vendredi 1 juillet 2011

Catherine Melin, Galerie Isabelle Gounod

Ce qui suit est le texte du dossier de presse annonçant la première exposition personnelle de Catherine Melin à la Galerie Isabelle Gounod (Paris), du 10 septembre au 22 octobre 2011. En attendant, plusieurs de ses dessins sur papier y sont présentés aux côtés de ceux d'artistes de la galerie, dans le cadre de l'exposition dessins /3/ desseins, jusqu'au 23 juillet.
D'autres textes publiés dans ce blog sont consacrés au travail de Catherine Melin:
http://heterotopiques.blogspot.com/2010/04/catherine-melin-les-centres-inexistants.html
http://heterotopiques.blogspot.com/2010/04/figures-des-marges.html
http://heterotopiques.blogspot.com/2010/06/catherine-melin-montagnes-russes.html


Pour sa première exposition à la galerie Isabelle Gounod, Catherine Melin investit l’espace dans sa globalité, par un dispositif complexe associant une série de dessins sur papier, des dessins muraux, deux vidéos et des structures linéaires, colorées et modulaires qui redessinent le parcours du visiteur.
L’artiste présente une nouvelle étape d’un travail qui s’appuie sur l’observation des modalités de mouvements du corps dans des espaces urbains qui le conditionnent ou l’excluent a priori. La notion de déplacement, au cœur du travail de Catherine Melin, se traduit par son intérêt pour la façon dont le contexte architectural et urbain peut se voir détourné, réaproprié, traversé et habité selon des modes alternatifs. Elle s’exprime à travers des recherches visant à jouer de la circulation du visiteur dans l’exposition. Elle correspond enfin à une réalité vécue par l’artiste elle-même, qui depuis bientôt quinze ans prélève par le dessin, la photographie et la vidéo les images de sites, souvent anonymes, de villes d’Europe, d’Amérique et, dans les œuvres récentes présentées dans l’exposition, de Russie.

L’architecture imposante et sans grande imagination ainsi que les abords des imeubles d’habitation collectifs des époques soviétique et post-soviétique constituent la matière première de la série de dessins sur papier, dans lesquels s’opère la condensation des images photographiques prélevées par Catherine Melin lorsqu’elle traverse ces espaces urbains de second ordre, à faible légitimité — en particulier les cours et les aires de repos avec portiques de jeux pour enfants — relevant au passage les mutations de l’espace social et urbain que la Russie a connues au cours de ces dernières années. Fruit d’un processus de montage et de stratificiation de plusieurs images, les dessins superposent les structures du bâti et des portiques de jeu, rompant les rapports d’échelle et générant de nouveaux espaces contradictoires et instables.

Les dessins muraux intègrent ces nouvelles configurations dans une logique de montage avec d’autres images (chantiers, mobilier urbain, zones en attente ou en cours de mutation…). Leur projection à grande échelle génère une interaction avec l’espace d’exposition, et occasionne le déploiement du dessin initial, lequel perturbe sans cesse le point de vue du spectateur, dont les déplacements pour tenter de corriger la perspective sont en partie guidés ou contrariés par la présence des structures en trois dimensions, tubulaires et colorées. Ces dernières prennent pour point de départ les structures d’aires de jeu et de mobilier urbain, complexifiées et déconstruites jusqu’à ce qu’elles en deviennent non-fonctionnelles. Ce dont le spectateur fait l’expérience, tandis qu’il parcourt l’espace d’exposition, c’est que celui-ci est redistribué dans sa circulation par les structures en question, qui en même temps prolongent et amplifient les dessins muraux.

À la fois suscités et contraints par le dispositif, les déplacements du visiteur répondent aux séquences vidéo montrant des danseurs et des « traceurs », adeptes du parcours urbain, occupés à traverser, franchir ou occuper des portiques de jeux avec plus ou moins de réussite. Détournés de leur usage premier, ces structures — non destinées aux adultes — poussent ces danseurs et traceurs à inventer de moyens de les investir, à dessiner des trajectoires inédites. Ils répètent leurs mouvements — c’est- à-dire qu’ils les préparent, autant qu’ils les reproduisent sous l’objectif de la caméra. Le temps de la traversée paraît ainsi se dilater sous la multiplicité des prises de vues, tandis que les dimensions réduites des installations interdisent toute dimension réellement spectaculaire du saut. Ces aires de jeux se substituent ainsi à l’espace urbain dont elles figurent une sorte de double — parfois littéralement, certains portiques copiant la silhouette des bâtiments à l’arrière plan. Même s’ils cherchent à investir ces ersatz de bâti, les danseurs et traceurs filmés par Catherine Melin semblent toujours rejetés à la périphérie par une force centrifuge qui leur interdit d’occuper durablement un intérieur au demeurant difficile à circonscrire.
Leur situation fait ainsi écho à celle du visiteur de l’exposition, d’emblée pris dans le flux de constants aller-retours entre l’autonomie de chacune des œuvres présentées et le dispositif global d’une configuration provisoire prennant en compte les sollicitations du lieu (colonne, verrière, angles des murs).

L’exposition rejoue ainsi, dans son espace et sa temporalité spécifiques, les rapports complexes d’usage et de contre-usage qui se construisent et se déconstruisent au sein des marges urbaines — des périphéries comme des interstices des systèmes de planification. Que les espaces représentés se situent précisément à la jonction de la sphère privée et de l’espace public ne fait que rendre plus incertaine encore la possibilité d’habiter l’une comme l’autre.

Catherine Melin est née en 1968. Elle vit et travaille à Marseille.
Diplôme Supérieur d’Arts Plastiques, ENSBA, Paris (1994), Art Institut, Chicago, USA (1993), Licence d’Arts Plastiques, Université Paris VIII (1990).

Expositions personnelles (sélection) bientôt au musée des Beaux-Arts de Calais en 2011-2012. En 2010, Catherine Melin présente son travail successivement au Musée d’art contemporain de Perm (Russie), au Centre National d’art contemporain d’Ekaterinbourg (Russie), à l’Espace Le Carré de Lille et à Artconnexion à Lille, pour une exposition intitulée « Montagnes russes ». Vidéochroniques, Marseille (2010), Musée des Beaux-Arts de Bayonne (2008), Le 19, Centre régional d’art contemporain, Montbéliard (2006), Centre d’art Ecart, Québec (2006)…

Expositions collectives (sélection) notamment Biennale d’art contemporain de Cahors (2011), Lauréate du Prix Drawing Now 2011, lors du Salon du dessin contemporain – Drawing Now Paris 2011 au Carrousel du Louvre, FRAC Nord-Pas-de-Calais. Dunkerque (2009 et 2003), Centre culturel Borges. Buenos-Aires. Argentine (2008), Le 19, Centre régional d’art contemporain, Montbéliard (2007), CREDAC, Ivry-sur-Seine (2002), Espace Paul Ricard, Paris (1998)…

Ses œuvres sont présentes dans les collections publiques du FRAC Nord-Pas-de-Calais depuis 2002, du Centre d’art Borges de Buenos Aires depuis 2008, ainsi que dans de nombreuses collections privées françaises et étrangères.



Galerie Isabelle Gounod
13, rue Chapon 75003 PARIS
www.galerie-gounod.com
+33 (0)1 48 04 04 80 info@galerie-gounod.fr www.galerie-gounod.com
du mardi au samedi de 11h à 19h / opening hours: tuesday to saturday from 11 AM to 7 PM

jeudi 30 juin 2011

Parution de la monographie "Arnaud Vasseux", aux éditions analogues

Je suis heureux de vous faire part, avec quelques semaines de retard, de la parution de la monographie consacrée au sculpteur Arnaud Vasseux, à laquelle j'ai contribué aux côtés de Fabien Faure et Mathieu Provansal.


Arnaud Vasseux
éditions Analogues (Arles)
Parution mai 2011
Format 16,5 x 24 cm, 152 pages, Français/ Anglais
26 €


Extrait de mon texte, "Notes préliminaires à un inventaire des plâtres"


Approcher l’oeuvre d’Arnaud Vasseux en se concentrant sur cette catégorie particulière des sculptures de grandes dimensions en plâtre non armé qu’il désigne du terme générique de Cassables, et dont les premiers exemples datent de 2004 (Homo Bulla), c’est se confronter, certainement, à son aspect le plus singulier, puisqu’il s’agit de se résoudre d’emblée à n’évoquer que des oeuvres disparues.


Excerpt from my essay "Preliminary Notes for an Inventory of the Plasters"

To approach the work of Arnaud Vasseux concentrating on the particular category of the large-scale sculptures in unreinforced plaster, to which he gives the generic term Cassables, the first of which date from 2004 (Homo Bulla), is certainly to confront the most singular aspect of his art, because it means accepting from the outset that one can only evoke works that no longer exist.

mardi 24 mai 2011

Palais de Tokyo: quelle histoire?

Tristan Trémeau et moi venons d'achever la rédaction d'une contribution aux débats entourant les pétitions auxquelles ont donné lieu la démission d'Olivier Kaeppelin de sa mission de responsable du projet du Palais de Tokyo.
Parfois, pour y voir clair, il faut en savoir long. Aussi ce texte est-il long et nous vous conseillons de le copier-coller pour le lire à votre aise. Nous le publions sur nos blogs respectifs, en espérant contribuer à la clarification des débats. Au plaisir de lire commentaires et réactions.


Depuis l'annonce de la démission d’Olivier Kaeppelin de son poste de responsable de définition du projet du Palais de Tokyo (Le Monde, 30 avril 2011, http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/04/30/le-palais-de-tokyo-perd-son-responsable-des-projets-olivier-kaeppelin_1515115_3246.html), plusieurs pétitions circulent dans les réseaux de l'art contemporain en France. Ces pétitions témoignent de positions contradictoires quant au destin de ce lieu et à l'identification des stratégies et enjeux de visibilité de la «scène artistique française ». Essayons d'y voir plus clair en résumant l'affaire et les arguments des différentes pétitions, en relevant les enjeux esthétiques et institutionnels sous-jacents à partir d'une proposition de décorticage d'une partie de l'histoire récente et complexe de l'art contemporain et de ses institutions en France, avant de tirer de tout cela des interprétations qui pourraient éclairer et nourrir les débats qui entourent le rôle actuel et à venir du Palais de Tokyo.

