mardi 15 mai 2007

Figures des marges

Eric Aupol, Sans titre, de la série Shadows, 2007


(paru dans Archistorm#25, mai-juin 2007)

À la base de la politique, écrit Jacques Rancière, il y a une esthétique, distincte de l’esthétisation de la politique dont parlait Walter Benjamin. « Cette esthétique n’est pas à entendre au sens d’une saisie perverse de la politique par une volonté d’art, par la pensée du peuple comme œuvre d’art. (…) C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. »[1]

Cette visée politique de l’esthétique est manifeste dans les récentes photographies d’Eric Aupol, et constamment présente, maintenue à l’arrière-plan des dessins et vidéos de Catherine Melin[2]. Ces artistes abordent des espaces architecturaux, urbains, sociaux constituant les marges de systèmes de planification, de gestion et de contrôle des populations et des corps.

Objet, selon Jean-Christophe Bailly[3], d’un effacement entamé dès la révolution industrielle, accentué depuis 1945, les marges urbaines reflètent le développement de la ville contemporaine suivant un mouvement de perte de perception des limites. Catherine Melin y prélève des images d’espaces en transit ou en déshérence, les associe dans des dessins muraux aux vidéos montrant activités de jeux et travail[4]. Le mobilier urbain récurent y traduit la difficulté d’occuper des lieux a-fonctionnels : s’il y invite, il oblige à des installations toujours provisoires, auxquelles fait écho la précarité de l’exposition, où les dessins réalisés in situ sont effacés ensuite. À la sublimation romantique des sites vidés et ruinés, au compte-rendu documentaire, l’artiste préfère, bousculant la logique architecturale qui conditionne, recomposer des lieux inachevés et éphémères — des non-lieux, des lieux de pensée, aux accès dérobés, rétifs au séjour, parcourus sans repos.

Les portraits de personnes en situation de rupture (sans-logis, sans-ressources, sans-papiers) pris en Autriche[5] et à Cherbourg éclairent les photographies antérieures d’Eric Aupol — Clairvaux (2002), Paris les Halles (2005), Paysages de verre (2006) — qui examinaient le monde des humains depuis ses coulisses, prisons, décharges. Prise de vue frontale proche du cliché d’identité, définition incertaine, contre-jour des visages sur le blanc aveuglant d’un décor absent lient étroitement pensée du médium et pensée politique. Ces personnes n’appartiennent à la communauté que « dans ses bords » — situation redoublée à Cherbourg : bord de mer, fin de la route. La présence intense et vacillante des corps, trouée muette dans l’image, témoigne d’une forme de survie « en marge du normatif économique et social, mais profondément politique »[6]. Le « retrait silencieux » dont parlait Dominique Baqué[7] sert ici un nécessaire questionnement des modalités et critères d’appartenance ou d’exclusion.

Catherine Melin et Eric Aupol rechignent à produire des images « à message », dont l’efficacité temporaire n’est souvent que le corollaire d’un épuisement instantané. Leur engagement n’en est pour autant pas moindre : privilégiant, à l’évidence de l’actuel, le déplacement et la rétention de l’image, ils ouvrent, et ouvragent, un temps et un espace politiques.

[1] Jacques Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique, Paris 2000.
[2] Actuellement en résidence d’artiste au Domaine d’Abbadia, Hendaye.
[3] Jean-Christophe Bailly, « La Ville », communication faite lors des Rendez-vous de l'architecture, La Villette, 3 octobre 1997.
[4] Catherine Melin, (…) artifices, catalogue de l’exposition au 19-Centre Régional d’Art Contemporain, Montbéliard, 2006-07.
[5] Kulturzentrum bei dem Minoriten, Graz, février 2007.
[6] Eric Aupol, Presqu’île, Centre d’hébergement et de réinsertion sociale Le Cap, et Le Point du Jour-Centre d’Art, Cherbourg-Octeville, 2007.
[7] Dominique Baqué, « Le lieu, l’ombre et la quête », Prix Altadis 2001, Actes Sud.



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