(paru dans Archistorm #28, septembre-octobre 2007)
Les propos de M-O. Wahler et le dossier de presse de l’exposition The Third Mind insistent sur la singularité de l’approche du travail de commissariat par un artiste, en l’occurrence le Suisse Ugo Rondinone (né en 1964). Celui-ci créerait des télescopages impensables pour les commissaires d’expositions « classiques », historiens ou critiques d’art, renvoyés à leur incapacité supposée à penser les relations entre les œuvres hors de schémas historiques et thématiques préétablis qu’il s’agirait d’illustrer. Cette conception traduit-elle une vision vaguement romantique de l’artiste en tant qu’être « à part », ayant accès à des niveaux de signification inaccessibles au commun des mortels — encore moins à l’historien de l’art ? Correspond-elle à un sentiment confusément anti-intellectuel fort à la mode ces jours-ci ? Peut-être un peu des deux, qu’amplifie le vocabulaire nécessairement superlatif d’une opération de communication.
Laissons ces querelles : l’exposition, disons-le, est d’une très grande tenue — l’une des meilleures (sinon la meilleure) vues en ces murs. Le choix des œuvres est précis, la mise en espace particulièrement soignée, les confrontations alternent proximité et contrepoint. Les lectures basées sur la subjectivité de l’artiste, demeurent ouvertes. L’interprétation engageant autant celui qui l’énonce qu’elle renseigne sur l’objet auquel elle s’applique, l’exposition constitue la « cartographie mentale » des références, sources, proximités nourrissant le travail de l’artiste, puisant dans un répertoire hétérogène, tant du point de vue des médias représentés que des époques, affranchi des classifications esthétiques traditionnelles.
The third mind est conçue suivant le principe du cut-up : le modèle en est le manuscrit-collage éponyme, fruit de la collaboration en 1965 de Burroughs et Gysin, et lui-même héritier des montages dadaïstes et cadavres exquis surréalistes. Ce procédé rappelle l’Atlas Mnémosyne élaboré dans les années 1920 par l’historien de l’art Aby Warburg (1), ouvert à l’anachronisme des rapprochements et comparaisons, opérant montage et télescopage d’images provenant d’époques, de régions et de cultures très éloignées, écrivant une histoire de l’art sans texte, loin d’une activité se concentrant sur les seules questions d’attribution, de chronologie, d’influence et de classification, dont le caractère « croupissant » et mortifère fut souligné par J.C. Lebensztejn (2).
Plus largement, les choix de Rondinone révèlent des sources communes à nombre d’artistes aujourd’hui, dont l’une des plus importantes est le double tribut au Pop et au Minimal art. Passé le hall d’entrée, les salles ouvrant ou clôturant le parcours sont placées l’une sous la tutelle de Warhol (dont les portraits-vidéo des Screen Tests sont associés aux « anges » photographiques de Conner), l’autre sous celle de Bladen (dont une des œuvres est intitulée Cathedral Evening). Aux figures iconiques de Warhol, à la présence dramatique des blocs géométriques noirs et opaques de Bladen, font écho de nombreuses évocations du corps, de son absence et de la mort : reliquaires minimalistes de Thek ; présence corporelle des reliefs abstraits de Bontecou ; croix massives mais factices de Carron, toile d’araignée en néons de Boyce ; lieux désertés (salles d’attentes de Schnyder, lavabos de Gober, tas de gravats de Parsons, atelier vide de Fischer, parkings de Lucas…).
Une catastrophe invisible, un deuil impossible enveloppent ces œuvres, révélant, par-delà leur singularité, ce qu’elles partagent : l’expression mélancolique (3) de l’âge postmoderne.
(1) Cf. Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Macula, Paris, 1998.
(2) Jean-Claude Lebensztejn, « Sol », Annexes — de l’œuvre d’art, La part de l’œil, Bruxelles, 1999.
(3) Cf. Jean Clair (dir.), Mélancolie, génie et folie en Occident, Gallimard, Paris, 2005.
The third Mind, commissariat Ugo Rondinone, Palais de Tokyo www.palaisdetokyo.com
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