La première pétition en date, intitulée « Nouveau scandale à la Culture : le Palais de Tokyo », dénonce une démission forcée qui serait le résultat d'une « série de pressions et d'obstacles bureaucratiques visant à rendre impossible la réalisation du projet » d'Olivier Kaeppelin, «dans des conditions qui ont le soutien du plus grand nombre d'artistes ». Cette pétition réclame par ailleurs le maintien d'Olivier Kaeppelin dans ses fonctions et la reconnaissance par Frédéric Mitterrand de ses compétences à mettre en œuvre un projet pour lequel il avait été missionné en 2009 par l'ancienne Ministre de la Culture, Christine Albanel. Un projet qui, selon les auteurs de la pétition, devait pallier l'absence de « lieu spécifique » dévolu à Paris à la visibilité et au soutien institutionnels de la « scène artistique française occultée depuis plus de trente ans ». Initiée par des artistes (Christian Bonnefoi, Bernard Moninot, Sylvie Turpin, Alain Fleischer) et un historien de l'art (Jean-Louis Schefer), cette pétition a recueilli à ce jour plus de 800 signatures d'artistes de différentes générations et d'obédiences esthétiques très diverses, d'historiens de l'art et de critiques d'art, de galeristes et de collectionneurs, de conservateurs de musées et de responsables de centres d'art. Un article d'Harry Bellet et de Philippe Dagen dans Le Monde du 4 mai (« Olivier Kaeppelin largement soutenu », http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/05/04/olivier-kaeppelin-largement-soutenu_1516784_3246.html), puis une tribune de Catherine Millet dans Libération du 5 mai (« Arts : Un Ministre sans signature », http://www.liberation.fr/culture/01012335496-arts-un-ministre-sans-signature) ont vite relayé ces accusations de pressions et de manipulations bureaucratiques et ce soutien au projet d'Olivier Kaeppelin.
Quelques jours plus tard, une « contre-pétition » (« Une nouvelle dynamique pour l'art français »), émanant directement des services du Ministère de la Culture et diffusée par voie d'e-mails au sein de ces services, fit long feu. Ce texte salue une « reconnaissance internationale inédite » des artistes français appartenant à une « génération qui a construit, en l'espace de quinze ans, parfois dans une réelle difficulté financière et politique, des outils modernes, branchés sur le monde, qui fonctionnent enfin ». Parmi ces outils, le Palais de Tokyo tel que nous le visitons aujourd'hui, c'est-à-dire le site de création contemporaine créé par Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans en 2001, à qui a succédé Marc-Olivier Wahler en 2006, et dont ce texte défend le rôle efficace pour la visibilité internationale des jeunes artistes français, en raison d'une politique de «mixité (artistes de toute génération, de toute nationalité, de tout médium» et d' « ouverture (partenariats avec des institutions étrangères, des fondations privées, des galeries et des collectionneurs, accueil de commissaires étrangers, présence sur les foires et les biennales internationales) ».
Une publication partielle et éphémère de ce texte sur internet, sous un nouveau titre (« Un nouvel élan pour l'art français »), n'a été suivie d'aucune annonce ou signature — pas même celles de leurs auteurs. Le jour où cette contre-pétition disparut d'internet, un nouveau texte, intitulé «Ce n'est pas notre histoire », parvint par e-mail, de forward en forward, aux acteurs des réseaux de l'art contemporain en France. Sans signataires mais annoncé comme une «Lettre ouverte au Ministre de la Culture » diffusée par trois journalistes des Inrockuptibles (Jean-Max Colard, Claire Moulène, Judicaël Lavrador) et par Patrice Joly (directeur de Zoo galerie à Nantes et des magazines 02 et 04), ce nouveau texte est une version largement revue et amendée de la contre-pétition émanant des services du Ministère de la Culture. Ce nouveau texte moque d'abord la position de « sauveur » ou de « messie » de la scène artistique française que s'arrogerait Olivier Kaeppelin et que lui reconnaîtraient ceux qui le soutiennent, puis il reprend les arguments de la contre-pétition issue des services ministériels en saluant la reconnaissance internationale d'artistes exposés « de San Francisco à Karlsruhe, de la Tate Modern de Londres au KW de Berlin » et en faisant valoir les « acteurs qui œuvrent au quotidien (…) dans les écoles d'art, les centres d'art, les musées et les Frac, dans les galeries, et via le réseau ouvert des commissaires indépendants, de plus en plus nombreux ». S'inquiétant ensuite, sans jamais le nommer, que le projet de Kaeppelin consiste à « combler les lacunes anciennes du Centre Pompidou et à y organiser (au Palais de Tokyo) des sessions de rattrapage pour des artistes délaissés », voire à défendre une « simple visée identitaire avec des artistes français confirmés », cette contre-pétition revendique au contraire une « idée autrement plus complexe et dynamique de la scène française, hétérochrone, intergénérationnelle, aux acteurs nombreux et divers (…), et surtout traversée par une mondialisation dont certains ici semblent n'avoir encore pas pris la mesure ». Enfin, ce texte demande au ministère qu'il procède à un appel d'offre « ouvert et international » soumis à la définition et à l'évaluation d' « une commission indépendante d'experts français et étrangers » afin de rétablir « un projet discrédité par tant d'intrigues et de guerres de tranchées ».

Comme l'écrit un commentateur de cette contre-pétition sur Facebook, celle-ci en dit à la fois trop et pas assez, et semble surtout commandée par un esprit de fratrie. Ce qui nous a quant à nous frappés lors de sa lecture est la dimension de déni que manifeste son titre (« Ce n'est pas notre histoire ») : déni des dimensions politiques de la démission de Kaeppelin, due à des dysfonctionnements graves de la démocratie en France, déni d'une histoire complexe de l'art contemporain et de ses institutions en France depuis une trentaine d'années. Or, ce sont précisément ces deux points cruciaux qui nous ont conduit, ainsi que la majorité des pétitionnaires, à signer la pétition « Nouveau scandale à la Culture : le Palais de Tokyo ». Avant de confronter nos positions à celles des contre-pétitionnaires et de discuter les intérêts et faiblesses du projet que porte Olivier Kaeppelin pour contribuer aux débats qui touchent au rôle que pourrait avoir le Palais de Tokyo, il nous faut d’abord, comme on disait naguère, préciser « d’où l’on parle » et énoncer les raisons pour lesquelles nous avons signé la pétition « Nouveau scandale à la culture : le Palais de Tokyo ».

Les raisons d'une pétition

Tout d'abord, la démission forcée d’Olivier Kaeppelin de ses responsabilités de définition du projet du Palais de Tokyo est selon nous révélatrice de dysfonctionnements scandaleux de la démocratie en France. Cette mission, qui lui avait été confiée par la précédente Ministre de la Culture, Christine Albanel, lui a été, dans les faits, rendue impossible à finaliser. Comment? La signature, par Frédéric Mitterrand, de la nomination d'Olivier Kaeppelin en tant que Président du Palais de Tokyo n’a pas été transmise et retranscrite au Journal Officiel, étape nécessaire à la validation de cette nomination. Comme l’écrit ironiquement Catherine Millet (Libération, 5 mai), le commissionnaire a « sans doute glissé sur une peau de banane» sur le chemin qui le conduisait du ministère au Journal Officiel. Cette histoire minable s’ajoute à une longue liste de décisions opaques et arbitraires — songeons à la récente affaire du remplacement d’Olivier Py par Luc Bondy au Théâtre de l’Odéon — qui disqualifient à la fois l’actuel Ministre de la Culture, son cabinet et plus généralement les organes démocratiques français. Les affaires de nomination et de dé-nomination, d’annonces de nomination et de démentis d’annonces de nomination par voix de presse — et on en passe — pourrissent en effet tous les domaines de l’action politique en France (les exemples se sont multipliés dans les secteurs artistiques, judiciaires, télévisuels, industriels, bancaires…). Ceci a pour effet principal de décrédibiliser les choix politiques en raison d’une absence de transparence des procédures démocratiques.
L’autre conséquence est de donner de la démocratie française l'image d'une administration minée par les intérêts personnels et de clans. C’est ce que laisse entendre l’article de Philippe Dagen et Harry Bellet (Le Monde, 4 mai). Les auteurs y citent les propos de deux artistes, Olivier Blanckart et Éric Corne, qui attribuent un rôle de flingueur ou de porte-flingue à Mark Alizart, ancien directeur-adjoint du Palais de Tokyo et actuel conseiller de Frédéric Mitterrand « pour les arts plastiques, les industries de la mode et du design, les métiers d'art et le patrimoine immatériel ». On apprend également dans cet article que Mark Alizart aurait diffusé auprès de la presse des informations partiales sur le projet de Kaeppelin afin de le décrédibiliser et de le ringardiser. L'article d'Emmanuelle Lequeux annonçant le « départ » d'Olivier Kaeppelin du Palais de Tokyo pour la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence (Le Monde du 30 avril, http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/04/30/le-palais-de-tokyo-perd-son-responsable-des-projets-olivier-kaeppelin_1515115_3246.html) se trouve ainsi soupçonné de relayer les manipulations d'Alizart en parlant d'un « projet pour artistes déjà consacrés, ou qui sont un peu oubliés, voire qui sentent la naphtaline pour certains ». Dans ce même article, on apprend que Hans Ulrich Obrist, ancien curateur au Musée d'art moderne de la ville de Paris et actuellement directeur de la Serpentine Gallery à Londres, «ferait partie des candidats pressentis pour programmer le Palais ». Qu'elles soient légitimes ou non, ces accusations traduisent une perception désastreuse de l’état de la démocratie en France : l’absence de transparence des procédures de sélection et de nomination des responsables d’institutions conduit à soupçonner toute sorte de manigance et de manipulation possible. Et tout ceci nourrit autant le rejet populaire « des politiques » et « de la politique », désastreux pour la démocratie, qu’une perception négative du monde de l’art contemporain comme un monde de connivences et de concurrences de clans.

