension historique ou la signature d’un architecte admiré par Serra. Ainsi, en France, de Marguerite & Philibert (1985) installée dans un cloître du Musée de Brou à Bourg-en Bresse, d’Octagon for St-Eloi (1989) devant l’église romane de Chagny en Bourgogne, et de Promenade, sous la verrière du Grand Palais conçu par Henri Deglane, dont Serra admire les qualités conjointes d’architecture, de place publique et de paysage. Contrairement à la proposition de Kiefer l’an passé, il faut noter l’échelle particulièrement juste de son intervention, une certaine discrétion et un grand souci du détail: la légère inclinaison par rapport à la verticale déjoue toute mystique de l’élévation, et l’affleurement de l’un des angles inférieurs de chaque plaque très légèrement au-dessus du sol a pour effet de « soulever » visuellement les plaques, d’éviter une monumentalité écrasante. Promenade, assurant une transition douce entre la démesure du bâtiment et l’échelle humaine, attire l’attention sur les relations des éléments entre eux, du dispositif avec l’architecture et les visiteurs — invente, en quelque sorte, une place publique, en «marquant» le site.
Au second type de sculptures correspondent des structures « fermées » (châteaux de cartes, murs courbes, ellipses) qui se confrontent à l’espace urbain ; en font partie tous les cas conflictuels évoqués plus haut, et notoirement, Slat et Clara Clara.
Slat fait partie de l’important ensemble de sculptures publiques de La Défense. Installée de façon « pérenne » en 1984, suite à l’exposition que le Mnam a consacrée à Serra l’année précédente, elle est composée de 5 plaques d’acier de 12 mètres de haut dressées les unes contre les autres selon le principe du château de cartes. Elle présente une ouverture à l’intérieur de laquelle le promeneur peut pénétrer, découvrant deux salles successives ouvertes sur le ciel. Initialement placée à l’écart de la dalle centrale, sur un trottoir à quelques mètres d’un arrêt de bus, elle définit son propre site, introduisant une « disjonction » dans l’espace environnant. Comme les autres « free standing props », Slat rend particulièrement sensible la liaison instable de l’œuvre avec le sol. Or, le sol naturel est précisément ce qui fait défaut à La Défense, bâtie sur un millefeuille de dalles. Slat signale ce creux que dominent, triomphants, les gratte-ciel des multinationales. Sa masse brute se joue des surfaces fétichisées de leur enveloppe. Plus que les motifs douteux invoqués (insécurité et insalubrité!), c’est cela sans doute qui a conduit à son démontage : elle montre ce qui ne peut être toléré au cœur du premier quartier d’affaires européen : la transparence de sa structure, la précarité de l’abri qu’elle offre. Après que l’Epad ait, sans succès, tenté de la vendre pour s’en débarrasser, « gommé » sa présence du catalogue des œuvres d’art de La Défense, et même proposé à l’artiste de la sabler pour la rendre présentable, Slat sera finalement — et discrètement — réinstallée cet automne, en contrebas de la Grande Arche, entre une entrée de fournisseurs et le Nouveau Cimetière de Neuilly, au milieu du rond-point central du Carrefour de la Folie. Ce nouvel emplacement, dans une zone particulièrement hostile aux piétons, ne vise rien d’autre qu’interdire l’accès à l’œuvre (et donc d’en faire vraiment l’expérience), à grand renfort d’escaliers nauséabonds, d’absence de trottoirs, de bretelles d’accès à l’autoroute, de barrières métalliques et végétales.
Clara Clara a repris place à l’extrémité des Tuileries, dans le «fer à cheval» de Le Nôtre. Mais le caractère temporaire de cette réinstallation maintient le statu quo quant l’avenir de cette œuvre majeure, alors qu’il est évident que ce site, sur l’axe historique de Paris, n’a pas d’équivalent : Clara Clara n’est pas un objet de plus posé sur un tapis vert, elle suscite une expérience du lieu dans ses dimensions spatiale, temporelle et politique. Quelques jours après son installation (et le départ de l’artiste), elle était encerclée de ridicules barrières et flanquée de panneaux sommant le visiteur de « ne pas toucher ». La Ville de Paris, tout comme l’Epad avec Slat, n’était pas si précautionneuse lorsqu’il s’agissait de stocker l’œuvre…
Monumenta, grand-messe célébrant le génie de l’artiste, ressemble à un retour en grâce unanime après des années de polémiques. Pourtant, au-delà du succès de l’événement, le traitement réservé aux œuvres pérennes de Serra relève au mieux de l’indigence, au pire de la malveillance. Plus largement, il faudra un jour que les pouvoirs publics soient à la hauteur des œuvres dont ils ont la charge et la responsabilité. Alors que le conseil municipal de Londres vient de refuser le don d’une sculpture monumentale par Anthony Caro, il est nécessaire de comprendre que protéger la sculpture publique, c’est d’abord préserver l’espace public, et avec lui l’expression des libertés.
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