(paru dans Archistorm #29, janvier-février 2008)
« Ce que je réclamerais serait en somme un plus de dialectique. »[1]
Dans « La surface du design »[2], Jacques Rancière repère, du langage dépouillé de sa fonction descriptive et narrative du Coup de dés de Mallarmé au design fonctionnaliste de la firme AEG et de ses produits par Peter Behrens, une même recherche de « types », qui « tracent la figure d’une certaine communauté sensible. » Les deux axes selon lesquels se déploie le projet moderne (recherche de pureté de l’art autonome et transformation de la vie par l’art au service de l’industrie), ne sont pas les produits d’une scission survenue au cours de son histoire, mais les termes d’une dialectique qui nourrit « une même idée des formes simplifiées et une même fonction attribuée à ces formes — définir une texture nouvelle de la vie commune ».
Une large part de l’œuvre de Mathieu Mercier[3] se réfère à cette articulation a priori contradictoire. La modernité aurait vu — provoqué ? — la séparation et l’affrontement de l’art et de la marchandise. Curieux écho, chez un artiste né en 1970, au Greenberg d’« Avant-garde & kitsch »[4], où transparaît une assimilation de la modernité au modernisme — lequel est une lecture partielle, orientée, politique de la modernité et a, précisément, instauré le primat de la pureté et de l’autonomie de l’œuvre moderne, constamment menacée par la contamination des produits kitsch de l’industrie des biens de consommation. Une pièce intitulée Deux chaises (1998) l’illustre : l’utopie néo-plastique de Rietveld (1919) y est confrontée au prosaïsme d’une chaise de jardin en plastique bas de gamme — plutôt, par exemple, qu’au modèle Panton (1959), pourtant lui aussi sans « tache ni trace de travail »[5].
Considérer que la modernité fut ainsi dévoyée, c’est déplorer la perte d’une pureté fantasmée. C’est restaurer au passage l’autorité de l’art sur les autres formes produites par l’activité humaine ; oublier l’importance du rôle de la marchandise depuis le XIXème siècle, dans la conscience moderne — entre fascination, engouement et critique. L’œuvre de M. Mercier prête ainsi le flanc à un reproche comparable, sur un mode mineur, à celui d’Adorno pointant à W. Benjamin le manque de dialectique de son opposition entre œuvre autonome « auratique » et bourgeoise, et œuvre « mécanisée » dépourvue d’aura et révolutionnaire.
Peut-être parce qu’à l’ambition mallarméenne de « tout recréer avec des réminiscences »[6], M. Mercier préfère, à la suite de Bertrand Lavier, multiplier les signes reconnaissables, consommables et échangeables, eux-mêmes issus de la récupération fétichiste d’une modernité anhistorique réifiée par la production capitaliste et les industries culturelles. Cette logique de la citation — emprunt autant qu’acte de comparution — s’apparente à une activité de consommation d’un système de signes culturels équivalents ; tandis que l’histoire n’apparaît que comme une mythologie sans actualité.
Manque de dialectique, d’écart — de « retard », aurait dit Duchamp ?
[1] Lettre de Theodor W. Adorno à Walter Benjamin, 1936
[2] Jacques Rancière, Le destin des images, La Fabrique Éditions, Paris 2003
[3] Mathieu Mercier, Sans titres 1993-2007, ARC, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2008
[4] Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch » (1939), in Art et Culture, Macula, Paris 1988
[5] Jörg Heiser (extrait du catalogue)
[6] Stéphane Mallarmé, cité par Rancière, op. cit.
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