Une autre raison pour laquelle nous avons signé cette pétition est que nous y avons reconnu l'expression d'une exaspération légitime d'artistes confrontés à un nouvel épisode de destruction d'un projet que portait Olivier Kaeppelin, certes, mais aussi et surtout d'un projet qui date de douze ans et qui n'a jamais abouti en raison de guerres intestines permanentes au sein du Ministère de la Culture et des principales institutions d'art contemporain à Paris. Ce qui, par exemple, est passé sous silence dans les trois contre-pétitions évoquées est la bataille qu'a menée Olivier Kaeppelin, quand il dirigeait la défunte DAP (Délégation aux Arts Plastiques), contre les tentatives de préemption par le Centre Pompidou des 9 000 m2 d'espaces vacants du Palais de Tokyo. Ce afin d'enfin concrétiser le second volet, laissé en souffrance depuis 2001, de consacrer ces espaces à ce que l'artiste Olivier Blanckart nomme des «galeries nationales d'art contemporain propres à exposer, dignement, et de leur vivant, les excellents artistes de toutes origines qui travaillent dans ce pays ». De fait, le projet de Kaeppelin ne remet pas en cause l'existence du site de création contemporaine (premier volet dont les maîtres d'œuvre furent en 2001 Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans), il consiste à enfin mettre en œuvre le second volet qui avait pour starter, à l'instar du premier, la mobilisation d'artistes signifiée en 1999 par une pétition-manifeste du « Collectif les artistes». Cette pétition de 1999, adressée à Catherine Trautmann, alors Ministre de la Culture du gouvernement Jospin, initiée et signée par des artistes alors majoritairement trentenaires (http://lecollectif.free.fr/lettre1.html), revendiquait la prise en charge de la définition et de la direction du projet du Palais de Tokyo par un comité d'artistes, arguant du fait que le secteur des arts plastiques est le seul parmi tous ceux de la création qui ne compte pas d'artistes parmi les responsables de ses institutions (contrairement au théâtre, à l'opéra, au cinéma, à la danse…). 
Revendiquer une « prise de pouvoir » par les artistes signifiait en creux une défiance vis-à-vis des institutionnels français, soupçonnés de n'agir qu'en fonction de leurs propres intérêts — et non de l'intérêt des artistes et de l'intérêt général. Ce soupçon, très vivace et tenace dans les milieux de l'art en France, est nourri d’une part par la permanence des «tentatives de putsch » et « guerres d'usures intestines » que reconnaissent aussi les contre-pétitionnaires de l'actuelle « Lettre ouverte au Ministre de la Culture», et qui traduisent une confiscation des débats sur les missions des institutions au profit de personnalisations des enjeux, et d’autre part, par l'attitude d'un grand nombre d'institutionnels arrivés aux affaires au début des années 1980 : comme le rappelle assez justement Catherine Millet (Libération, 5 mai), un « complexe d’infériorité » caractérise, depuis le tournant des années 1980, « un certain nombre de nos fonctionnaires de la culture qui rougissent d’appartenir à des institutions qui ont, c’est vrai, en grande partie raté le dernier train des avant-gardes historiques dans les années 1960-1970 et qui, pour être sûrs de ne pas se tromper cette fois, attendent leur légitimation de l’étranger ». Ce fut sans doute le double effet de la défaite de Roger Bissière face à Robert Rauschenberg pour l’attribution du Grand Prix de la Biennale de Venise en 1964 (épisode archi-connu en lequel se lit communément la confirmation du déplacement de Paris à New York du centre du monde de l’art) et de l’inconsistance quasi générale de la critique d’art et de l’histoire de l’art contemporain en France dans les années 1950 à 1970 — en comparaison avec les États-Unis notamment — qui conduisit à une «intériorisation de l’ignorance dans laquelle la scène internationale a tenu les artistes français » et à une possible transformation « en mépris » de ces derniers par une nouvelle génération d'institutionnels. 
Exemplaire de ce complexe d’infériorité, de cette intériorisation de l’ignorance internationale et de ce mépris fut l’exposition Manifeste qui, en 1992 au MNAM-Centre Georges Pompidou, représenta l’histoire de l’art contemporain à partir d’un choix opéré dans les collections du musée. Les artistes français y occupaient, pour la période 1960-1990, une place dérisoire, ultra minoritaire. Ce qui fit scandale, et conduisit l'année suivante le MNAM à opérer une séance de rattrapage en assimilant pathétiquement les productions artistiques réalisées en France à un récit secondaire signifié par le titre de l'exposition : Manifeste 2, une histoire parallèle (1960-1990). Comme le rappellent Olivier Kaeppelin au sujet de son projet et les pétitionnaires qui le soutiennent, une telle situation est inimaginable dans les autres pays et ne cesse d’étonner les conservateurs, critiques et artistes étrangers. Les artistes allemands, britanniques, espagnols, italiens, américains, belges et autres ont de la chance : ils n'ont pas à réclamer d'être pris en considération par les responsables des musées de leurs pays, ils y apparaissent toujours majoritaires. En France, les artistes peuvent vivre cette situation d'occultation ou de mépris comme une double peine : non seulement ils se retrouvent obligés de réclamer une représentation correcte de leurs créations dans les institutions de leur pays, mais ils peuvent aussi, en raison de cette revendication, se voir soupçonnés — accusés même — de visées identitaires et nationalistes ! 

Hallucination ? Mauvaise foi ? Poids des « débats » et des politiques identitaires perverses de l'actuel gouvernement ? Confusion avec les pathétiques discussions sur des quotas de binationaux à la FFF ? Restons-en aux faits. La pétition « Nouveau scandale à la Culture : le Palais de Tokyo » a été signée par de nombreux « binationaux » de l'art, Allemands, Anglais, Autrichiens, Belges, Italiens, Espagnols… (Jan Voss, Peter Briggs, Mick Finch, Miquel Mont, Gabriele Chiari, Éric Duyckaerts, Veit Statmann, pour n’en citer que quelques-uns), venus travailler en France pour se confronter à des productions artistiques et à un contexte théorique qui s'est constitué depuis les années 1960, qu'ils jugeaient passionnant et qu'ils s'étonnent toujours de voir si peu reconnus et soutenus. Cette pétition a également reçu la signature de galeristes et de collectionneurs, de critiques et historiens de l'art, de responsables d'institutions publiques et privées difficilement soupçonnables d'une quelconque « préférence nationale » dans leurs écrits et choix de programmation (Antoine de Galbert, Yve-Alain Bois, Georges Didi-Huberman, Thierry de Duve, Éric de Chassey, Thierry Raspail, Philippe Cyroulnik, Joëlle Pijaudier-Cabot, Ulrike Kremeier…). On trouve également parmi les signataires le philosophe anglais Philip Armstrong qui fut, avec les Américains Stephen Melville et Laura Lisbon, le commissaire de la seule exposition importante (As Painting : Division and Displacement) qui ait, à l'échelle internationale, confronté les situations de la peinture en France, en Allemagne et aux États-Unis depuis Martin Barré, Robert Ryman et Gerhardt Richter jusqu'à Christian Bonnefoi, Imi Knoebel et Polly Apfelbaum. C'était en 2001, au Wexner Center for the Arts à Colombus, dans l'Ohio, et le catalogue édité par MIT Press, vite épuisé, est devenu la référence internationale pour avoir un accès à une histoire de la peinture issue du modernisme non limitée à une partie entre les USA et l'Allemagne. Le critique d'art américain Saul Ostrow, l'artiste et critique d'art anglais Mick Finch, également signataires de la pétition, effectuent aux USA et en Angleterre le même travail que très peu d'historiens de l'art et critiques d'art français osent produire en raison du peu de capital symbolique que procureraient des recherches et des écrits sur l'art produit en France depuis les années 1960. 
On touche là à un autre point important : cette pétition de soutien au projet de Kaeppelin de faire du Palais de Tokyo un lieu de reconnaissance et de promotion de la création en France depuis les années 1960-1970 rappelle que, pour tout artiste, l'accès à une reconnaissance symbolique par son inscription dans l'histoire de l'art est, à un moment, une visée évidente et légitime. Or, à quelques exceptions près (Daniel Buren, Christian Boltanski, Annette Messager, Sophie Calle…), aucun artiste français né entre 1935 et 1960 n’a connu, au-delà de la France, de reconnaissance importante, tant en termes d’expositions muséales que d’intégration à une histoire de l’art envisagée à l'échelle internationale. 

Il n'est donc pas étonnant de retrouver parmi les pétitionnaires de nombreux artistes dont les œuvres, extrêmement diverses dans leurs parti-pris esthétiques (de Christian Bonnefoi à Orlan, de Bernard Moninot à Jean-Luc Moulène, de Daniel Dezeuze à Vincent Corpet, de Pascal Convert à Pierre Ardouvin, d'Alain Fleischer à Gilles Barbier, de Martine Aballéa à Fabrice Hyber, de Robert Combas à Paul Pouvreau...), n'ont pas accédé à cette reconnaissance internationale et qui voient dans le projet d'Olivier Kaeppelin une chance, un « espoir ». On retrouve aussi parmi ces pétitionnaires la majorité de ceux qui avaient signé la pétition de 1999 appelant à une prise en charge par les artistes de la destinée du Palais de Tokyo. Au total, ce sont des représentants importants de deux générations d'artistes qui s'engagent aujourd'hui, celle apparue au tournant des années 1960-1970 et celle apparue au tournant des années 1980-1990. Des artistes qui, pour le coup et pour une fois, accordent leur confiance à un institutionnel, Olivier Kaeppelin, qui a pourtant fait toute sa carrière au sein du Ministère de la Culture et qui appartient à cette génération d'institutionnels épinglés par Catherine Millet. Comment comprendre cette confiance ? Outre la reconnaissance de ses qualités — au premier rang desquelles sa connaissance approfondie de l'art en France, sa proximité avec les artistes et son absence de dogmatisme —, les pétitionnaires voient en Olivier Kaeppelin, dans sa bataille pour que le Palais de Tokyo ne soit pas accaparé par le Centre Pompidou et dans son projet pour le Palais de Tokyo, la garantie de réalisation d'un projet que les artistes ont non seulement soutenu mais initié. 

Résumons. Comme le rappelle l'artiste Olivier Blanckart dans un texte qui circule actuellement par voie d'e-mails, en 1997 fut lancée par des artistes l'idée de créer dans le 13ème arrondissement parisien alors en rénovation (en l'occurrence rue Cantagrel), un centre d'art dont la vocation eut été de soutenir les artistes travaillant en France, souffrant d'une carence de visibilité dans le contexte difficile d'un marché de l'art peu dynamique. Blanckart détaille même une scène : en janvier 1997, lors d'un «vernissage d'une exposition organisée à la Cité Internationale des Arts… par Olivier Kaeppelin », l'artiste Djamel Tatah avait interpellé le Ministre de la Culture de l'époque, Philippe Douste-Blazy, pour que l'État s'engage à soutenir un projet de lieu d'exposition parisien appelé à représenter la scène artistique française dans sa diversité. Le tout dans un contexte où les milieux de l'art contemporain se désespéraient de voir les Galeries nationales du Jeu de Paume, sous la direction de Daniel Abadie, opérer des séances de rattrapage consécutives aux manquements du Centre Pompidou (cf. ce que nous rappelions au sujet des deux expositions Manifeste) en consacrant des expositions monographiques à des artistes pourtant déjà inscrits dans l'histoire internationale de l'art (Alechinsky, Zao-Wu-Ki, Arman, Spoerri, Stämpfli…) en lieu et place du projet initial du lieu qui était à la fois rétrospectif et prospectif. L'idée de créer un centre d'art parisien consacré à la visibilité de la création en France ne connut pas de suites sous cette forme, en ce lieu et avec ses initiateurs (les artistes), mais elle fit son chemin et aboutit à la création en 2001 du site de création contemporaine du Palais de Tokyo. Un lieu qui s'est depuis imposé à l'échelle internationale comme une étape incontournable de la scène artistique contemporaine internationale. Néanmoins, comme le rappelle encore Blanckart, « l'autre volet du projet qui avait été souhaité dès l'origine par et pour les artistes travaillant en France n'avait jamais été réalisé ». D'où « la crainte et l'ardeur pétitionnaire des artistes par centaines » qui soutiennent aujourd'hui Olivier Kaeppelin. 

Face à cette revendication émanant d'artistes de générations différentes et de parti-pris esthétiques hétérogènes, les deux versions de la contre-pétition issue de services ministériels et la « Lettre ouverte » diffusée par les journalistes des Inrockuptibles se montrent singulièrement oublieuses de cette histoire et condescendantes vis-à-vis de ses acteurs (« des sessions de rattrapage pour des artistes délaissés ? »), voire insultantes («une simple visée identitaire ? »). Surtout, ces contre-pétitions traduisent une lecture strictement générationnelle de l'histoire récente de l'art et de ses institutions en France, en saluant une « nouvelle génération d'artistes français (qui) réussit à s'exporter et à surmonter les difficultés qu'avaient rencontré leurs aînés », ce dont témoignent « des monographies à Los Angeles, New York, Berlin, à la Tate Modern ou à la Fondation Pinault, (…) des prix internationaux et des pleines pages dans le New York Times ou les couvertures d'Artforum ». Ces artistes ne sont pas nommés, mais on devine que les auteurs évoquent ceux associés aux théories de l'esthétique relationnelle et de la post-production élaborées par Nicolas Bourriaud, à la programmation du Palais de Tokyo, ainsi que ceux promus — par les diffuseurs de la « Lettre ouverte » — dans le livre French Connection, édité en 2008 aux Presses du réel et dont l'ambition est de «dresser le portrait d'une scène artistique française, dont le dynamisme, la prolixité, sont aujourd'hui manifestes ». La critique des Inrockuptibles en était élogieuse, et présentait l’ouvrage comme « un panorama ultracomplet et bien agencé des dix dernières années en matière d’art contemporain français ».

Quelle « scène artistique française »?

Que l'on adhère ou non aux choix et parti-pris esthétiques de la programmation du Palais de Tokyo depuis 2001, des auteurs et diffuseurs de ces contre-pétitions, force est de reconnaître que les artistes — et notamment les artistes travaillant en France — ayant bénéficié du soutien et des réseaux de cette institution sont effectivement ceux qui ont atteint aujourd'hui une visibilité internationale. Mais au Palais de Tokyo comme dans les pages de nombre de magazines, contrairement à l'ouverture et à l'exemplarité annoncées (il faut « construire une idée autrement complexe et dynamique de la scène française, hétérochrone, intergénérationnelle », dit la « Lettre ouverte »), ce soutien — réel — à un certain nombre d’artistes français est sous-tendu par des critères esthétiques et idéologiques, jamais énoncés dans ces contre-pétitions, mais visibles dans les choix de leurs auteurs et diffuseurs comme lisibles dans leurs écrits : une esthétique néo-pop et une posture mélancolique vis-à-vis du modernisme, une idéologie post-politique et un rapport dépolitisé à l’art. Au final, l'élément le plus significatif de la « Lettre ouverte », la plus complète des trois contre-pétitions qui répond à la pétition de soutien à Kaeppelin, est incontestablement, comme nous l’évoquions déjà plus haut, son titre : « Ce n'est pas notre histoire ». Rédigé en forme d’hommage à l’exposition Notre Histoire au Palais de Tokyo en 2006 (bouquet final de l’ère Bourriaud-Sans), ce que ce titre suggère, c’est bien la volonté de passer sous silence ce qui, dans la production artistique contemporaine, ne semble pas « cadrer » avec le mainstream de la représentation de l'art actuel — en clair, « On s’en fout ».

Soit, mais quelle est donc « leur » histoire ? Essentiellement une histoire qui repose sur une lecture générationnelle de l’art. Issu de la sociologie des années 1960, rapidement récupéré par le marketing, le concept de «génération » — de « nouvelle génération », même — occupe une place essentielle dans ce discours dominant. En fait de « nouvelle génération », de qui parle-t-on ? De la poignée d’artistes (dont l’engagement et la qualité du travail ne sont pas en cause ici) qui ont connu la gloire des couvertures d'Artforum, des colonnes du New York Times et des foires internationales ? Que quelques-uns soient parvenus à tirer leur épingle du jeu suffit-il à les désigner comme exemples valant pour l'ensemble ? Leur degré de visibilité suffit-il à en faire la « nouvelle génération », quand tant d’artistes talentueux et singuliers sont d’emblée écartés ? Ne nous décrit-on pas l’arbre qui cache la forêt ? Se cramponner ainsi à la réussite internationale de quelques-uns, c’était aussi l’attitude du jury des risibles Art Awards décernés par Beaux-Arts Magazine durant l’hiver 2005. La collusion d'intérêt entre membres du jury et élus y régnait de façon éclatante, les congratulations satisfaites et les légitimations réciproques y étaient érigées en système : est-ce par un tel cirque que l’art doit être promu ?

Par ailleurs, les contre-pétitionnaires ont beau évoquer le rôle des centres d'art, des Fracs et des écoles d'art dans l'émergence de la dynamique qu'ils saluent, ils n'envisagent manifestement pas que ces structures doivent énormément à plusieurs générations d'artistes, de critiques, d'amateurs et d'activistes culturels. Ainsi des réseaux de centres d'art qui s'appuient, historiquement, sur le travail réalisé en régions, dès la fin des années 1960, par des artistes et des activistes qui comblèrent des manques sidérants de lieux de visibilité de « l'art vivant », comme on le nommait à l'époque, puis de l'art contemporain ou actuel, en créant des lieux associatifs, parfois subventionnés, devenus ensuite des institutions prises en charge par des villes, des départements, des régions et l'État. Ainsi des Fracs, dont le projet de définition a été, dans les années 1970, porté par des artistes. Ainsi enfin des écoles d'art, dans lesquelles ont enseigné ou enseignent toujours des pétitionnaires qui soutiennent le projet Kaeppelin (de Daniel Dezeuze à Pierre Savatier, de Bernard Moninot à Paul Pouvreau, de Joël Kermarrec à Sylvie Blocher, d'Ange Leccia à Bernard Lallemand, de Noël Dolla à Olivier Nottelet…) et où ont étudié celles et ceux qui, de la « nouvelle génération », ont «réussi » en bénéficiant à la fois des politiques des Fracs, des centres d'art et des écoles d'art. Des politiques qui sont par ailleurs aujourd'hui menacées par une volonté manifeste de l'État français de casser les missions publiques de démocratisation, de décentralisation, de coopération et de mutualisation que portent ces institutions. Avec la pression budgétaire, le nombre d'expositions programmées dans les centres d'art et les Fracs se réduit ces dernières années, tandis que la durée des expositions s'accroît — ce qui a pour effet de réduire le nombre d'artistes représentés. Quant aux écoles, elles vivent actuellement l'obligation de devenir administrativement autonomes et de soumettre leur pédagogie à des impératifs de recherche et de professionnalisation comme une menace pour leur survie (http://www.youtube.com/watch?v=R_p4f6rpKxU). 

Négliger cette situation peut revenir à s'aveugler complètement sur un enjeu politique majeur aujourd'hui et qui peut se formuler ainsi : veut-on vivre une « scène artistique française » dont l'unique moteur et dynamique serait la libéralisation violente du « marché des visibilités», uniquement dictée par la concurrence et marquée par des volontés hégémoniques ? C'est en quelque sorte ce qui sous-tend les propos dénonciateurs d'Éric Corne, artiste, commissaire d'exposition et fondateur du centre d'art Le Plateau à Paris, rapportés dans Le Monde du 4 mai : « Alizart (rappel : le conseiller de Frédéric Mitterrand auquel est prêté le rôle de porte-flingue visant le projet porté par Kaeppelin) incarne la communication et les valeurs de la mode dans toute leur brutalité, que subit depuis trop longtemps la création contemporaine en France ». Ces valeurs, on peut en dater l'émergence à la fin des années 1990, lorsque des acteurs de l'art en France conçurent un complexe face à l'efficacité du dispositif marketing et médiatique qui entoura l'invention et la promotion des YBAs (Young British Artists) par le collectionneur et galeriste anglais Charles Saatchi. Comme l'écrivait en 2001 le critique d'art François Piron dans un essai publié dans le catalogue de l'exposition Traversée au Musée d'art moderne de la Ville de Paris (essai dans lequel il s'interroge de façon très précise sur la demande qui lui était faite de parler de la « situation de la scène artistique française »), un effet de ce complexe fut que le musée, en tant qu'institution « par excellence de la validation artistique », semblait désormais «vouloir faire la preuve, constamment réitérée, de son audace, de sa souplesse et de sa flexibilité, autant de termes liés intrinsèquement à un imaginaire libéral, et non plus de sa compétence et de sa scientificité, valeurs de travail désormais vouées aux gémonies ». Dans ce contexte, un « chorus harmonieux » galvanisé par une croisade pour la défense de la création française (Jérôme Sans déclarait en février 2002 dans un entretien paru dans L'Œil que Nicolas Bourriaud et lui voulaient « être les ambassadeurs à l'étranger des artistes français présentés au Palais de Tokyo »), modélisée sur la promotion des YBAs, définissait ainsi l'art français : « Aujourd'hui, c'est dans la musique et les arts plastiques que s'opère la révolution la plus fondamentale », expliquait le dossier de presse de l'exposition Propice, organisée à l'Espace Paul Ricard à Paris en 1999. « Entre les deux, nombreuses sont les passerelles (…) Un certain esprit français se fait jour, où dominent l'humour, la dialectique et le rythme. Un esprit français s'exporte et flamboie dorénavant sous l'appellation de « French Touch ». Une French Touch que Ricard s'associe naturellement et qu'il célèbre en jaune et de multiples manières ».

De la French Touch à Fresh Théorie, le marketing générationnel occupe en effet depuis une quinzaine d'années le devant de la « scène » en prétendant à l'hégémonie culturelle d'un courant esthétique et intellectuel, marqué par une sémillante idéologie post-historique et post-idéologique, arrogante et postmodernement cynique, qui renvoie « l'autre » — même le plus semblable — au négligeable, à l'inadaptation partielle ou chronique — qu'on le traite, lui ou son œuvre, de ringard, de has been, de naphtaliné, de hors-contexte ou d' « imbitable ». Alors, oui, face à cette conception marketing et générationnelle de l'art produit en France, il nous semble primordial de faire valoir une vision intergénérationnelle, ouverte sur un plan esthétique et consciente de son histoire complexe et plurielle, un projet solidaire, mutualiste et coopératif, que le projet porté par Olivier Kaeppelin pour le Palais de Tokyo peut permettre. Il a des défauts, mais après tout pourquoi ne pas proposer aujourd'hui de l'amender en certains points. Comme le dit Denys Zacharopoulos (ancien directeur du centre d'art de Kerguéhennec et ancien inspecteur à la création artistique), dans une discussion sur Facebook, « le problème n'est pas Olivier Kaeppelin qui a tous les mérites du monde pour ce qu'il a pu faire sous ses différentes fonctions et profils pour effectivement soutenir la création et la diffusion de l'art en France, et que pour ces mêmes raisons nous avons tous soutenu et que nous soutenons encore. Le vrai problème est de trouver le sens même de la mission du Palais de Tokyo, de ses espaces et de son statut, ainsi que de toute institution publique. Il est urgent de voir une institution artistique et culturelle naître pour servir un vrai cahier des charges qui lui soit propre plutôt que pour éclairer le profil de l'homme politique qui l'institue ou la destitue par sa lettre de cachet ».
Nous partageons pleinement ces propos et c'est pourquoi nous voulons questionner, maintenant, les tenants et aboutissants du projet porté par Kaeppelin, les problèmes qu'il soulève et les perspectives qu'il nous semble légitime et nécessaire d'envisager pour le Palais de Tokyo.

Quelles perspectives?

Le projet d'Olivier Kaeppelin a pour ambition de restituer, en plus de l'actuel site de création contemporaine auquel il ne touche pas, une vision plurielle de la création artistique en France sur plusieurs générations, en consacrant les 9 000 m2 vacants à des expositions monographiques et collectives d' « artistes confirmés » mais qui n'ont pas accédé à une reconnaissance internationale ni intégré les livres d'histoire de l'art à l'échelle internationale. Dans la tribune de Catherine Millet, on apprend que Kaeppelin voulait « casser le ronron des rétrospectives » en les accompagnant « d'expositions satellites ». Ainsi, « Anne et Patrick Poirier, invités à présenter leurs œuvres récentes, confiaient eux-mêmes des cartes blanches à Werner Herzog et à Marc Augé sur le thème de l'utopie, et choisissaient de montrer l'œuvre d'Absalon qui avait été leur ami et assistant ». Par ailleurs, « de petites galeries devaient être confiées à des personnalités diverses, collectionneurs, critiques, artistes pour des tribunes libres ». Etc. 
Tout cela est très intéressant et même louable, mais peut prêter le flanc à la critique lorsqu’on envisage cet aspect du projet dans son articulation avec l’actuelle mission du site de création contemporaine. Comme le remarque André Rouillé dans un récent éditorial (http://www.paris-art.com/art-culture-France/ressouder-la-scene-artistique/rouille-andre/356.html#haut), ce projet peut être perçu comme une vision qui «entérine, redouble, et ainsi cautionne sans l'interroger, le clivage de la création plastique en deux camps hermétiques, les « créateurs confirmés de la scène française » et la « création émergente française et internationale ». Et il donne même à ce clivage du champ de la création la consistance d'une expression spatiale et architecturale en envisageant de superposer les deux scènes : les jeunes-émergents au-dessus (dans l'actuel Palais de Tokyo), les confirmés au-dessous (dans les sous-sols promis à la réhabilitation). La superposition des lieux venant, de fait encore, renforcer la hiérarchie et la disjonction entre les deux scènes ». 
On peut comprendre cette disjonction ennuyeuse comme un effet des efforts de diplomatie de Kaeppelin, donnant ainsi toutes les garanties de préservation du site de création contemporaine à son directeur, Marc-Olivier Wahler, qui selon des témoignages publiés dans la presse lui opposait une sorte de guérilla interne. Mais le résultat de ces tentatives d'arrangements diplomatiques — je ne marcherai pas sur vos platebandes, comme cela vous ne marcherez pas sur les miennes — est un projet qui sépare les générations. Les contre-pétitionnaires ont ainsi beau jeu de revendiquer l’approche intergénérationnnelle — et l’on ne peut qu’acquiescer à leurs revendications : « Parce qu'une "scène" est toujours le fruit d'une construction, intellectuelle, poétique, politique aussi, il faut aujourd'hui réaffirmer la nécessité d'un lieu où pourrait se dessiner une histoire élargie de l'art français. Un lieu où s'écriraient les multiples récits d'une scène française inscrite dans une dimension intergénérationnelle et internationale. » Mais ce seraient oublier qu’ils reconduisent, ailleurs, les clivages générationnels qu’ils dénoncent ici.

Oublions un instant ces petites histoires et considérons que les espaces vacants au «sous-sol » du Palais de Tokyo sont suffisamment lumineux (comme on le voit dans le bâtiment jumeau du MAMVP) pour ne pas être vécus comme dégradants, et suffisamment vastes pour accueillir des programmations à plusieurs voix et à plusieurs rythmes, portées par un souci de pluralité esthétique et générationnelle. On peut reconnaître à Olivier Kaeppelin de ne pas être dogmatique et de savoir inviter « à sa table » des commissaires porteurs d'appétences esthétiques à l'opposé des siennes et à l'opposé les uns des autres. Ce fut le cas lors de la première édition de La force de l'art qu'il avait gérée en tant que directeur de la DAP en 2006 : quatorze commissaires présentaient chacun leur parcelle d'art contemporain en France. À la lourdeur du dispositif de La force de l’art, qui offrait une vision quelque peu figée de la scène artistique contemporaine à travers ce qui pouvait être perçu comme une mosaïque de chapelles, s’opposant, se complétant ou s’ignorant, on pourrait préférer, au Palais de Tokyo, une forme plus ouverte et in progress. De jeunes critiques, curateurs et artistes pourraient, à travers des expositions et manifestations de formats multiples, rendre compte de l’intérêt de corpus monographiques d’œuvres passées ou récentes d’artistes de différentes générations ; proposer des lectures de « moments » particuliers de l’histoire de l’art, ou des approches transversales sous la forme d’expositions thématiques… le tout accompagné de tables rondes, colloques, conférences et débats propres à nourrir une évaluation renouvelée de l’art de ces trente dernières années. 

Dans cette perspective, il est essentiel que la programmation favorise le caractère polyphonique et asynchrone des approches et des regards sur l’art aujourd’hui, à travers des temps de programmations plus rapides, et des projets plus ambitieux, associant les acteurs culturels de l’ensemble du territoire afin de sortir de l’éternel antagonisme Paris-Province. À l’heure où se multiplient les attaques à l’encontre de la politique de décentralisation et de démocratisation de l’accès à l’art, il nous semble essentiel qu’une institution comme le Palais de Tokyo se fasse la caisse de résonance des multiples actions menées à Paris et en régions par de nombreuses structures (associations, collectifs d’artistes, coopératives de curateurs…), et entretienne des relations privilégiées avec le réseau des écoles d’art. En effet, les premières comme les secondes ont l’expérience d’une action menée à la fois dans la proximité, à l’échelle locale et régionale, en direction des artistes comme des publics, et à une échelle européenne et internationale, en développant des réseaux et des échanges avec des structures équivalentes à l’étranger, favorisant la circulation des artistes, des œuvres et des approches de l’art contemporain. Il ne s’agirait pas de supplanter ces structures, qui ont généralement une connaissance du terrain, une souplesse et une réactivité auxquelles ne peut prétendre une structure institutionnelle de l’ampleur du Palais de Tokyo. Il s’agirait de «travailler avec », de s’appuyer sur ce qui a déjà lieu, de prendre la mesure de la pluralité des démarches et des discours, de « faire remonter » ces actions en leur offrant une visibilité nationale et internationale. 

À notre sens, il est fondamental d'envisager et de promouvoir une telle perspective d'ouverture du projet et de la programmation du Palais de Tokyo, dans les 9 000 m2 vacants, aux pratiques et énergies des jeunes artistes, critiques, historiens et curateurs français en lien avec leurs réseaux européens. Le tout en lien avec la mission de mise en valeur de l'art produit en France sur plusieurs générations pour laquelle Olivier Kaeppelin s'était engagé à développer le projet, et en résonance avec la réalité dynamique des échanges internationaux vécus et développés au quotidien par les artistes, critiques et curateurs des jeunes générations. Il en va de même d'une nécessité de s'appuyer sur le travail de fond mené dans les écoles d'art, qui travaillent aussi désormais en réseau à l'échelle européenne et qui manifestent, au quotidien, un souci généreux de transmission intergénérationnelle, de solidarité, de mutualisation et de coopération. Ce que, d'ailleurs, la pétition de soutien au projet porté par Olivier Kaeppelin traduit, puisque les artistes initiateurs et signataires manifestent, pour le coup, une solidarité inédite qui dépasse les différends esthétiques qui peuvent les opposer dans leurs pratiques et choix idéologiques, cassant ainsi l'image traditionnelle d'un métier ultra individualiste marqué par des querelles d'égos. 

Jusqu’ici, on a assisté à une bataille qui s’est jouée en grande partie à coup de noms jetés ici et là en pâture aux lecteurs. Il ne s’agit pas de cela en réalité, et on n’apportera pas d’eau à ce moulin, pas davantage qu’à celui de la valorisation exclusive de choix basés sur des critères générationnels et de marché — auxquels l’institution se range trop souvent, au détriment du véritable pluralisme que l’on est en droit d’attendre de sa part face à la diversité et la complexité d’une scène artistique contrastée, traversée de lignes de tensions et animées de différends esthétiques. 
Il est essentiel que toutes les orientations esthétiques forts hétérogènes puissent avoir un droit de visibilité, afin qu’un vrai travail rétrospectif et prospectif, critique, analytique et évaluatif puisse se faire — afin que cette « histoire élargie de l’art français », et « les multiples récits d’une scène française inscrite dans une dimension intergénérationnelle et internationale », que les contre-pétitionnaires appellent de leurs vœux, puissent effectivement s’écrire, enfin.

Tristan Trémeau et Cédric Loire
http://tristantremeau.blogspot.com
 

vendredi 6 mai 2011

Palais de Tokyo: Pétition contre la démission d'Olivier Kaeppelin

La rumeur d'un éventuel départ d'Olivier Kaeppelin de ses fonctions au Palais de Tokyo circulait depuis quelques mois.

Dans le journal Le Monde du 30 avril dernier, on apprenait, sous la plume d'Emmanuelle Lequeux, que sa démission était effective:

Sitôt connue, cette nouvelle a suscité étonnement et colère chez nombre d'artistes et de personnalités du monde de l'art. Initié par des artistes et intellectuels (Christian Bonnefoi, Bernard Moninot, Jean-Louis Schefer, Sylvie Turpin), une pétition prenant la défense du projet d'Olivier Kaeppelin et réclamant son retour a recueilli, le week-end du 1er mai, plusieurs centaines de signatures. Le texte de cette pétition, ainsi que l'adresse à laquelle faire parvenir vos signatures, figurent à la fin de ce post.

Le Monde du 5 mai publiait un second article, rédigé cette fois par Harry Bellet et Philippe Dagen, apportant un certain nombre de précisions sur les circonstances et les raisons du départ d'Olivier Kaeppelin, et soulignant l'important soutien exprimé par le monde de l'art :

À son tour, Libération (5 mai) a relayé les informations concernant cette affaire, sous la forme d'une tribune de Catherine Millet parue dans les pages "Rebonds". L'auteur y prend énergiquement la défense d'Olivier Kaeppelin, analysant rétrospectivement et de façon éclairante, l'histoire et le contexte dont ce départ forcé est le symptôme:

Dans son éditorial du 5 mai (visuelimage.com), Jean-Luc Chalumeau rend également hommage au travail d'Olivier Kaeppelin, et déplore le gâchis que représente son départ:
http://www.visuelimage.com/index.php



Ci-dessous, le texte de la pétition, suivi de l'adresse où faire parvenir vos signatures.


Nouveau scandale à la Culture : le Palais de Tokyo

C'est avec colère et stupéfaction que nous apprenons la "démission" de Monsieur Olivier Kaeppelin à la direction du futur Palais de Tokyo.
Cette "démission" est le résultat d'une série de pressions et d'obstacles bureaucratiques visant à rendre impossible la réalisation du projet, dans des conditions qui ont le soutien du plus grand nombre d'artistes.
Il manque en France ce lieu pour l'Art qui soit l'équivalent du Withney Museum aux U.S.A, des Kunsthalle allemandes et qui existe déjà dans tous les autres pays !
Olivier Kaeppelin, par ses actions, ses écrits et son engagement constant reste la personne la plus compétente pour mener à bien cette entreprise dont il est l'initiateur.

Comment la création française pourrait-elle être connue et appréciée à l'étranger, si elle n'est pas montrée dans un lieu spécifique à Paris, un lieu qui bénéficie d'un soutien institutionnel affirmé et conscient ?
Pourquoi sommes-nous le seul pays à ne pas avoir le courage d'affirmer la singularité et la pertinence de l'engagement de ses créateurs ?
Le projet d' Olivier Kaeppelin pour le Palais de Tokyo offre la lisibilité nécessaire à la scène artistique française occultée depuis plus de  trente ans.
Si l'art en France est absent des musées étrangers, du marché international, ce n'est pas à cause d'une censure extérieure mais bel et bien d'une carence institutionnelle, et d'une inconscience culturelle.
Après un tel désastre sur une aussi longue période, qui d'autre qu'Olivier Kaeppelin offre autant de compétence et de conviction pour reconstruire une situation culturelle forte et conséquente ?
Les créateurs en France font leurs oeuvres, le Ministre de la Culture doit tenir ses promesses et engagements.
Nous demandons que le projet du Palais de Tokyo tel qu'Olivier Kaeppelin l'a défini, se réalise dans son intégralité, incluant, cela va de soi, la maîtrise de la programmation.
Aujourd'hui, les artistes déterminés ne se laisseront pas déposséder de cette opportunité : ils se mobilisent !

         Christian Bonnefoi
         Bernard Moninot
         Jean-Louis Schefer
          Sylvie Turpin

merci d'envoyer votre signature à : petitionpdet@hotmail.fr


mardi 19 avril 2011

Eric Aupol, Vitae Nova - les espaces

L'article qui suit est le texte de présentation de l'exposition Eric Aupol, Vitae Nova - les espaces, qui se tiendra à la Galerie Polaris (Paris) du 7 mai au 7 juin 2011.


Vitae Nova, espace #3, Barcelona, 2009

La série des Espaces (2009-2011) marque une nouvelle étape dans la poursuite du projet Vitae Nova, vaste entreprise de typologie photographique de lieux et de personnes dans un contexte de flux migratoires, qu’Eric Aupol a entamée il y a trois ans. Cette série déplace et fait évoluer le protocole mis en place dans la précédente série Shadows, qui consiste en des portraits de migrants, n’appartenant de fait à la communauté que dans ses marges, dans l’instabilité du mouvement de migration ou de la situation de clandestinité, mais aussi dans l’espoir et l’attente d’une vie nouvelle.

La présence intense, autant que vacillante, de ces figures prises frontalement et à contre-jour cède ici la place à la retranscription de fragments de lieux d’accueil et d’hébergement des migrants, et de leur cadre de travail. Ces images délivrent cependant peu d’informations sur la nature des espaces en question et l’identité des personnes qui les occupent, hormis quelques indices laconiques : câble d’antenne de télévision, sac en plastique suspendu dans l’embrasure d’une fenêtre piles de vêtements pliés sur une tablette, feuilles de papier ou épais livre posé sur une table, broderie au motif de nature morte… Une part souvent importante de l’image est occupée par la blancheur laiteuse d’une source de lumière naturelle, provenant d’une fenêtre occultée par une feuille de calque, un store ou un rideau déjà présent, qui empêche le regard de porter vers l’extérieur. La douceur avec laquelle cette lumière enveloppe et nimbe les rares objets visibles contraste avec le tranchant de la géométrie qui structure l’image.

Cette proximité, cette forme d’intimité même, avec la chose photographiée, se conjugue au retrait silencieux dont le photographe est coutumier, évacuant tout pathos expressif et toute narration. Les photographies dressent un constat documentaire de ces lieux à la fois familiers et anonymes, souvent sans qualités esthétiques particulières, en même temps qu’elles les reconfigurent en des images dans lesquelles reflets, angles, lignes fuyantes confèrent une certaine instabilité aux espaces. De ce traitement plus abstrait, presque pictural, il résulte que rien n’y est nommé de façon univoque, que tout se tient au seuil de la description. Ces espaces complexes et ambigus, à la fois ouverts et clos sur eux-mêmes par la lumière, ne s’ouvrent que sur l’évocation d’un dehors constamment dérobé, par l’absence de vue sur l’extérieur.
Les absences et les manques — de profondeur, d’horizon, d’occupant visible, de signes d’appropriation — caractérisent surtout ces lieux ordinaires, dont tout indique qu’ils sont davantage traversés, ou occupés de façon très provisoire, que véritablement habités ; que le corps semble ne jamais pouvoir y trouver de repos durable, qu’il n’y est que de passage, en transit.

Les photographies d’Eric Aupol suscitent ainsi un questionnement silencieux mais obstiné des modalités et des critères d’appartenance à la communauté — ou de l’exclusion. Liant étroitement pensée de l’image et conscience politique, elles dessinent « en creux » la cartographie incertaine d’une communauté des marges — une communauté à venir, celle de la multitude des « vies nouvelles » en attente.

Cédric Loire

Galerie Polaris - Bernard Utudjian
15 rue des Arquebusiers, 75003 Paris
33 (0)1 42 72 21 27

dimanche 13 mars 2011

Sculpture reloaded. Réflexions sur les pratiques sculpturales après le «champ élargi»

Cet article est paru dans le numéro 50 de la revue L'art même (1er trimestre 2011). Celui-ci est consultable en ligne, comme l'ensemble des anciens numéros de la revue, à l'adresse www.cfwb.be/lartmeme.

Rehabilitation: Oscar Tuazon, Tyson/Lewis, 2009 (courtesy galerie BaliceHertling, Paris)
(toutes les vues de l'exposition Rehabilitation: © Michael De Lausnay)

Depuis quelques années, un nombre significatif d'expositions et de publications contribue à légitimer l'idée d'un retour en force de la sculpture, réinvestissant des problématiques liées à la modernité, parmi les artistes de la jeune génération. L'été dernier au Wiels, l'exposition Réhabilitation, participait de cette tendance : elle réunissait dix jeunes artistes (1) dont les œuvres — installations vidéos et sculptures — nourrissaient un dialogue avec l’architecture du bâtiment qui les accueillait. Le titre de l’exposition rappelait au passage la récente rénovation de ce bâtiment moderniste, dessiné dans les années 1930 par Adrien Blomme, liée au changement d’affection de cette brasserie devenue centre d’art contemporain.

Rehabilitation: Manfred Pernice, Fiat V, 2008

Les relations entre les œuvres et l’architecture opéraient selon des registres variés : assimilation à un élément pérenne du bâtiment avec Fiat V (2008) de Manfred Pernice, une plateforme praticable surélevée, de grandes dimensions, avec escaliers et panneaux d’exposition (pourtant de conception antérieure) ; dialogue à distance pour Tobias Putrih disposant sur un tapis dessiné en 1928 par Yvan Blomme (le frère d’Adrien et comme ce dernier, architecte), une série de sculptures modulaires évoquant des éléments de mobilier ou la maquette d’un possible projet architectural (Dinning Room Carpet, 2010) ; sorte de « contre-architecture » autonome de Tyson/Lewis (2009) d’Oscar Tuazon, un assemblage de poutres de charpente formant une structure ouverte, à la fois précaire dans son orthogonalité approximative et surdimensionnée par rapport à la « fonction » à laquelle l’a destinée l’artiste — supporter le tube électrique fluorescent qui l’éclaire.
Les œuvres de Leonor Antunes et Falke Pisano ont, quant à elles, pour origine commune la mythique villa moderniste E1027 (1926-29) bâtie au milieu des années 1920 par Eileen Gray à Roquebrune Cap-Martin. The Lacquer Screen of E.G. (2008) d’Antunes relève d’une approche très sculpturale : ses structures modulaires, molles ou rigides, organisées en promenade architecturale, croisent le mobilier conçu par Gray avec l’abstraction excentrique d’Eva Hesse.

Rehabilitation: Leonor Antunes, The sensation of being outdoors, 2008 (courtesy galerie Air de Paris)

Sur un registre plus conceptuel, davantage inspirée par l’histoire complexe de la villa, l’œuvre de Falke Pisano, Object and Disintegration : the Object of Three (2008) consiste en une sculpture-écran inspirée par les paravents de Gray, sur laquelle sont projetées les ombres de structures géométriques abstraites en mouvement.


Rehabilitation: Falke Pisano, Object and Disintegration: the Object of Three, 2008 (courtesy galerie BaliceHertling, Paris)

L’idée directrice de Réhabilitation est celle d’un réinvestissement des problématiques liées à la modernité à travers son expression dans l’architecture, dans la sculpture d’artistes nés à partir de la seconde moitié des années 1960. D’autres expositions ont depuis plusieurs années relayé ces interrogations et relectures critiques.
Sculptures d’appartement au Musée d’Art Contemporain de Rochechouart en 2005 envisageait les œuvres de Katja Strunz, Anselm Reyle, Gary Webb, Roger Hiorns, Evan Holloway et Jason Meadows sous l’angle de leur relation à l’objet domestique et au design (2). Fabricateurs d’espaces (IAC, Villeurbanne, 2008) mettait l’accent sur la capacité des sculptures de Rita McBride, Guillaume Leblon, Evariste Richer, Michael Sailstorfer, Vincent Lamouroux, Hans Schabus et Jeppe Hein à générer des fictions architecturales. Schabus (3) s’était attaqué à la façade du bâtiment, qu’il a doublée et occultée d’une palissade de bois (Demolirerpolka). Leblon, dont l’œuvre a récemment fait l’objet d’une exposition au Domaine de Kerguéhennec (4), travaille à partir d’une certaine nostalgie des formes architecturales modernes et minimales (la Villa Cavrois construite près de Lille par Mallet-Stevens en 1934, en ruine à l’époque où l’artiste l’a visitée). Ses Maisons sommaires (2008) rappellent la structure élémentaire de la Maison Domino de Le Corbusier. Réalisées dans des matériaux liés à l’aménagement intérieur et au mobilier (plaques de plâtre, contreplaqué, médium), ces sculptures rappellent les peintures métaphysiques de Giorgio de Chirico. Abritant des objets énigmatiques parfois réalisés dans des matériaux plus précieux (placage de bois, laque), elles constituent le décor de possibles fictions.
Si elles travaillent elles aussi ce registre fictionnel, les sculptures de Rita McBride (née en 1960) procèdent davantage de l’isolement et du déplacement d’éléments d’architecture, transférés dans des matériaux impropres à leur visée fonctionnelle initiale (Stairs, Gentle, 1999, Coll. Frac Bourgogne). McBride a également collaboré avec Koenraad Dedobbeleer à l’occasion de l’exposition Light, repeating and boredom en 2008 au Frac Bourgogne. S’y confrontent deux imposantes structures architecturales : les répliques à l’échelle 1 d’un pavillon de station-service américaine (McBride), et d’une charpente traditionnelle bourguignonne en bois (Dedobbeleer), dont la rencontre produit un lieu à la fois familier et étrange, insituable dans l’espace et le temps.


 Rita McBride, Stairs, Gentle, 1999 (coll. FRAC Bourgogne)

Autre exemple de cette exploration des possibles de la sculpture aujourd'hui, Unmonumental, l’exposition inaugurale du nouvel espace du New Museum (New York) à la fin de l’année 2007, relève d’une ambition plus grande, se voulant un premier bilan des pratiques sculpturales de la première décennie du XXIème siècle, dont le trait le plus caractéristique et novateur est « la réinvention de l’assemblage sculptural ». Unmonumental aborde donc les multiples aspects du renouveau du collage, du montage, de la construction, du recours aux objets trouvés, usagés, fragmentaires, qui caractérisent les œuvres des 30 artistes présentés — essentiellement originaires d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord — parmi lesquels John Bock, Martin Boyce, Aaron Curry, Sam Durant, Urs Fischer, Claire Fontaine, Isa Genzken, Sarah Lucas, Manfred Pernice, Anselm Reyle, Gedi Sibony.… Par l’accent mis sur les processus de collage, montage et assemblage, Unmonumental ambitionne également de réactiver les problématiques abordées par The Art of Assemblage, l’exposition organisée par William C. Seitz au MoMA en 1961 qui leur a donné un retentissement sans précédent.
Le sentiment de proximité produit par ces œuvres fait écho aux conceptions de la critique d’art Marcia Tucker, fondatrice du New Museum en 1977, un an après avoir publié une analyse de la sculpture (5), dans laquelle elle propose le concept « d’espace partagé » pour désigner une préoccupation commune au sein de la sculpture des années 1960-70 (Minimal Art, Anti-Form, Land Art). Prenant place directement dans l’espace comportemental du spectateur, les œuvres de Carl Andre, Robert Morris ou Robert Smithson jouent des sollicitations physiques et haptiques offertes par cette proximité. Le parti pris d’Unmonumental se montre fidèle à cette conception. Le refus d’un savoir-faire trop élaboré, les matériaux « low tech », et l’échelle modeste des sculptures sont tributaires des Combines de Rauschenberg et de figures des années 1980 (Steinbach, Tuttle, Noland, West, Grosvenor).


 Unmonumental: Elliot Hundley, The Wreck, 2005

Un renouveau de la sculpture ? Questions de méthode

Ce tour d’horizon rapide et non exhaustif, auquel il faut ajouter nombre d’expositions personnelles et de catalogues monographiques, laisse penser qu’une jeune génération d’artistes, nés pour la plupart après 1965, se tourne de nouveau vers la pratique de la sculpture. Mais au juste, qu'en était-il auparavant? Les années 1980, marquées en France par l’exposition – bilan Qu’est-ce que la sculpture moderne ?(6), ont été dominées par la grande vitalité de la « sculpture anglaise » (7) (ce terme générique ne traduisant cependant pas l’hétérogénéité au moins aussi grande des pratiques, formes et enjeux qu’il recouvre), les suites de la sculpture moderniste (Caro), minimaliste (Judd), postminimaliste (Serra). Mais la production d’œuvres tridimensionnelles des années 1980 (Arman, Lavier, Armleder, Bickerton etc…) (8) est surtout motivée par des questions portant sur les limites de l’art à l’intérieur d’un système marchand florissant. Les multiples avatars du ready-made, conçu comme un outil critique du système marchand et institutionnel de l’art, sont les vecteurs de cette approche rhétorique de l’art et du non-art, ironique voire cynique, souvent plus conceptuelle que plastique.
Les années 1990 sont davantage celles des installations, des « interventions » conçues sur le modèle du dispositif interactif et du décor cinématographique (Pipilotti Rist, Philippe Parreno, Rikrit Tiravanija, Liam Gillick…). Ces œuvres illustrent l’hypothèse formulée par Nicolas Bourriaud selon laquelle « l’exposition est devenue l’unité de base à partir de laquelle il serait possible de penser les rapports entre l’art et l’idéologie induite par les techniques, au détriment de l’œuvre individuelle. » (9)
Depuis, faut-il prendre comme le signe d’un « retour » de la sculpture le fait que Beaux-Arts Magazine se demande « Qu’est-ce que la sculpture contemporaine ? » (10), ou que le récent ouvrage publié par Phaidon, Vitamine 3D, traite — après des volumes d’abord consacrés à la peinture, au dessin et à la photographie — des « nouvelles perspectives en sculpture et installation » ? (11)




Unmonumental: Isa Genzken, Elefant, 2006


Cette séduisante idée d’un « renouveau » des formes traditionnellement identifiées à la sculpture au sein de la scène artistique contemporaine, n’est toutefois pas sans poser quelques problèmes méthodologiques.
Le terme suppose en effet de pouvoir d’abord identifier, selon des critères fiables, ce qui relève de la sculpture « en tant que telle » — ce qui questionne d’emblée la validité d’une définition de la sculpture aujourd’hui, dans le vaste champ de la production artistique en trois dimensions. Or, la difficulté à définir et circonscrire la sculpture en tant que médium, forme et pratique n’est pas nouvelle : en 1979, Rosalind Krauss, voulant rendre compte de l’hétérogénéité de pratiques se revendiquant de la sculpture, écrit : « Une catégorie universelle (la sculpture) devait servir à authentifier un ensemble d’éléments particuliers, mais cette catégorie a dû couvrir une telle hétérogénéité qu’elle menace aujourd’hui de s’effondrer » (12). S’appuyant sur la production effective en sculpture plutôt que sur une définition a priori, Krauss élabore le concept de « champ élargi », mais elle déplace la sculpture à la périphérie de ce champ, la réduisant à une catégorie historique et non universelle, à sa fonction essentiellement commémorative, mise à mal par le modernisme. C’est-à-dire que la sculpture n’est plus qu’une des possibilités à l’intérieur d’un champ plus vaste dont la fonction initiale était précisément de définir la sculpture. En dépit de l’attention portée aux formes les plus avancées de la sculpture de l’époque, l’objectif n’est que partiellement atteint par Krauss, ce qui montre combien il est ardu de parvenir à élaborer une définition qui rende fidèlement compte de l’ample corpus de pratiques et d’œuvres composant le champ supposé de la « sculpture » aujourd’hui.

Ensuite, l’idée même de « renouveau » suppose une absence, une stagnation ou une invisibilité préalable, ce qui ne résiste pas à l’examen des pratiques sculpturales et de leur réception critique sur le plan international depuis 50 ans. Le déficit chronique sur le plan critique et théorique vis-à-vis de la sculpture est peut-être plus spécifique à la France. Dans les années 1970, par exemple, aucun article sur Beuys n’est paru dans la presse culturelle française avant le premier numéro d’Artistes, la revue créée par Bernard Lamarche-Vadel en 1979 (13), et qui ouvre ses pages aux œuvres des postminimalistes, de l’Anti-Form, de l’Arte Povera. Finalement, c’est souvent d’une absence de regard qu’il s’agit, plutôt que d’une absence de production : la sculpture, au cours de son histoire, et singulièrement au XXème siècle, a fréquemment pâti d’une forme de désamour de la part de la critique et de la théorie, dont les débats — avatars du parangon classique — se sont pour l’essentiel concentrés sur la peinture.
Récemment, et pour s’en tenir au contexte français, des manifestations d’ampleur telles que l’installation lors de la FIAC de sculptures aux Tuileries, Monumenta au Grand Palais (14) et les expositions d’art contemporain au Château de Versailles (15), au-delà des polémiques qu’elles ont pu susciter, présentent depuis quelques années les œuvres de sculpteurs de renommée internationale. Elles sont la consécration institutionnelle a posteriori de pratiques ressortissant de la sculpture, initiées pour certaines (Serra) depuis plusieurs décennies.


Unmonumental: Jim Lambie, Split Endz (wig mix), 2005

Concevoir la situation actuelle en termes de « renouveau » implique enfin une lecture générationnelle de l’histoire de l’art récent : une « génération » d’artistes se reconnaîtrait ainsi dans des problématiques, des positions, des codes communs. C’est ce point de vue qu’adopte avec enthousiasme le compte-rendu d’Unmonumental paru dans Zérodeux : « tout ici esquisse le portrait d’une génération, la nôtre. » (16). Plus récemment, l’exposition Dynasty (17) a présenté un rassemblement pour le moins éclectique d’œuvres d’artistes trentenaires, sans autre véritable propos que ce parti pris clairement générationnel, qui relève d’une stratégie promotionnelle plus que d’une visée esthétique. L’histoire canonique des avant-gardes artistiques, comme la succession toujours plus rapide des modes vestimentaires et musicales, de leurs apôtres vite dépassés et de leurs icônes bientôt obsolètes, nous ont habitués à ce type de lecture d’un champ artistique complexe, désormais envisagé, aussi, comme un secteur concurrentiel où la distribution du visible repose sur un marketing efficace.

Politiques de la sculpture

Le seul terrain sur lequel l’approche générationnelle se révèle — peut-être — un peu plus opérante, est exploré par une série d’expositions en Europe et au Canada depuis plusieurs années : September Horse (Berlin, 2002), Le Nuage Magellan (Paris, 2007), Megastructure reloaded (Berlin, 2008), Modernologies (Barcelone, 2009), Les Lendemains d’Hier (Montréal, 2010), Modernism as a Ruin (Vienne, 2009) (18). Certains titres traduisent clairement les visées historiques et esthétiques de ces manifestations.
D’une part, elles ne sont pas exclusivement consacrées à la sculpture, qui y tient toutefois une place significative — soit que les œuvres elles-mêmes relèvent de ce médium, soit qu’elles se réfèrent, par le biais de médias tels que la photographie, la vidéo ou le film, à la sculpture —ou à l’architecture envisagée à la fois comme une forme plastique, sculpturale, et dans sa dimension emblématique, sa fonction monumentale.
D’autre part, ces expositions ne se limitent pas aux œuvres de « jeunes » artistes, mais font aussi un travail de mise en perspective historique en les confrontant à celles de Gordon Matta Clark, Robert Smithson, Dan Graham, mais aussi Yona Friedman, Archigram, Ant Farm ou encore Le Corbusier, Buckminster Füller, Oskar Hansen, Constant Nieuwenhuis. Soit des figures tutélaires de la modernité dans sa dimension d’utopie urbaine, ou des initiateurs de la mise en crise du modèle politique et de l’esthétique moderniste.
Elles dessinent également le « background » culturel d’une génération née avec les premiers chocs pétroliers et l’architecture postmoderne, dont la jeunesse a été marquée par une série de bouleversements et de catastrophes, de la chute du Mur de Berlin à celle des tours du World Trade Center. Les relectures de la modernité par ces artistes, qui font, au passage, œuvre d’historiens, se font souvent à travers le prisme de l’architecture et de l’urbanisme (qu’il s’agisse de réalisations toujours existantes, de bâtiments partiellement ou totalement détruits, ou de projections visionnaires jamais concrétisées), et de leur résonnance avec les utopies politiques et leur concrétisation avortée ou dévoyée (en particulier, évidemment, dans les anciens pays soviétiques d’Europe de l’Est). Les œuvres rassemblées constituent des commentaires en actes des rêves de modernité et de progrès confrontés à leur propre obsolescence.

David Maljkovic, Recalling Frames, 2010 (montage et collage photographiques)

 Ainsi, opérant surtout par le montage et la mise en espace d’images, David Maljkovic aborde l’architecture dans ses relations à l’histoire politique et comme signe de puissance économique. Lost pavilions (2006-2008) évoque la Yougoslavie de Tito à travers les photographies des bâtiments de la Foire de Zagreb dans les années 1960. Les coupes et montages qu’il y opère redessinent les bâtiments selon une esthétique constructiviste ; les vitrines abritant ces images contrastent avec l’état actuel des bâtiments, signes d’une perte des illusions et de l’échec d’un système.
C'est aussi dans le constructivisme (en particulier celui d'El Lissitsky), associé aux scénographies architecturales de Friedrich Kiesler et aux structures géodésiques de Buckminster Füller que puise l'inspiration de Tobias Putrih. Celui-ci conçoit des dispositifs renvoyant aux salles de cinéma et de spectacles d’avant-garde : pour le Pavillon Slovène de la Biennale de Venise de 2007 (Venetian, Atmospheric) et pour Cinéma Attitudes (2009) (19), il s’inspire des cinémas atmosphériques réalisés par John Eberson dans les années 1920. La réalisation très soignée malgré les matériaux « low tech » (bois, contreplaqué, tubes de carton) prend à contrepied l’ambition des modèles de ses œuvres oscillant entre nostalgie des utopies et fantasme de révolution à venir.
Les démarches de Maljkovic et de Putrih sont exemplaires, voire symptomatiques d'une situation : une large part de la modernité artistique et architecturale ayant été directement liée aux utopies et révolutions socialistes, il n’est au fond guère étonnant qu’une génération d’artistes, adolescents lors de l’effondrement du Bloc soviétique, procède au réexamen de ses formes et partis pris esthétiques, en particulier dans le champ de la sculpture. Les utopies sociales et politiques se sont exprimées de la façon la plus spectaculaire à travers les monuments, les grands projets urbains (les « mégastructures »), les pavillons d’expositions universelles, glorifiant les héros de la nation, la cohésion du peuple ou le progrès technologique. Aujourd’hui, alors que la foi en des lendemains qui chantent s’est quelque peu émoussée, il ne reste de ces créations, devenues pour beaucoup obsolètes, que des formes vidées ; parfois, leur seul souvenir, capturé par l’image photographique, et la mémoire de leur emplacement. Désormais suspendues entre réalité et fiction, ces présences fantomatiques exercent manifestement une fascination partagée dans l’imaginaire artistique contemporain (20).

D’une réhabilitation, l’autre

Dans des registres divers, les œuvres évoquées ici procèdent pour la plupart de la citation, de l’emprunt, du déplacement et du montage de fragments architecturaux, de mobilier ou d’objets design. La référence à l’architecture moderne y tient davantage de la production d’images en trois dimensions formulant un commentaire sur l’architecture que d’une réactivation de ses principes constructifs et spatiaux. Cette esthétique du montage, intégrant aussi photographies et vidéos, leur confère un caractère narratif qui fait écho à la « réhabilitation » de l’Histoire qui s’y opère : une sorte de renversement des relectures postmodernes de la modernité — un postmodernisme positif ?
Autre trait commun à beaucoup de ces sculptures : une facture impersonnelle qui tient à une distanciation volontaire, héritière de la rhétorique du ready-made (la posture ironico-cynique en moins), ou qui est le produit d’une fabrication déléguée car requérant un savoir-faire spécifique.

Jean-François Leroy, Vue de l'exposition, Galerie Bertrand Grimont, Paris 2010

 À l’inverse, Jean-François Leroy et Wilfried Almendra font preuve d’un certain attachement aux processus de fabrication. Les œuvres de Leroy, jouant constamment des ressemblances et incertitudes entre sculpture, peinture et mobilier autonome ou architectonique (21), sont souvent élaborées à partir des dimensions et des caractéristiques de son propre appartement, ainsi que d’objets trouvés, ou encore des « restes » échus de la production d’œuvres antérieures. Le caractère potentiellement autobiographique de cette démarche est contrebalancé par la rigueur minimale de la mise en œuvre et l’attention portée aux propriétés des matériaux et du médium.

Wilfrid Almendra, New Babylon, 2009 (courtesy galerie Bugada & Cargnel, Paris)

 Plus "baroques" dans leur apparence, les sculptures d’Almendra témoignent de son intérêt pour le modernisme bas de gamme des aménagements pavillonnaires standardisés puis « customisés » par leurs habitants (22). Dans New Babylon (2009), le modernisme visionnaire de Constant Nieuwenhuis croise ainsi le vernaculaire banlieusard et l’influence de Robert Grosvenor. Ce goût pour le vernaculaire se traduit par l’attachement de l’artiste aux matériaux et techniques (céramique, fer forgé…) : refusant de déléguer la fabrication de ses pièces, il préfère une approche plus empirique qui aboutit curieusement à un résultat distancié, à l’opposé de la facture artisanale.

 Oscar Tuazon, Bend It Till It Breaks, 2009
Centre International d'Art et du Paysage, Vassivière,
(bois, béton, acier, 12 x 6 x 4m. Courtesy de l'artiste et de Balice Hertling, Paris)

Cette approche empirique, voire expérimentale, caractérise également les démarches d’Oscar Tuazon et d’Arnaud Vasseux. Ils privilégient une logique en somme plus « constructiviste » de production de la forme à partir des propriétés de matériaux empruntés au registre de la construction en bâtiment.
Dans la sculpture d’Oscar Tuazon (23), l’influence de Smithson, Serra et Matta-Clark se combine à un goût pour le vernaculaire, à la pensée libertaire américaine, à la mémoire de communautés alternatives comme Drop City et aux principes d’autonomie du « Do it yourself ». Évoquant simultanément des projets d’habitation, des constructions précaires ou des ruines (Bend it till it breaks, 2009), la sculpture de Tuazon joue de cette indétermination de laquelle naît une grande tension physique.
Arnaud Vasseux (24) cherche, quant à lui, à saisir, notamment dans un ensemble important de grandes sculptures éphémères en plâtre non armé — les Cassables — un état transitoire de la matière. De dimensions importantes sans être monumentales, ces œuvres entretiennent une relation étroite avec le bâti — par leur échelle et l’impossibilité matérielle de les déplacer. La précarité de leur maintien et le caractère inéluctable de leur destruction font de ces sculptures de véritables « ruines à l’envers », résistant silencieusement à leur réification marchande.

 Arnaud Vasseux, Spunti, 2010 (plâtre non armé).
Projet spécifique, Galerie Sintitulo, Mougins (photo A. Vasseux)

Les directions prises par Leroy, Almendra, Tuazon et Vasseux comptent ainsi parmi les plus stimulantes de la production sculpturale d’aujourd’hui. Face à ce qui a pu devenir une forme d’académisme de la « pièce » usinée et finie comme un objet design, face aux pratiques citationnelles et à l’exposition devenue « l’unité de base (…) au détriment de l’œuvre individuelle », ce que ces sculptures réhabilitent, c’est une pensée de l’économie du faire et du geste — c’est aussi et surtout l’œuvre elle-même, son autonomie relative et parfois tendue vis-à-vis de l’espace et du temps de son exposition, son articulation entre pensée de la forme et conscience de sa portée politique. Ces artistes renouent ainsi avec un aspect fondamental et aventureux de la modernité, celui de l’invention de formes inédites et d’expériences nouvelles.


Notes

1) Réhabilitation, avec : Leonor Antunes, Alexandra Leykauf, David Maljkovic, Manfred Pernice, Falke Pisano, Tobias Putrih, Pia Rönicke, Oscar Tuazon, Armando Andrade Tudela, Up (Koenraad Dedobbeleer & Kris Kimpe).
2) Sculptures d’appartement, Musée Départemental d’Art Contemporain de Rochechouart. Cf. mon compte-rendu de l’exposition dans Art 21 n°4, oct-nov 2005. http://heterotopiques.blogspot.com/2005/10/sculptures-dappartement.html
3) L’Institut d’Art Contemporain (Villeurbanne) consacre une exposition à Hans Schabus, Nichts geht mehr, du 25 février au 24 avril 2011.
4) Guillaume Leblon, Maisons sommaires, Domaine de Kerguéhennec, 2008.
5) Marcia Tucker, « Shared Space. Contemporary Sculpture and its Environment », 200 Years of American Sculpture, Whitney Museum of American Art, New York 1976.
6) Qu’est-ce que la sculpture moderne ?, Catalogue de l’exposition, Musée National d’Art Moderne, Paris 1986.
7) Une siècle de sculpture anglaise, catalogue de l’exposition, Galerie Nationale du Jeu de Paume, Paris 1996.
8) Voir par exemple Artstudio, « L’art et l’objet », #19, hiver 1990.
9) Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Collection « Documents sur l’Art », Les Presses du Réel, Dijon, 1998 (p. 74).
10) Qu’est-ce que la sculpture contemporaine ? (ouvrage collectif) éditions Beaux-Arts Magazine, Paris 2008.
11) Vitamine 3D. Nouvelles perspectives en sculpture et installation, Phaidon, Paris 2010.
12) Rosalind Krauss, « Sculpture in the expanded field », October n°8, été 1979. Traduction in L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, Paris 1993 (extrait p. 114).
13) J’ai abordé cette question dans ma contribution au colloque BLV en marche, organisé par l’École des Beaux-Arts de Quimper (novembre 2010, actes à paraître).
14) Anselm Kiefer en 2007, Richard Serra en 2008 (http://heterotopiques.blogspot.com/2010/04/de-promenade-en-errances.html), Christian Boltanski en 2010, Anish Kapoor cette année.
15) Jeff Koons en 2008, Xavier Veilhan en 2009, Takashi Murakami en 2010, Bernar Venet cette année et, peut-être, Maurizio Cattelan en 2012.
16) Aude Launay, « Wassup Britney ? », Zérodeux n°45, printemps 2008 (p. 26-27). Pour un compte-rendu plus exhaustif, cf. notamment celui de Roberta Smith dans le New York Times, consultable à cette adresse http://www.nytimes.com/2007/11/30/arts/design/30newm.html. Cf également le catalogue de l’exposition, Unmonumental. The Object in the 21st Century, New Museum & Phaidon, New York 2007.
17) Dynasty, catalogue de l’exposition, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris/ ARC, Palais de Tokyo, éditions Paris Musées 2010.
18) Le Nuage Magellan. Une perception contemporaine de la modernité, Espace 315, Centre Pompidou, Paris 2007 (http://heterotopiques.blogspot.com/2010/04/rebatir-sur-les-ruines.html). September Horse, Kunstlerhaus Bethanien, Berlin, 2002. Megastructure reloaded. Visionary Architecture and Urban Design of the Sixties Reflected by Contemporary Artists, Kunstlerhaus Bethanien, Berlin, 2008. Modernologies. Contemporary Artists Researching Modernity and Modernism, MACBA, Barcelone, 2009 et Museum of Modern Art, Varsovie, 2010. Les Lendemains d’Hier, Musée d’Art Contemporain, Montréal, 2010.
Modernism as a Ruin. An Archeology of the Present, Fondation Generali, Vienne, 2009, cf. le compte-rendu par Lucie Bouvard, in Zérodeux n°51, octobre 2009.
19) 99/07, monographie consacrée à Tobias Putrih, Les Presses du Réel, Dijon 2008.
20) Sur l’architecture comme base fondatrice de l’art, paradigme à imiter, altérité à dépasser ou à détruire, cf. Martine Bouchier, L’art n’est pas l’architecture. Hiérarchie – Fusion – Destruction, Archibooks-Sautereau éditeur, Paris 2006.
23) Cf. http://balicehertling.com et Oscar Tuazon, I Can’t See, Do.Pe. Press, Paraguay Press, Paris 2010 (publié à la suite des expositions au Centre d’Art Contemporain de Pougues-les-Eaux, au Centre d’Art de Vassivière et à la Kunsthalle de Bern en 2010).
24) Cf. http://documentsdartistes.org/artistes/vasseux/repro.html. Une monographie consacrée à Arnaud Vasseux est à paraître au printemps 2011 aux Éditions Analogues.